Point Reyes et ses falaises abruptes. La pointe de la « nouvelle Albion », à une heure et demie de San Francisco. On y respire l’air salé et on y goûte le pépiement d’une faune riche, où se croisent autant de grèbes à bec bigarré que de milans à épaulettes noires. Tel est le décor idéal pour Gabriella Smith, qui fréquente l’endroit tout au long de son adolescence. Elle n’y passe pas simplement des vacances au bord de la mer, non, elle est là pour y rencontrer ses héros. Qui sont-ils ? Des biologistes. La jeune Gabriella se rêve ornithologue, ou scientifique, ou activiste, qu’importe. Seul compte le lien fort avec l’environnement, pour la défense d’un vivant saccagé par l’Homme. Toutefois, à l’époque, elle pratique déjà la musique, le violon, son premier amour, qui initiera sa passion pour les instruments à cordes. Depuis l’âge de sept ans, elle joue, et compose aussi. Mais son esprit scientifique a du mal : comment faire de la musique sans comprendre de quoi est fait ce qu’elle joue ? Et, plus que comprendre, il faut faire. Il faut expérimenter, organiser, étendre, rogner, jouer avec la matière, assembler et défaire, refaire encore le puzzle.
C’est sans doute de cette volonté d’expérience que la musique de Gabriella Smith tire son organicité. Il y a toujours une énergie cinétique dans tout ce qu’elle écrit ou, plutôt, un mouvement respiratoire, comme un poumon sonnant. Cette respiration, on l’entend bien dans le début de sa pièce Maré, pour petit ensemble, qu’elle écrit à destination du collectif new-yorkais YMusic. Cela débute dans un souffle, dans le bruit de l’air et de l’eau. Bruissant. Puis, en général, la musique de la compositrice se déploie en deux univers distincts. D’un côté, un aspect très rythmique et hyperactif, à l’instar de la vivacité des oiseaux et de leurs mouvements fébriles : on en a une bonne image dans son « tube », l’emblématique Carrot Revolution, pour quatuor à cordes, une œuvre à la frontière de tous les styles, croisant autant le minimalisme pulsé d’un Steve Reich que le jeu déglingué du banjo, entremêlé de mélopées médiévales façon Pérotin ; une œuvre qui a d’ailleurs séduit le grand Steve himself, dès la première écoute. Chez Smith, ces passages rapides sont souvent gorgés de modes de jeux, c’est-à-dire de sonorités étranges et grinçantes - des moments hérités de sa pratique du violon, à n’en pas douter.
Cependant, il y a aussi de grandes élégies dans sa musique, de longues mélodies comme des fils tendus, soutenus par de graciles notes pincées dans l’extrême grave, qui évoquent bien un John Adams, lui aussi fier citoyen de la baie de San Francisco. D’ailleurs, Adams apprécie et soutient la jeune garde. Il dirige même un programme dédié aux jeunes compositeurs, non pas à San Francisco, mais plus au sud de la côte Ouest, à Los Angeles. Lorsque la jeune Gabriella Smith s’inscrit à ce programme, elle compose pour l’occasion une œuvre… inspirée par les oiseaux de la baie de Point Reyes : Tumblebird Contrails. C’est une pièce étourdissante, virevoltante, remplie de sonorités de tous ordres, comme un organisme en mutation constante. Et autant dire que pendant les répétitions, les musiciens du Los Angeles Philharmonic furent sous le charme, galvanisés par la partition ! À tel point que plusieurs d’entre eux rendirent visite à l’administration de l’orchestre peu après, afin de demander une commande officielle à la jeune compositrice. Adams raconte n’avoir jamais rien vu de tel dans sa carrière.
Il est vrai que la musique de Smith est électrisante. Sans doute par son côté organique. Elle est sentie de manière presque instinctive, naturelle. Sa méthode pour composer est la même pour toutes ses œuvres, qu’il s’agisse d’un quatuor à cordes ou d’une grande œuvre d’orchestre. Elle joue d’abord au violon les parties de cordes, expérimente les modes de jeux. Elle enregistre. Puis elle se met à chanter les parties de vents, autant bois que cuivres. Enregistrement encore. Enfin, entre humour et archaïsme, elle empoigne ses plus beaux pots de fleurs et ses plus sonnantes casseroles pour imaginer les parties de percussions. Nouvel enregistrement. Une fois cette super-démo capturée, cette « particelle » des temps modernes, elle transcrit, ajuste l’écriture et les équilibres. Tout part donc d’un geste originel, de l’instinct de la performance.
La performance, le jeu sur scène, voilà qui est capital pour Gabriella Smith. Elle a d’ailleurs donné récemment, à la Philharmonie de Paris, son cycle Lost Coast, défendu par le violoncelliste Gabriel Cabezas et par elle-même, à la voix. Entre chansons hyper-produites et compositions contemporaines ultra-raffinées, les morceaux de Lost Coast empiètent sur les cases et les genres, dans un joyeux fouillis stylistique qui nous happe comme un jeu d’enfant. Amusant de voir que la musicienne a transcrit et adapté certains morceaux de cet album, pour les transformer en un véritable concerto pour violoncelle, à destination du Los Angeles Philharmonic. Jouer avec les codes avec humour, titiller l’histoire de la musique, c’est aussi ce que l’on entend dans ses Brandenburg Interstices, où Bach est revu à la sauce irrévérencieuse de la pulsation folk la plus acide. Utiliser tous les matériaux en un seul et unique univers, c’est le credo de Gabriella Smith. L’environnement pour guide, mais pour exprimer l’indicible. Qui, hormis elle, aurait osé un Requiem pour les huit voix de Roomful of Teeth, où le texte traditionnel de l’office serait remplacé par les noms latins des espèces animales disparues depuis cent ans ? L’idée est immense, et s’écoute comme on entendrait le peuple des forêts et des plages. Comme une brise, une rumeur s’amplifiant. Au cœur de notre monde.


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