Ashley Fure, vous aimez beaucoup le travail en studio : d’où vous vient ce goût et qu’y recherchez-vous ?

Je me souviens de ma première fois en studio électroacoustique : j’avais vingt ans, c’était bien avant l’Ircam, à Harvard. Déjà, à l’époque, je tentais de composer avec des timbres complexes, mais obtenir ces sons par le seul biais d’une musique écrite s’est avéré difficile. Les phénomènes acoustiques avec lesquels je voulais travailler se caractérisaient par leurs densités, leur volatilité et leur aspect chaotique : riches en énergie acoustique, mais très compliqués à noter, et donc à réaliser pour les instrumentistes. Le micro m’a permis de m’affranchir de cette étape de la traduction. En studio, je peux manipuler le matériau (que ce soit des instruments ou des « objets trouvés »), par moi-même, sans intermédiaire. Mes muscles et mes oreilles sont en communication directe. Ce contact intime, physique, avec le son m’a permis de mieux com- prendre comment chaque détail musculaire s’exprime dans le son : comment une variation de pression, d’angle, de vitesse ou de force, aussi minime soit-elle, peut altérer l’événement acoustique. C’est mon intérêt pour l’interconnexion du mouvement du son – et pour les muscles qui produisent la musique – qui distingue mon travail jusqu’ici.

Que vous a apporté le Cursus de composition et d’informatique musicale de l’Ircam ?

Je pense avoir amélioré ma pratique du studio. Peut-être mes idées esthétiques s’y sont-elles également cristallisées : dans TripWire, réalisé dans le cadre de la deuxième année du Cursus, mon intérêt pour les vibrations chaotiques a trouvé une nouvelle articulation, visuelle celle-là, avec ces cordes élastiques en rotation. Mais l’Ircam est aussi un système de production incroyable : je ne pense pas que la réalisation de Tripwire eut été possible ailleurs. Non seulement les équipements, à commencer par les outils d’informatique musicale, sont à la pointe de ce qui se fait, mais la stratégie de production, cette capacité de commander tous les petits rouages d’une production, en relation avec les musiciens, les chercheurs, les techniciens, est unique.

Y a-t-il une continuité entre Tripwire et cette pièce développée avec le chorégraphe Yuval Pick ?

Oui : les deux pièces relèvent d’un art cinétique du son – au sens de cet art cinétique que les artistes visuels ont exploré au cours du xxesiècle. Tripwire était une installation monumentale (14 mètres sur 4), dont les mouvements pouvaient dégager une violence extrême. Mais les mouvements des spectateurs eux-mêmes pouvaient avoir une influence sur le dispositif, au moyen de capteurs invisibles, qui permettaient d’agir sur le son (d’où le titre de Tripwire, qui évoque le principe des alarmes). Au reste, l’action du spectateur n’était pas systématiquement identique d’un moment à l’autre : la forme musicale était très composée, et l’interactivité n’agissait que sur certaines couches. Nous voulions ainsi faire naître une tension entre l’écrit et l’interactif. Nous avions constaté, en effet, que ce genre d’installations interactives manque souvent d’une véritable forme dramatique. La machine devait donc bien sûr avoir une présence performative, et le discours ne devait en conséquence pas être totalement fixé, mais la machine pouvait aussi récupérer passagèrement l’initiative sur le spectateur, ou poursuivre son discours en dépit de son environnement. Ce projet avec Yuval Pick relève lui aussi de l’art cinétique, un art cinétique qui ne concerne pas seulement les mouvements des danseurs, mais aussi le son. Quand je parle de « cinétique du son », je n’entends pas nécessairement « spatialisation », mais aussi et surtout animation de la palette sonore. Ainsi, tous les sons qui composent la musique sont issus de corps en mouvement – corps humain, ou corps instrumental. Ils proviennent principalement de deux sessions d’enregistrement : l’une réalisée avec les danseurs au cours d’une répétition, l’autre en studio.endant la première session, j’ai enregistré les bruits des danseurs eux-mêmes, en train d’improviser, au moyen de micros stationnaires répartis dans la salle de répétition, et de deux perches. L’esthétique chorégraphique de Yuval est intensément physique : les danseurs jouent de leurs poids, se portent fréquemment les uns les autres. J’ai ainsi saisi tout une polyrythmie de mouvements de corps, de claquements de pied sur le sol, de respirations, de frottements de peau contre peau, etc. Ce sont donc des sons très intimes et « chargés », qui tissent des textures riches et actives, mais non métronomiques ou mécaniques. En studio, j’ai recherché des sons rythmiques, et également chargés, produit par des corps en mouvement. Au lieu d’utiliser des plectres inertes, comme un maillet ou un archet, j’ai joué sur des instruments à l’aide d’une hélice motorisée fabriquée pour l’occasion. En munissant chaque pale de petits élastiques, j’ai obtenu un système délibérément fragile : chaque fois qu’un élastique touche une surface (cordes de guitare électrique, peau de tambour, morceau de bois), le mouvement du rotor est sensiblement retardé. Les polyrythmies ainsi produites ne sont jamais métronomiques, jamais purement mécaniques. Elles sont au contraire brouillonnes, imparfaites et hyperactives – trop rapides pour être entendues comme humaines, mais trop organiques pour qu’on les pense produites par une machine.

C’est donc un art cinétique non seulement dans la manière de traiter les sons, mais aussi dans la manière de les produire. À propos de « cinétique du son », la danse vous a-t-elle toujours intéressée en tant que compositrice ?

Beaucoup, même si c’est mon premier projet chorégraphique. J’aime cette tension, presque une friction, qui naît entre le mouvement et le son. C’est donc une transition très naturelle pour moi. Je constate au reste que les sons en mouvement avec lesquels je joue s’adaptent très bien au monde de la danse.

Quel est ce projet, justement ?

Commençons par ce que ce n’est pas : ce n’est pas une pièce narrative, ce n’est pas une exploration psychologique de la danse ou de la musique. C’est une rencontre concrète entre mouvement et son. L’idée est de créer des échanges dyna- miques de puissance entre l’un et l’autre, pour apporter plusieurs réponses successives à la question : « Qui contrôle l’espace dramatique ? » Est-ce la musique qui contrôle la danse ? Ou les danseurs qui contrôlent la musique ? En réalité, c’est un aller-retour constant.

Vous remettez donc totalement en question le paradigme danse/musique : la tradition, qui veut que la musique vienne d’abord, le geste ensuite, est totalement balayée. Non seulement la musique est créée à partir des premiers mouvements, mais danse et musique interagissent... Mais y a-t-il un mouvement de reflux, de feed-back : la danse influe-t-elle sur la musique, au moment de la performance ? Et, inversement, les danseurs réagissent-ils à la musique dans l’instant ?

Ce feedback se manifeste principalement par le biais du système de diffusion, qui joue ici un rôle très important : il participe même de la poétique de la pièce, en lui conférant sa cohérence.Le système de diffusion se répartit en trois couches : d’abord le système standard, en Hi-Fi, qui exploite toute la magie « ircamienne », avec spatialisation et autres transformations des sons. Puis on a un système sur scène : quatre haut-parleurs, plus petits et de moindre qualité sonore, que les danseurs manipulent au cours de la pièce, en les positionnant dans un sens ou un autre, créant ainsi chaque fois de nouvelles zones acoustiques. Enfin, la troisième couche est encore plus circonscrite : ce sont de très petits haut-parleurs placés dans les poches des danseurs. Nous pouvons grâce à ces trois couches ménager des bouleversements radicaux au cours de la pièce, passer d’une atmosphère immersive et puissante à un objet sonore très localisé, comme si le son s’effondrait sur lui-même pour se concentrer dans les haut-parleurs, sur scène et dans les poches des danseurs. Et cet objet sonore peut ensuite être le jouet des danseurs. En outre, si on tourne les haut-parleurs sur scène d’une certaine manière, on peut filtrer, voire couper, le spectre des sons qui sortent du système standard de diffusion. En créant une interférence d’onde, on fait un filtrage « manuel » en temps réel. En réalité, c’est exactement le même type de filtre que l’on utilise pour créer l’illusion d’un mouvement virtuel sur un système Hi-Fi. On assiste ainsi à un changement des modalités : du virtuel au manuel, du suggéré au littéral. C’est grâce à ce système de diffusion que l’on crée cette tension dramatique, ces constants allers-retours entre musique et danse. Lorsque la musique sort des petits haut-parleurs sur scène, les danseurs peuvent la prendre, la déplacer, la couvrir, la relâcher, la donner au public, ou tout simplement l’emporter...

Pareil projet, pareille expérience, transformet-elle votre vision du travail de composition ?

Certainement. Ici, c’est mon approche d’un temps dramatique que j’ai dû adapter. Jusqu’à aujourd’hui, ma musique pour la salle de concert, qu’elle soit instrumentale ou électronique, était organisée comme une succession de gestes assez violents, d’ instants intenses, mais isolés dans le temps. Pour paraphraser l’écrivaine Djuna Barnes, il n’y avait que le cube de bouillon, pas d’eau. Le temps dramatique y était très compact, et considérablement chargé du point de vue de l’expression. Ici, j’ai eu besoin de moments plus longs, comme des respirations, pour laisser le temps aux danseurs d’occuper l’espace, et de s’imprégner du son pour le changer ensuite. La danse, comme la musique, est un art du temps. Mais pas le même. Et c’est la confrontation des deux qui est intéressante !

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.

©Ircam-Centre Pompidou

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