Depuis Vox Humana, Hyun-Hwa Cho a été très active, avec de nombreux projets dont plusieurs collaborations avec des plasticiens ou chorégraphes. On peut citer l’installation et la performance pour six chanteurs In this vessel we shall be kept, en collaboration avec Ayoung Kim, présentée à l’Opéra Garnier et au Palais de Tokyo. Pour ma part, j’ai vécu une vraie rupture après ma participation à l’installation interactive GrainStick de Pierre Jodlowski en 2010. J’ai plongé de façon obsessionnelle dans les techniques numériques avant-gardistes de création/manipulation d’images animées. Une révolution technologique permanente alimente les univers de plus en plus poreux du cinéma, du jeu vidéo et de la réalité virtuelle, où l’image inédite est devenue la norme. Un nouveau rapport au réel accompagne cet avènement du monde des écrans, et, pour le comprendre pleinement, il m’a semblé indispensable de maîtriser les processus complexes de fabrication de l’artificialité qui nous entoure. Les outils numériques reposent sur des routines opérationnelles qu’il faut transcender pour produire des formes originales. À l’heure de l’entreprise capitaliste hypermobilisée qu’est devenue la création artistique, il me paraît nécessaire de conserver  une démarche d’artisan.

Un processus collaboratif long et délicat

Une pièce collaborative associant des artistes de différentes disciplines (compositeurs, chorégraphes, vidéastes plasticiens) est un processus délicat qui conduit à des résultats très variés. Hyun-Hwa et moi-même avons commencé à discuter d’une nouvelle collaboration dès 2014, en faisant le tour des idées et des envies communes. C’est un processus assez lent qui a duré plus d’un an. Nous n’accordons de prédominance ni à la musique ni aux images, et ne hiérarchisons pas les éléments de la pièce. La relation entre musique et image n’est pas non plus basée sur une relation temporelle forte car nous essayons de nous écarter de la convention cinématographique du son diégétique, qui se retrouve en quelque sorte transposée dans des œuvres non narratives dès lors que la synchronicité est soulignée. Au geste pur et univoque, nous préférons la masse du nuage de points, un terme qui se réfère autant à une esthétique – picturale et musicale – qu’à des techniques récentes de représentation/manipulation de l’espace. Pour néanmoins obtenir de la fluidité, et parvenir à fabriquer des révélations lentes, il faut une cohérence très forte du discours au départ. Plus concrètement, nous partons d’une grille temporelle rigide mais diluée, à laquelle nous superposons ensuite des intentions, en termes de densité, d’accélérations, de tension. Nous pouvons aussi décrire des intuitions dans un registre plus sensible : une texture, une couleur, ou, dans le cas précis de Jardin d'Éden, des sentiments : colère, peur, joie... Tout cela prend place sur cette grille temporelle, architecture des strates successives d’explorations brouillonnes... des idées autonomes, qui se révèlent parfois hors sujet, mais qui alimentent le dialogue artistique de façon continue.

Jardin d'Éden

Ce nouveau projet se décline sous deux formes : une installation immersive et un concert. Le dispositif scénographique met en œuvre une double projection vidéo, des sculptures réalisées en impression 3D, et un panorama musical qui fera appel au système Wave Field Synthesis développé à l’Ircam. La musique, de nature électroacoustique, et l’image seront synchronisées avec une mise en lumière dynamique des sculptures qui fera glisser le centre d’intérêt du visiteur et l’amènera à se déplacer dans l’installation. Le concert, qui reprend certaines des composantes visuelles et sonores de l’installation, est articulé autour d’une parition pour trois flûtistes et un déclencheur-électromusicien. Le titre de la pièce fait référence au jardin d’Éden décrit dans la Bible et, par extension, à sa connotation de Nature parfaite et accueillante. Il fait également référence à l’automate cellulaire du même nom – jardin d’Éden – qui décrit un processus mathématique répétitif servant de source d’inspiration à la composition musicale, et proche de l’idée du canon. Ce projet s’intéresse à une phrase particulière de Descartes : « L’homme doit devenir comme Maître et possesseur de la Nature. » Un postulat qui se réalise de façon complète et univoque de nos jours. Nous pourrions dire que le sujet principal de l’œuvre, c’est la manipulation sans limite du matériau Nature. Elle sera mise en scène de façon puissante et infantile, comme tout ce que produit notre étourdissante société du spectacle. Pour nos contemporains, « le Monde, c’est tout ce avec quoi nous menons des expériences jusqu’à la fracture » (Peter Sloterdijk).

Les pistes de recherches

Hyun-Hwa Cho part de l’analyse du chant de trois espèces d’oiseaux, et y associe des sons environnementaux naturels pour générer un panorama réaliste. Augmentés de multiples traitements électroniques, déployés sur un horizon fluctuant, ces sons s’artificialisent progressivement pour transporter l’auditeur vers un lieu constitué d’objets sonores imaginaires. Dans ce jardin primitif augmenté naît un être chimérique, mi-homme mi-oiseau, qui pratique un chant compréhensible des hommes et du vivant. Guidé par le croassement de ce passeur, le public effectue un voyage au-dessus du monde, devenu une terre brûlée méconnaissable. L’habillage graphique du réel s’y poursuit bien après la fin de la civilisation ; dans une représentation assourdissante faite de feux d’artifice et de light-shows scintillants. Pour cette pièce, la compositrice associe plusieurs types de recherches musicales. Certaines sont anciennes et parcourent ses pièces, comme la manipulation de la parole humaine déjà à l’œuvre dans Vox Humana, d’autres sont absolument nouvelles, telle l’analyse de chants d’oiseaux. Si Messiaen nous a déjà fourni un fond très riche de transcriptions de chants d’oiseaux, ce projet vise à développer ce catalogue à l’aide d’outils informatiques. De cette analyse approfondie seront extraites des figures musicales qui serviront à l’orchestration et l’harmonisation des trois flûtes. Au-delà du chant, les oiseaux poussent également des cris, suivant un rythme polyphonique qui fournira la grille métrique de base. De l’observation des cris d’oiseaux, on cherche à obtenir un modèle de rythme naturel, primitif ; ainsi qu’une gamme. Pour l’approche vocale, quatre versets issus de la Genèse sont lus en latin et en italien. Selon la compositrice, ces deux langues possèdent des noyaux vocaliques très riches et présentent donc un important potentiel de développement musical. Les versets contiennent quatre mots essentiels : la poussière, le souffle, le fleuve et la flamme, qui désignent explicitement les quatre éléments – la terre, l’air, l’eau, le feu. On double cette approche linguistique d’une étude sur l’expression des émotions et leur caractérisation sonore : les mots des quatre éléments sont enregistrés par un comédien qui exprime quatre sentiments – la joie, la sérénité, la peur et la colère – que la compositrice associe librement aux quatre éléments de départ. Les mots enregistrés avec leurs sentiments respectifs vont se matérialiser pour devenir les objets sonores représentants les quatre éléments. Par exemple, le mot latin pulverem, qui signifie la poussière, va être enregistré avec un sentiment de peur. Une fois traité, il deviendra une matière sonore caractérisée : un son « terreux » et « effrayant ». Le sentiment avec lequel est prononcée une parole influence directement la variation de l’intonation et de l’amplitude de celle-ci. Via une analyse de ces variations, on va tenter de systématiser les fondements musicaux de l’expression dans la voix humaine. Enfin, une analyse comparative de la voix humaine et des chants d’oiseaux permettra de créer une voix inouïe, au travers de processus informatiques de synchronisation du timbre et de synthèse croisée. Il en résultera un chant à l’identité multiple : la voix d’un métamorphe. Dans la vidéo, le visiteur découvrira des environnements naturels hyperréalistes générés en 3D procédurale, c’est- à-dire à partir de formules mathématiques pures de type fractales. Traditionnellement, de tels environnements sont reconstitués à partir du réel, soit sculptés à la main à partir de références photographiques, soit reconstruits en scannant littéralement des lieux entiers (grâce aux techniques Lidar ou à la photogrammétrie). Le résultat est figé dans le domaine spatial comme dans le temporel. Un objet 3D généré à partir d’une fractale ne contient pas d’échelle ni de résolution : il est potentiellement infiniment petit ou infiniment grand, et sa forme varie infiniment dans le temps, suivant un cycle suffisamment complexe pour que le résultat possède l’apparence sensible du réel, comme aurait dit Virilio. Paré de textures et démultiplié dans l’espace, il devient la forêt, la mer ou le plafond nuageux hyperréaliste que l’on découvre dans la vidéo. Découpé puis imprimé à l’aide d’une imprimante 3D, il devient une sculpture au travers de laquelle s’expose le modèle mathématique pur, en dialogue avec les images projetées.

©Ircam-Centre Pompidou

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