Pour Huber, l'œuvre musicale ne doit pas rouler dans des espaces abstraits, mais toujours s'ancrer dans le monde réel, supporter une fonction de représentation, d'expression, de témoignage. « L'art pour l'art » est mort, définitivement, l'artiste ne peut plus – Narcisse désuet – se mirer dans de belles structures désancrées ; il lui faut participer au monde, à la pensée et à l'évolution des consciences d'une façon moins médiate, moins filtrée – ainsi le jeu des perles de verre sériel ne doit se concevoir que s'il accompagne l'hymne aux valeurs humanistes, défendant l'homme libéré de toute répression.
Le souci principal de cette musique, coiffant la question des techniques, est donc d'exprimer, de poser une source, un message, un destinataire. J'écris, analyse Huber : « Parce que je cherche la communication à travers le médium de la musique, parce que je veux formuler quelque chose dont le contenu me semble être véhiculable uniquement au moyen de la musique. Et si je dois aller plus loin : je crois que la musique est essentiellement nécessaire (sans être toujours directement utile), et qu'il en sera toujours ainsi tant que nous ne laisserons pas sombrer le principe espérance, tant que l'homme ne se taira guère. » Une fois posé le message cependant, et voilà le dilemme de toute musique « engagée », il s'agira de faire le départ entre ce « nécessaire » et cet « utile », qui permet aussi bien une complexité musicale sans compromissions que l'efficacité grossière, panache ralliant des adhésions immédiates.
D'une certaine manière, la coloration particulière de l'engagement de Huber, cette « théologie de la libération », engage le compositeur dans le chemin d'une solution musicale du dilemme. Si l'on conçoit aisément la traduction d'une analyse politique en termes théologiques, si l'on admet instinctivement l'équivalence entre la répression, la violence, la torture et la souffrance de l'homme incarné par le Christ sur la croix, alors l'écriture musicale peut tout naturellement être irriguée par la tradition musicale de l'Occident qui, pendant des siècles, a chanté Dieu en premier. Huber s'y abandonna volontiers : les formes musicales du Moyen Age, les chorals protestants, la rhétorique baroque s'offrent d'autant plus facilement qu'ils servent un combat actuel, un engagement brûlant, aux antipodes d'un jeu culturel.
Huber se coule aisément, dès le début de sa production, dans les formes du Moyen Age, formes statiques ou circulaires, au rebours des formes dynamiques et dirigées de la musique tonale (forme-sonate). Le Te Deum Laudamus Deutsch se présente comme l'imbrication concentrique de différentes musiques reprises en refrain : même forme alternée, méditative et ressassante, dans le beau premier quatuor, Moteti-Cantiones, inspiré par un poème médiéval, et que troublent quelques « interventions », courtes sections qui déchirent ce jeu parfait. Formes à l'image d'un univers spirituel orienté, où le discours musical s'enroule, il y a mille ans comme tout juste après Hiroshima, autour d'une certitude, d'un espoir, d'un centre qui est Dieu. Huber entre dans le monde de la glose qui est celui du Moyen Age, celui du trope et du commentaire ; ainsi Beati pauperes constitue une musique « parallèle » à deux motets de Roland de Lassus, chantés sous leur forme originale par un second chœur éloigné. Même technique dans les récents Cantiones de circulo gyrante, où apparaît, sertie par les harmonies modernes disséminées dans l'église, la musique de la poétesse mystique Hildegard von Bingen. De façon générale, Huber conçoit la composition comme superposition de différentes couches qui dialoguent, s'interpénètrent, s'affrontent.
L'ancêtre même du collage, le centon de la latinité tardive, le quodlibet des compositeurs du XVIe siècle, figure au catalogue de Huber : son premier opéra, Jot, resté inachevé, est un grand assemblage de musiques, un peu à la manière des Soupers pour le Roi Ubu de Bernd Alois Zimmermann, dont l'influence se manifeste ici également dans l'utilisation de films projetés, de bandes, de la spatialisation. Plus profondément, leur engagement dans la foi réunit les deux compositeurs ; la philosophie musicale de Zimmermann – créer une omnitemporalité augustinienne au moyen de musiques historiques accumulées – est l'un des modèles pour la pensée de Klaus Huber. Il faut citer de nouveau ici Charles Ives, auquel il voue une grande admiration : la vision utopique d'un cosmos musical, où différentes musiques s'opposent comme des montagnes, des continents, des planètes, guide nombre de partitions monumentales de Huber ; le jeu des citations dans la Sinfonia de Berio lui parut en comparaison un peu glacé et gratuit.
Il serait vain de vouloir établir une liste des citations dans les œuvres de Huber. Relevons l'apparition du Concerto pour violon de Brahms dans la Terzen-studie et de celui de Berg dans Tempora ; de la chaconne de Didon et Enée de Purcell dans Ein Hauch von Unzeit, Erinnere dich an G... cite un « tombeau » de Sylvius Leopold Weiss ; les Moteti-Cantiones sont évoqués à la fin du Deuxième Quatuor. Turnus pour orchestre thématise le rapport à l'histoire musicale : des citations très diverses (Ecole de Notre-Dame, Monteverdi, Bruckner, Bartók, etc) y lancent un certain nombre de processus musicaux. Mais la majeure partie des citations, et la plus significative, en revient aux chorals de Bach, soumis à de multiples traitements, dans une écriture qui en estompe bien souvent le caractère symbolique et la charge sémantique. Le fragment choisi n'est jamais une autorité intouchable, son aura est détruit par le « filtre » structurel, apparaissant çà et là , puis disparaissant : dans l'esprit du compositeur, c'est là le paradoxe fondamental et non formulé de son esthétique, quelque chose de cette force peut cependant survivre même si la citation n'est pas reconnue, si elle est broyée par la machine compositionnelle. Dans Litania instrumentalis, le choral Vaterunser im Himmelreich est dépecé, divisé en fragments renversés, rétrogradés, confronté à son complément chromatique, compressé en quelques mesures.
Dans Tenebrae, un long passage travaille sur le choral Christ ist erstanden, sectionné là aussi, formant un tissu serré confié aux cordes puis aux vents, dans la nuance ppp. L'ordre des fragments, le rythme et le tempo sont laissés à la décision de l'interprète. La texture ainsi obtenue, qui n'est pas sans rappeler certains effets polyphoniques des premières œuvres orchestrales de Ligeti, noie la mélodie sous l'abondance des reflets et des anamorphoses : assez curieusement une musique porteuse d'un haut message spirituel (lequel a décidé de son choix) est utilisée comme simple catalyseur d'une écriture nouvelle : statut ambigu du symbole musical, dont la teneur sémantique paraît exister à la fois dans l'œuvre et en dehors (dans l'esprit du compositeur, ses commentaires).
Musique de la communication, de l'expression, la musique de Huber n'est jamais abstraite, mais figurative – figurale au sens baroque, s'apuyant sur un répertoire tantôt codé, tantôt personnel de figures. Toute l'œuvre de Huber est constellée de symboles expressifs et semble comme raviver, reprendre la polémique autour de la « musique absolue » qui accompagna au XVIIIe siècle l'essor de la musique instrumentale pure.
Huber en tout cas ne conçoit de musique que sous l'invocation d'Orphée, musique qui doit émouvoir, ébranler : et s'il emprunte quelques techniques aux suiveurs de Pythagore, c'est pour les subordonner à une visée expressive. La tierce majeure n'est jamais chez lui seulement l'addition de quatre intervalles de demi-tons, que l'on peut « coder », représenter par un chiffre dans une grille, elle est presque toujours aussi un objet musical qui résonne comme une conque d'échos culturels : symbole de perfection comme dans le Te Deum où elle harmonise le mot « Herrlichkeit », splendeur. Un accord parfait vient y souligner le mot « Tröster », consolateur – et dans l'Oratio Mechtildis, une octave qui fit scandale vient sonner au mitan du prêche de la grande mystique.
On retrouve chez Huber des figuralismes baroques comme le soupir, les battements cœur, le souffle qui s'éteint ; et l'emploi d'instruments symboliques (dans Lazarus, un métronome ; des clochettes et une chaîne en métal évoquant, dans Schattenblätter, les fous et les prisonniers), d'autres procédés encore, alambiqués parfois, ou teintés d'humour : Ascensus décrivant un alunissage, les musiciens doivent improviser un moment, désorientés, sur une sorte de carte aléatoire. Et toujours, chez Huber, les cordes abaissées d'un instrument répondent à la grande scordatura sociale...
Musique traversée de symbolismes – qui permettent comme une lecture supplémentaire et allégorique de la partition ; il n'est pas jusqu'à la forme même qui ne puisse en entier devenir symbole, comme celle de la seconde partie de l'oratorio Erniedrigt-Geknechtet, dont le relâchement doit produire un effet chaotique.
Certes, on ne saurait aboutir à une description du style de Bach en dressant l'inventaire exact des figuralismes qu'il emploie : et il en va de même pour Huber. Cependant, chez un compositeur du XXe siècle, qui n'écrit plus dans un langage pur (ni tonal, ni sériel), le statut des figures est sans doute plus important, puisqu'elles constituent, fût-ce comme catalyseurs de l'imagination musicale, un des points d'appuis essentiels du discours. L'écriture est en même temps stimulée et dévorée par le démon de l'analogie et s'expose ainsi au reproche d'établir des correspondances boiteuses, de fallacieuses symétries qui ignorent les lois du sonore. Symbolismes naïfs à la fois et maniérés : tout cela ne pourrait être qu'un avatar supplémentaire de ce que Freud a appelé la pensée animiste - la figure comme fétiche palliant une pensée musicale asservie au message. Citer un choral de Bach pour chanter l'espoir ne provoque guère la libération réelle, ni même, on le craint, quelques prise de conscience dans l'esprit de l'auditeur : cela demeure un vœu pieux.
Le miracle de la musique de Huber, c'est qu'elle se développe pour une bonne part aussi contre son esthétique : la pensée analogique ne stérilise ni ne brime jamais la fantaisie du technicien, et n'entrave aucun envol de la pensée musicale : elle ne renonce jamais à la complexité, mais la pose non en son origine, mais au stade ultérieur du développement, du déploiement de l'écriture. Huber ne construit pas d'emblée la complexité, il la découvre - il la couve, la provoque, l'attend, pour s'y soumettre ensuite sans compromis aucun. Une esthétique parfois naïve, mais une écriture toujours plus réfléchie et exigeante : combien d'exemples du contraire ne pourrait-on citer parmi le tout – venant de la musique contemporaine !