Quelle a été la genèse d’ANIMATM ?
ANIMATM est née de l’idée que l’être humain pourrait avoir recours à une simulation informatique générée par une intelligence artificielle comme outil d’exploration de soi ainsi que de ses interactions et de ses perceptions du réel. La pièce part du postulat qu’un système piloté par une intelligence artificielle pourrait fonctionner comme un dispositif thérapeutique de groupe – et concrétise ce principe à la fois en tant qu’application concrète dudit dispositif (un institut technico-spirituel) et en tant que métaphore de notre vision constructiviste du monde, et de l’élaboration de notre for intérieur comme de nos relations à notre environnement.
Dans Asterism (2021), vous aviez déjà recours à une simulation informatique générée par une intelligence artificielle comme un outil d’exploration de soi : ANIMATM en est-elle une suite ?
Pas réellement, même si les deux pièces ont effectivement des préoccupations communes.
En réalité, ANIMATM s’inscrit dans une recherche artistique au long cours autour de l’intelligence artificielle. J’ai fait des études d’informatique, avec un intérêt particulier pour ce domaine-là – ma première exposition au sujet relève donc davantage d’une approche mathématique pure. Je me suis ensuite largement nourri des avancées dans le champ de l’intelligence artificielle ces dernières années – avancées qui ont ouvert les processus à des niveaux qui n’étaient plus simplement symboliques.
Déjà, la persona virtuelle d’Av3ry (2018) avait recours à des réseaux de neurones pour communiquer avec les utilisateurs sur internet et générer du texte, de la musique et des images, en direct et en permanence. En 2019, avec ma pièce Convergence, nous avons posé, notamment avec l’équipe de Philippe Esling à l’Ircam et des programmeurs à Hambourg, les bases des algorithmes d’apprentissage profond qui sont aujourd’hui implémentés dans ANIMATM. Dans Convergence, les musiciens interagissent avec leurs propres avatars et mes principales préoccupations concernaient alors les aspects chorégraphiques et musicaux. Dans ANIMATM, je me concentre davantage sur les éléments performatifs et narratifs. Entretemps, j’ai conçu Crawler (2020), qui consistait en la programmation d’un collectif de robots autonomes sur les réseaux sociaux, utilisant une intelligence artificielle pour créer une réalité parallèle. ANIMATM n’est pas sans lien non plus avec mon installation Unity Switch (2018) qui permettait aux visiteurs d’échanger leurs perceptions et leurs corps avec d’autres êtres humains. ANIMATM passe à l’étape suivante, combinant tous ces aspects dans une pièce scénique, plus complexe et organique.
Le virtuel semble une préoccupation de plus en plus importante dans votre travail ces dernières années : pourquoi ?
D’abord, je me rends compte que notre monde se virtualise chaque jour un peu plus – il me semble donc naturel d’interroger cette tendance et d’utiliser l’art pour l’examiner de plus près ou sensibiliser à certains de ses aspects. La différenciation entre le monde analogique, physique et « réel » d’une part et le monde augmenté et amélioré par le numérique, d’autre part, se réduit lentement, et l’entrelacement des deux devient de plus en plus indémêlable.
Au fur et à mesure de ce glissement de perspective, je me suis également aperçu que les artistes se mettaient à considérer les outils électroniques davantage comme une technique parmi d’autres pour créer des univers virtuels de manière générale, et je n’ai pas non plus voulu laisser de côté cet aspect-là. Cela suppose de prendre également en compte les connotations dont se chargent ces outils en dehors du microcosme artistique.
Au-delà de ces considérations, je me suis très fortement intéressé aux modèles constructivistes du monde que nous, humains, utilisons aux fins de nous catégoriser nous-mêmes, les autres, et le monde extérieur. Tout est modèle – en tant que représentation intérieure. Avoir recours à des dispositifs artistiques qui permettent d’interroger l’informatique me donne également l’occasion de créer des espaces hypothétiques et des métaphores stimulantes, en mettant à profit les technologies non seulement pour exposer leurs structures internes, mais aussi en tant que paraboles des mécanismes profondément implémentés dans nos propres perceptions du réel. Ce qui ouvre la porte à une remise en question de nos relations, raisons et acceptations du monde et de ses règles.
Dans le cadre de la conception d’ANIMATM, vous avez fait appel à des outils d’intelligence artificielle : quels sont leurs rôles dans le processus ?
La génération de matériaux audio et vidéo représentait pour moi une forte motivation, de même que la possibilité d’interaction en temps réel avec la machine, qui commence enfin aujourd’hui à devenir accessible, en termes de puissance de calcul. Partant de là, je suis allé chercher les bons moyens de concrétiser tout cela. Les différentes composantes du sujet se divisent ici en deux catégories : la synthèse et les traitements sonores d’une part, et la génération de partitions symboliques destinées à des séquences de gestes d’autre part.
Dans le domaine sonore, nous nous sommes concentrés sur trois champs d’exploration : la synthèse de la voix parlée, la transformation de la voix parlée et la synthèse sonore autonome. Nous avons pré-entraîné des réseaux de neurones pour générer de manière autonome soit de la musique, soit de la voix parlée à partir d’une banque de sons donnée, qui va du matériau musical au langage parlé par les membres de l’ensemble. Tout cela nous permet notamment de transformer, en temps réel, une source sonore en un autre discours sonore. Par exemple, faire dire à la voix d’un musicien ce que dit une voix informatisée. Par ailleurs, ces modèles pré-entraînés sont utilisés pour générer continûment, et de manière autonome, de nouveaux sons. L’un et l’autre processus servent à créer un matériau sonore destiné à la composition électronique en même temps qu’ils interviennent dans l’interaction, le traitement et la génération aléatoire, en direct au cours de la performance.
Enfin, la machine génère, en temps réel et sous forme textuelle, des instructions symboliques de mouvements, lesquelles sont incarnées par les performeurs sur scène de manière à créer des schémas chorégraphiques. Ces instructions sont transmises aux musiciens et performeurs dans l’instant – créant une chorégraphie en continuelle évolution – tout en établissant une relation interactive entre la machine, le dispositif et les êtres humains qui l’occupent.
Le sujet d’ANIMATM n’est pas sans évoquer la science- fiction – une science-fiction qui, comme souvent, servirait de base à une réflexion philosophique ou politique.
En réalité, l’intelligence artificielle est considérée ici moins sous l’angle science-fiction, que comme une métaphore ou une analogie pour les êtres humains et leurs perceptions. L’intention n’est pas celle d’un conte de fées futuriste, mais d’explorer une technologie en tant qu’outil d’introspection. Cela dit, que cette approche s’accompagne d’une forme de narration ayant trait à un futur pétri de capitalisme, de néolibéralisme, de transhumanisme et de visions post-psychologiques est indéniable.
L’objet de cette pièce est de créer un dispositif et un outil interrogeant l’existentiel dans un cadre susceptible d’en faire émerger le potentiel tout en restant ambivalent. L’articulation entre la contextualisation de la technologie dans nos rêves et notre image de nous-mêmes d’une part, et la vision technico-constructiviste de notre image de nous-mêmes et de l’image que nous nous faisons du réel d’autre part, est au cœur de la pièce. ANIMATM cartographie le spectre de l’être humain à l’ère de la technique, avec toutes ses possibilités et ses dangers.