Entretien avec Georges Aperghis

Le sujet de Luna Park est la surveillance. On vous sait depuis longtemps engagé dans l’inscription de l’art dans la cité : peut-on dès lors lire dans Luna Park quelque message ?

Même si Luna Park traite d’un sujet on ne peut plus sérieux – la surveillance quotidienne des espaces publics : rues, supermarchés, chambres d’hôtel – je ne veux pas que cela devienne un pamphlet aux yeux du public. Je me souviens d’une scène d’un film d’Hitchcock, où un petit garçon se promène dans un supermarché avec un revolver dans la main. Il croit que c’est un faux, mais le public, lui, sait pertinemment que c’est un vrai, et sait aussi que le coup peut partir à n’importe quel moment. Je ne veux pas de message, mais j’avoue que ce jeu avec un objet potentiellement dangereux me fascine. Je préfère jouer avec cette idée de surveillance – et, éventuellement, aller jusqu’au point de l’auto-surveillance : est-il possible de se surveiller soi-même ? La réflexion passe par le rire et le jeu.

Le rire serait alors une forme d’exorcisme…

Une telle frénésie de surveillance est presque mortifère : le fait de consigner ainsi nos faits et gestes, jusqu’aux plus anodins, est très dérangeant.

D’autant plus que, à tout surveiller, on ne surveille plus rien…

Il y a en effet une telle multiplicité d’images que le tri est impossible à faire. Des plasticiens américains ont ainsi réalisé des installations autour du thème de la surveillance : on y voit d’immenses murs d’écrans, avec un unique surveillant devant. Mais que peut-il voir de suspect (ou non) dans cet océan d’images mouvantes ? Tout ça nous ramène à des préoccupations développées par Foucault dans Surveiller et punir, à nos obsessions de l’enfance et aux angoisses que peut provoquer la religion monothéiste : Dieu est là qui sait tout, qui regarde tout, qui prévoit tout. L’œil de Dieu.

Pourquoi avoir choisi ce titre, Luna Park ?

Le spectacle est avant tout ludique – une machine infernale qui fabrique sons et images, et au sein de laquelle le public cherche son chemin, un peu comme un train fantôme ou des auto-tamponneuses dans un parc d’attraction. Bref, c’est un jeu, avec un petit côté Méliès.

La ville devient donc un gigantesque parc d’attraction, avec miroirs déformants ?

Au début du travail, j’avais en tête la scène finale de La Dame de Shanghai d’orson Welles, cette fameuse scène dans la galerie des glaces d’un Luna Park abandonné : les personnages se tirent dessus, sans savoir s’ils tirent sur un reflet dans un miroir ou sur la personne en chair et en os. et les miroirs volent en éclat. Dans Luna Park, on peut assister à deux vies simultanées : celle des gens sur scène, en chair et en os, et celle, virtuelle, qui se fait par écrans et caméras interposées. Avec, parfois, des interactions entre les deux.

On ne peut toutefois s’empêcher de penser à ces régimes autoritaires qui ont inspiré George Orwell pour son Big Brother, dans 1984 …

Je n’ai pas voulu entrer dans ces détails-là. Mais d’autres, moins marqués historiquement, me troublent : comme ces nouveaux interphones qui permettent de surveiller le hall d’entrée de son immeuble de son appartement. Tout le monde devient concierge. Pour certains, ça remplace presque la télévision… et j’avoue que ce genre d’idées me remplit de joie !

Une situation à la Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock …

Oui, tout à fait : sauf qu’il n’y a dans Luna Park ni drame ni meurtres. Tout est neutre. C’est plutôt : comment profiter de ce voyeurisme pour en faire un parc d’attraction, de joie enfantine ?

Avec le terme de « voyeurisme », on tombe dans un autre champ sémantique, mais aussi un autre genre théâtral : celui de la comédie de boulevard, ou de la comédie bourgeoise, comme dans Les Boulingrin, l’opéra que vous avez créé l’an dernier… Comment Luna Park s’inscrit-il parmi vos autres spectacles ?

J’avais fait en 2002 un spectacle sur un texte de Heiner Müller, qui s’appelait en français Paysage sous surveillance. La surveillance était donc déjà là, sous la forme d’une description de tableau. Luna Park s’inscrit donc entre Paysage sous surveillance, Avis de Tempête et Machinations. En revanche, l’univers musical de Luna Park est complètement nouveau pour moi. Il y a certes beaucoup de paroles, de phonèmes et de phrases inintelligibles, comme le matériau vocal venant des quatre femmes qui était retraité dans Machinations, mais il y a aussi des sons incroyables, qui viennent d’instruments comme la flûte basse ou contrebasse, et qui semblent déjà, au naturel, comme traités par ordinateur – ce qui m’a d’ailleurs donné quelques idées pour les traitements électroniques. Ces instruments dégagent comme un halo électronique qui envelopperait le spectacle. Aux voix s’ajoute cet orgue étrange qui naît du son des deux flûtes. Au dispositif scénique s’ajoute une dimension chorégraphique qui n’apparaissait pas dans Machinations, notamment grâce à la participation de Johanne Saunier. J’ai ainsi voulu « programmer » les gestes du corps de Johanne en accord avec les sons et phonèmes. Mes textes sont souvent incompréhensibles et musicaux, faits à partir d’une série limitée de sons, de syllabes ou de phonèmes, qui reviennent sans cesse dans des combinaisons différentes. J’ai donc demandé à Johanne d’associer à chacun de ces sons un geste : chaque fois que ces sons reviennent, le geste est identique. Si la suite de gestes paraît logique dans le cas d’une phrase logiquement construite, si les mots de la phrase se désorganisent, le corps de Johanne semble se disloquer – et donne l’impression d’être en caoutchouc. Les deux flûtistes forment les deux extrêmes du retable et n’ont pas cette fonction chorégraphique. Ils sont immobiles, mais c’est avec leurs images que je joue. Leur fonction est autre, ils sont comme des fantômes qui entrent chez les autres par caméra interposée. L’image joue également un grand rôle dans le jeu de Johanne Saunier et de Richard Dubelski, surtout dans les différences entre ce que la vidéo nous montre d’eux et ce qu’on les voit faire en direct. Il y a là une autre dislocation – qui rappelle Avis de Tempête.

Johanne Saunier associe des gestes aux mots. Pour Richard Dubelski, l’association « geste-son » ne se fait pas directement mais par l’intermédiaire de la machine au moyen de capteurs placés sur ses mains.

En effet, la machine « nourrit » littéralement Richard de sons : il peut grâce aux capteurs générer des rythmes à partir du matériau sonore provenant de/fourni par l’électronique. Le geste provoque le rythme et les séquences du son. C’est donc l’inverse de ce qui se passe pour Johanne.

Quels sont ces sons qu’il contrôle ou déclenche avec ses mains ?

Ce peuvent être des mots, mais également des « pizz » de flûte, un bruit de souffle, ou même sa propre voix. C’est-à-dire que ses mouvements déclenchent des échantillons de sa propre voix et qu’il peut pour ainsi dire discuter avec lui-même… on peut aussi injecter au « mélange » la voix de Johanne, et on obtient ainsi une polyphonie multiple faite d’intrusions réciproques dans l’univers de l’un et de l’autre.

Comme si l’on pouvait jouer avec l’avatar de quelqu’un pour nourrir ses fantasmes…

 Exactement, comme l’univers de Twin Peaks de David Lynch…

David Lynch est un artiste auquel vous vous référez souvent … Vous sentez-vous proche de son univers, de son travail ?

J’aime beaucoup, en effet. Il a une manière bien à lui d’utiliser le son, absolument extraordinaire… Sans parler de ses montages – qui renvoient de miroir en miroir. C’est un cinéma baroque… un peu comme la scène du bal de Don Giovanni. Son univers correspond exactement à ma manière d’envisager mes spectacles musicaux. Luna Park n’est pas en effet un opéra : l’opéra, c’est avant tout une histoire, une histoire unique que l’on raconte du mieux que l’on peut, et qui repose sur des situations dramatiques et des personnages solides – sinon, ça ne fonctionne pas. Ici, ce qui m’intéresse au contraire, ce sont les dysfonctionnements de la mémoire – flashbacks, histoires annexes, variations de point de vue. Tout ce qui fait la multiplicité de fragments de fiction…

Vous retrouvez donc ici Richard Dubelski, avec lequel vous avez déjà travaillé de nombreuses fois. Dans Énumérations (1988), d’ailleurs, Richard prenait déjà cette pose du scribe, qu’il reprend ici.

Il était assis en tailleur, le regard vers le ciel. Pour moi, il comptait les étoiles. et le tissu musical était assez rythmique, comme s’il écrivait ce qu’il comptait. C’est de cette image, et de la musique de l’écriture, qu’est né Luna Park. Le premier titre que j’ai donné au projet était d’ailleurs Le Scribe. Au début du travail, je pensais représenter des gens qui comptent sans cesse. Finalement, je me suis demandé ce qu’ils pouvaient bien compter – sans doute des objets qui ne peuvent pas se compter, comme les étoiles, mais aussi peut-être comptaient-ils les comportements des autres, les événements dans la rue, etc. C’est ainsi que, du scribe, je suis arrivé à la surveillance : dans l’Égypte antique, les scribes déposaient tout sur le papier. Ici, les caméras de surveillance consignent tout ce qui se passe dans les rues, les appartements, les supermarchés, etc.

Comment se manifeste cette surveillance omniprésente, sur la scène (qui est déjà surveillée par le public…) ?

Toutes les interactions entre les différents protagonistes se font par caméra et écran interposés – les uns rentrant parfois dans le film des autres, ou même dans leur propre film, comme une intrusion dans l’univers de l’autre, avec un mélange déconcertant entre réalité et réalité filmée.

Chacun devient donc la force policière de l’autre.

Oui, en puissance. De même, la musique est rythmée par de nombreux textes descriptifs. Ce sont des textes écrits par François Regnault, qui décrivent ce que les protagonistes peuvent observer, par leur fenêtre ou dans une encoignure de porte. ou alors ce sont les caméras qui « pensent tout haut » et décrivent ce qu’elles voient – c’est une voix de synthèse, en anglais (parce que, dans mon esprit, les caméras et autres systèmes informatiques de surveillance parlent anglais). Lorsque la caméra bouge, son discours s’interrompt parfois, entrecoupé de syllabes indistinctes : comme si elle perdait le fil de sa pensée, le flux de sa phrase se mélange, devient haché, incompréhensible.

Comment se passe le travail avec François Regnault ? Vous travaillez ensemble depuis très longtemps : qu’est-ce qui fait la richesse de cette relation ?

D’abord François est un philosophe. et un musicien (il joue du piano). Il y a très peu de choses qu’il ne connaisse pas. Tout est très simple avec lui, il n’a pas cette exigence d’un auteur qui veut que son texte soit religieusement respecté pour se retrouver intact dans la pièce. Je prends ce dont j’ai besoin. Les textes qu’il me donne sont comme un matériau brut ; et il ne s’offusque jamais de ce que je choisisse un extrait plutôt qu’un autre ou de ce qu’un dialogue devienne monologue. Il a conscience des nécessités de l’élaboration d’un spectacle.

Tant que nous en sommes à parler écrivain : le dispositif lui-même, et même le projet dans son entier, peuvent aussi faire penser à La Vie mode d’emploi, de Georges Perec. Est-ce un livre qui vous a influencé ?

Je me sens très proche de Perec. et pas seulement de La Vie mode d’emploi, mais de tous ses livres. et si je n’y ai pas pensé particulièrement pour ce spectacle, son influence est indéniable dans mon travail. Perec m’a beaucoup marqué. nous avions du reste imaginé un projet de spectacle musical ensemble – hélas, il est mort trop tôt. Il pensait mettre en scène la vie d’un escalier. nous aurions observé tout ce qui s’y passe – qui l’emprunte, qui y attend et qui y vit.

Dans Luna Park, on retrouve d’ailleurs l’image de cet escalier, dans la vidéo…

C’est une vidéo de Johanne où on la voit descendre des escaliers. Si on met cette courte séquence en boucle, elle génère des rythmes et devient instrument de musique. De la repasser ainsi inlassablement donne également le sentiment qu’il y a dans cette vidéo un détail caché, suspect, que quelque chose de louche, d’excitant ou à tout le moins de curieux se passe là sous nos yeux… on a l’impression que les gens sont pris dans une souricière… La surveillance induit naturellement le mode de réflexion de l’enquête policière, et revoir constamment un même passage contribue fortement à cette impression.

Avez-vous développé un langage propre en ce qui concerne la relation musique/ vidéo ? Y a-t-il un contrôle électronique de la vidéo pour la musique ? du flux vidéo par le flux musical ?

Je cherche en effet à lier certains effets vidéos à la musique. en accélérant les sons de « pizz » de flûte, grâce à l’électronique, on obtient par exemple comme un son d’alarme – qui peut éventuellement brouiller le signal vidéo… avec de la neige ou la mire!

Allez-vous donc ménager ainsi des espèces de « pannes volontaires » du système de surveillance ?

Je voudrais parsemer le spectacle d’images complètement innocentes, de motifs idiots, pour contrecarrer l’esprit général. Semer le doute dans les esprits : serait-ce là une panne du circuit vidéo de surveillance, qui n’aurait pas envoyé la bonne image ? une image incongrue, qui interromprait le flux ? Jean-Luc Godard a souvent recours à ce procédé, et j’adore : tout d’un coup, il suspend le déroulement normal de son film par une image autre, un avion dans le ciel, par exemple.

Ce n’est pas la première fois que vous utilisez l’électronique dans vos spectacles. Comment votre approche de l’outil a-telle évolué ?

La première fois que j’ai utilisé l’électronique c’était pour Machinations. Dans Paysage sous surveillance, c’était plutôt de l’électronique basse fidélité : synthétiseur et autres – ce qui convenait du reste parfaitement au projet. Puis ce fut Avis de Tempête et enfin Luna Park… J’ai également écrit deux pièces instrumentales avec électronique : une pour piano et électronique, Dans le mur (2007-2008), et une pour violon et électronique, The Only Line (2008). Ce qui me surprend le plus, c’est combien le travail change selon le réalisateur en informatique musicale (RIM) avec lequel on collabore. Chacun amène son approche – dans laquelle il faut puiser et dont il faut s’inspirer, ou qu’il faut parfois tout bonnement rejeter. Chacun de mes réalisateurs en informatique musicale successifs m’a proposé des solutions différentes, selon ce qu’il imagine de mes attentes et de mon univers. Si la console sur laquelle on travaille peut paraître très abstraite, tout passe par la relation humaine… L’ordinateur n’est pas aussi impersonnel que ce que l’on croit, et dépend fortement de ceux qui le manipulent – ce qui est plutôt rassurant.

Autre nouveauté dans l’élaboration de ce spectacle : vous filmez systématiquement les journées de répétition. Qu’est-ce que ça change ?

Ça change énormément. Jusqu’à présent, dans mon travail, je tenais à me souvenir de rien. Je refusais le souvenir. Je voulais oublier la veille pour redécouvrir le lendemain. Mais cela reviendra plus tard, malgré l’archivage des répétitions. Comme le spectacle est comme une sorte de mosaïque, filmer les répétitions permet de prendre de l’avance par rapport aux solutions de mixage et de montage, de moins fatiguer les artistes sur scène. une fois que la chose sera plus avancée, j’arrêterai de regarder les rushs. Je m’impose ainsi une surveillance de moi-même, en train de concevoir un spectacle sur la surveillance : je suis dans la même situation que l’enquêteur dont nous parlions tout à l’heure, qui revoit inlassablement une même cassette parce qu’il sait qu’il se cache là un détail qui lui livrera la solution à son problème. et je suis en même temps le suspect, celui qui est surveillé.

Entretien avec Grégory Beller

Grégory Beller, avant de devenir réalisateur en informatique musicale (RIM), vous êtes passé par l’équipe Analyse-synthèse des sons de l’Ircam, dirigée par Xavier Rodet, ce qui fait de vous un « spécialiste » de la voix – et votre rencontre avec Georges Aperghis était donc inéluctable…

J’ai en effet participé à de nombreux projets à dominante vocale : dans Introduction aux ténèbres de Raphaël Cendo, on transformait la voix d’un baryton, dans Les sept Paroles de Tristan Murail, on créait un chœur virtuel, dans Un mage en été d’Olivier Cadiot, qui est une pièce de théâtre, on traitait la voix parlée. Avec Georges Aperghis, naturellement, la voix est au centre du propos – autant voix parlée que voix chantée –, et c’est l’occasion d’utiliser un synthétiseur d’un nouveau genre, développé par l’équipe Analyse-synthèse des sons : un synthétiseur qui permet de prononcer un texte écrit. Ce n’est plus un simple synthétiseur de parole comme on en trouve sur presque toutes les machines aujourd’hui. nous avons élevé la chose au rang d’art, car nous pouvons maintenant en contrôler le débit, le rythme, les intonations et inflexions, les accents et l’intensité (dans la parole, le message passe au moins autant par le ton que par les mots employés). Toutefois, faire prononcer le texte de manière intelligible et naturelle, comme nous savons à présent le faire, n’intéresse pas forcément les compositeurs. on a donc étendu les possibilités du synthétiseur en donnant la possibilité au compositeur d’écrire la prosodie en même temps que le reste. À l’instar d’une partition, Georges Aperghis peut donc écrire un texte ainsi que les inflexions et les courbes intonatives et accentuatives du texte – le synthétiseur permet de suivre avec exactitude toutes ces instructions. C’est donc à la fois une synthèse de très haute qualité, qu’on ne trouve pas dans le commerce, et l’écriture d’une musicalité vocale. 

À quoi sert cette voix synthétisée ?

À faire « parler » les caméras, entre autres : les caméras racontent tout ce qui se déroule dans leur champ de vision. Comme une voix off, mais qui n’aurait pas le sens narratif habituellement attribué à une voix off : une voix qui se « surimpose » au panel vocal du spectacle. En réalité, ce n’est pas une voix unique. On peut en effet synthétiser plusieurs voix aux caractéristiques différentes, et les mélanger, passer de l’une à l’autre… En outre, une boîte à outils de transformation vocale nous permet également de modifier l’identité sonore (âge, sexe, état de santé) de la voix synthétisée. On peut même créer une foule, en mélangeant plusieurs identités synthétisées.

Comment avez-vous généré les bases de ces voix synthétisées ?

Nous avons travaillé avec des comédiens, que nous avons enregistrés.

Pourquoi, alors, ne pas travailler directement avec ces comédiens pour dire les textes écrits par Georges Aperghis ?

C’est justement là que ça devient intéressant : on fait dire à ces voix de synthèse des textes imprononçables par le commun des mortels. Des suites de consonnes, des séquences excessivement rapides de 0 et de 1, des longues séquences de voix parlée sans respiration… Sans parler des patrons musicaux très précis qu’a écrits Georges Aperghis. On utilise justement ce dispositif pour étendre les possibilités de la voix parlée, et pour élargir les exercices que le compositeur a l’habitude de donner aux comédiens en termes de vélocité, de timbre, de respiration…

Les voix – et les instruments – font-ils également l’objet de traitement en temps réel ? Quelle fonction ont les capteurs de mouvement placés sur les mains de Richard Dubelski ?

On a deux moteurs principaux. Le premier permet de réaliser des transformations prosodiques – transformations de la manière de parler qui comprennent transformation de la mélodie, du rythme, et du débit, ce qui est une chose très nouvelle dans le domaine de la parole. on peut ainsi décélérer le débit jusqu’à arrêter le son : grâce à un superbe vocodeur de phase développé par Axel Roebel et son équipe Analyse-synthèse des sons, on peut geler les voyelles pour jouer avec ensuite… on peut aussi l’accélérer. Pas en direct, bien sûr, mais en faisant de toutes petites décélérations suivies d’une accélération, l’effet est assez impressionnant : on modifie la perception du débit. Ces effets sont inouïs dans le domaine de la parole : une véritable innovation scientifique. Le second moteur est une synthèse en temps réel « text-to-speech » (du texte vers la parole). Cette fois, le texte lui-même est généré en temps réel. On peut ainsi prendre une phrase, écrite en amont et correcte grammaticalement, et la déconstruire, la « randomizer », c’est-à-dire en déclencher aléatoirement les syllabes dans un ordre différent de l’ordre écrit. On peut ainsi brouiller en temps réel un flux de syllabes cohérent – avec une sémantique cohérente – et le faire basculer dans un aléatoire complet – pour revenir ensuite à la cohérence sémantique.

Comment contrĂ´ler ces transformations ?

C’est là que les capteurs placés sur les mains de Richard Dubelski entrent en action. Ce sont deux petits accéléromètres avec lesquels on peut détecter soit des rythmes dessinés dans le vide, soit des mouvements continus de la main. Les rythmes dessinés dans le vide contrôlent la synthèse « text-to-speech », ou déclenchent des sons préenregistrés – il peut ainsi parler avec les mains, ou déclencher des sons de flûte échantillonnés au préalable, ou des séquences entières. Les mouvements continus peuvent quant à eux contrôler les transformations prosodiques, de hauteur ou du débit de parole. ou d’autres paramètres sonores, comme ça peut se faire dans d’autres œuvres utilisant des capteurs de ce genre. Ce dispositif capteurs+synthèse vocale permet quasiment de parler avec les mains, ce qui, par ailleurs, au niveau recherche et notamment recherche prosthétique, est absolument passionnant : de nombreuses équipes de recherche de par le monde travaillent sur le contrôle de la synthèse de parole par le geste, notamment pour aider sourds-muets et laryngectomisés. Et cet outil est véritablement révolutionnaire dans le domaine.

Georges Aperghis avait-il une idée de ce qu’il voulait faire avec l’électronique en amont du travail ?

Je connaissais un peu les démons qui l’habitaient et, finalement, ses préoccupations ici ne sont pas très éloignées de celles qui l’animent habituellement. Quand on travaille, j’ai le sentiment qu’il a les idées claires, qu’il sait où il veut aller. Mais il passe aussi par de nombreuses phases de test et d’exploration. Le travail se fait par courtes séquences, par petits scénarios. Aussi bien en studio qu’avec les interprètes. Si une texture l’intéresse, on n’en fera jamais plus de trois minutes car Georges sait déjà d’avance qu’il voudra très vite passer à autre chose : il fonctionne beaucoup par tableau, par saynète.

DĂ©couvrez-vous parfois un aspect que vous ne connaissiez pas de ces outils pourtant familiers ?

Oui. Le synthétiseur dont nous parlions tout à l’heure, par exemple, était conçu pour recréer une parole intelligible et naturelle, mais il devient, entre les mains d’un compositeur comme Aperghis, qui en explore les limites, un instrument de musique à part entière, bien loin de son rôle initial. C’est très enrichissant …

Entretien avec Johanne Saunier, Georges Aperghis et Richard Dubelski

Johanne Saunier, quand avez-vous rencontré Georges Aperghis ?

J.S. : C’était en 2004, pour Paysage sous surveillance, avec six musiciens d’Ictus, un texte de Heiner Müller et un acteur. Puis on a enchaîné sur Avis de Tempête, avec un plus gros effectif : douze musiciens, trois chanteurs, un chef et moi. Georges Aperghis a ensuite fait une pièce dans le cadre de mon spectacle Erase.

G.A.: Johanne transforme les sons et les mots en geste, ce qui est très rare. Cela dépasse le cadre de la danse.

Comment êtes-vous entrée dans son univers musical ?

J.S. : on m’a orientée vers Georges Aperghis lorsque j’ai commencé à travailler avec la voix, et notamment avec des sons de voix entrecoupés. J’ai toujours trouvé sa musique très physique : c’est rythmique, plein de ruptures et d’interruptions. Si ce n’était que du chant, je n’y aurais pas ma place. Mais là, le corps suit les sons – et, sans être de la danse, ça devient du mouvement et de la chorégraphie.

G.A.: Aujourd’hui, nous nous connaissons bien et il n’est pas rare que Johanne me fasse des propositions, sur lesquelles je rebondis puis que j’intègre, sous une forme ou une autre, au spectacle.

J.S. : Pour moi, le flot de mots fait toujours naître des esquisses de mouvements. et je construis mes séquences autour des récurrences de mots et des ruptures.

La manière dont Georges Aperghis élabore ses spectacles se rapproche-t-il des processus de création chorégraphique ?

J.S. : non. il a vraiment un univers particulier. Mais, du point de vue formel, mon travail avec Anne Teresa de Keersmaeker m’a un peu habituée à ce mode de pensée autour des structures : travailler avec une structure sous-jacente en tête pour initier ou développer le mouvement. Et dépasser le moment de grâce de l’inspiration.

G.A.: Johanne, qui est au départ danseuse et chorégraphe, remplit, dans tout ce que nous avons fait ensemble, un rôle qui se déduit de la parole – ce qui est un peu particulier. elle lit très bien le texte et y cherche la structure, le chiffre, autour duquel celui-ci s’organise. Sa logique gestuelle découle donc directement du texte.

Richard Dubelski, comment avez-vous commencé à travailler avec Georges Aperghis ?

Ça nous ramène quelques années en arrière : je l’ai rencontré en 1986, au Centre Acanthes à Aix-en-Provence. ensuite, nous avons vécu l’aventure d’Énumération, qui a tourné jusqu’en 1990, avec plusieurs étapes au travail, puis plusieurs reprises et même un film. De là, on a eu quelques années de connivences et de travail en collaboration. Dans Énumération, je prenais déjà cette position du scribe, que je reprends dans Luna Park. À l’époque, j’avais une petite calebasse en bois sur les genoux, un texte et des rythmes à jouer. Comment travaillez-vous les différents matériaux du spectacle ? Il y a des textes compréhensibles, et d’autres, qui sont comme Georges aime les écrire : une phrase devient suite de syllabes complètement incompréhensible. Les partitions mêlent ici voix et notes et je joue avec des gants dans lesquels il y a des capteurs qui, quand je bouge mes mains, déclenchent des sons préalablement enregistrés (flûte, Johanne, moi, etc.). Tout se passe dans le vide devant moi. Il faut s’approprier ce nouvel instrument : les capteurs joueront les notes de la partition. Eet puis il y a d’autres éléments présents sur scène, dans la cabine avec moi, qui déclenchent aussi des sons.

©Ircam-Centre Pompidou

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