Comment s’emparer aujourd’hui de La Voix humaine de Jean Cocteau ? Faut-il le remettre au goût du jour – et notamment le téléphone qui est le deuxième personnage central de l’œuvre ?

Roland Auzet : La technologie a évolué, mais la situation décrite par Cocteau n’en dépend nullement : on continue régulièrement d’être suspendus à une machine qui retransmet la voix ou les propos d’un autre. C’est cet intemporel qui m’a intéressé. Au reste, les constituants dramatiques de la pièce – une forme de dématérialisation de la parole – sont plus que jamais d’actualité. Simplement, ici, ils s’incarnent avec des outils actuels.

Votre projet est constitué du texte de Cocteau et d’un poème de Falk Richter : pourquoi ?

L’idée est d’ouvrir une fenêtre, d’offrir un autre regard d’un texte sur l’autre – sur cette situation de communication. Les deux textes se ressemblent thématiquement, convoquant l’intime et l’absence : absence de l’autre dans une conversation chez Jean Cocteau, et absence de soi dans le récit d’un parcours d’une personne à la recherche d’un être cher chez Falk Richter.

De manière générale, et pour ce spectacle en particulier, vous conjuguez les fonctions de compositeur et de metteur en scène. Pourquoi ?

Mon travail s’articule autour de l’écriture de plateau, donc, par définition, une écriture qui met aux prises des éléments d’espace, de son, de dramaturgie. Je n’aime pas compartimenter les différents domaines. Ainsi les éléments qui doivent fonctionner ensemble sont pensés ensemble et s’inscrivent dans un même geste.

Dans ce projet-là en particulier, comment envisagez-vous l’articulation entre les différentes écritures ?

C’est un travail de type « spectral », c’est-à-dire un travail de composition générale à partir de l’analyse des constituants du plateau. Le plus souvent, lorsque se pose la question d’articuler musique et texte, ou espace et musique, un troisième élément intervient qui donne un sens à la combinaison des deux premiers. En chimie, on appelle ça un catalyseur : un élément qui vient travailler en profondeur les éléments en présence afin de mieux les unir.

D’où vous est venue l’idée de la scénographie de ce spectacle ?

J’ai imaginé un outil d’optique capable de combiner le sonore, le musical et le théâtral. Le public se trouve confronté à une relation très intime aux mots, au corps, à la musique et aux sons. D’un point de vue plus théâtral, c’est une manière de convoquer l’écoute et le regard du spectateur. Dans l’ensemble de mes projets, l’espace scénique joue ce rôle de catalyseur dont je parlais à l’instant, et sert de lieu d’expérimentation pour appréhender la narration en général. Je viens ainsi de terminer un projet autour de Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie Koltès, où le public ne disposait que d’un casque audio 3D : on a joué dans des centres commerciaux, dans des stades, dans des rues, dans des théâtres. Ne pas voir tout le temps permet parfois de mieux écouter... et inversement. C’est pourquoi j’essaie de sortir le spectateur de cette position frontale, pour lui offrir la possibilité d’écrire lui-même son parcours. Je veux que le public choisisse lui aussi son itinéraire d’écoute et de perception visuelle de ce qui est en train de se passer.

Comment le dispositif d’informatique musicale participe-t-il à ce renouvellement des perceptions liées à la scénographie et à la mise en scène ?

D’abord, il faut dire que cette recomposition de l’espace musical et visuel ne pourrait se faire sans l’Ircam. Avec l’équipe Espaces acoustiques et cognitifs, nous avons développé un dispositif de diffusion spatialisée, constitué d’une couronne de haut-parleurs situés à la fois en dessous et au-dessus de la scénographie. En s’appuyant sur les techniques Ambisonics et WFS (Wave Field Synthesis), nous avons recherché, non pas un espace simplement directionnel, mais une spatialisation qui exploiterait également la verticalité (haut et bas) et la profondeur de champ (premier plan, arrière-plan...). Ainsi est né un « espace instrument », doté de diffuseurs capables de retranscrire et d’homogénéiser les sons de la voix, du corps et du jeu de la comédienne.

Vous associez à votre travail sur VxH – La Voix humaine de nombreux collaborateurs et la chorégraphe Joëlle Bouvier : comment y ont-ils contribué ?

D’abord, préciser que ce type de projet est un projet d’équipe : une équipe qui réunit les chercheurs de l’Ircam, mais aussi Daniele Guaschinoqui en a réalisé l’informatique musicale, Luca Bagnoli qui mixe l’ouvrage en temps réel, Bernard Revel pour la création lumière et quelques autres qui ont participé à la création. Avec Joëlle Bouvier, nous avons collaboré sur l’écriture du corps d’Irène Jacob, et sur la complicité visuelle particulière qu’engendre la scénographie. Il s’agit de réécrire le rapport entre le public, la narration et « l’émotion d’être spectateur », de voir, de ne pas voir, d’être vu malgré soi ou de «voler» des points de vue... Enfin tout cela se réalise grâce au talent d’Irène. C’est une réelle performance pour elle – et pas uniquement au sens théâtral, dans tous les sens du terme : traverser, avec des éléments complexes et multiples, une gestion singulière du temps et de l’espace.

 

©Ircam-Centre Pompidou

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