Peter Eötvös, lorsqu’on considère votre œuvre, on s’étonne du peu de place qu’y occupe le quatuor à cordes : vous n’en avez composé que deux, que nous entendrons ce soir. Pourquoi vous y être si peu intéressé ?


Par manque d’occasion, tout simplement : je dirige énormément, et je compose davantage pour l’orchestre et l’opéra. Tous mes quatuors à cordes ont été écrits sur commande, et celles-ci ont été assez rares ! Mais j’adore le quatuor à cordes. Il représente à mes yeux le plus haut niveau sur l’échelle de la composition – j’ai du reste longtemps craint de ne pas être à la hauteur, et cela m’a sans doute retenu un peu aussi. Le bel accueil qui a été fait à mon premier quatuor Korrespondenz, commande du Quatuor Arditti en 1992, m’a grandement rassuré à cet égard. Mais il a fallu attendre encore presque vingt ans pour recevoir une nouvelle commande : celle du Quatuor Calder, qui, après avoir travaillé mon premier à Los Angeles, m’a demandé de continuer. C’est d’ailleurs le Quatuor Calder qui m’a demandé spécifiquement un quatuor avec soprano.

Comment abordez-vous le défi compositionnel que représente le quatuor à cordes ? Vous placez-vous dans la tradition hongroise ? Korrespondenz comme The Sirens Cycle sont deux partitions préoccupées des langues et du langage : celui-ci serait votre « porte d’entrée » sur l’univers du quatuor à cordes ?


Oui : c’est du reste le cas de nombre de mes pièces, même instrumentales – on peut par exemple mentionner Speaking drums, concerto pour percussions élaboré sur la base d’un texte de Sándor Weöres. Mais le cas de mes deux quatuors à cordes est un peu particulier. Lorsque je me suis lancé dans la composition de Korrespondenz en 1992, j’étais déjà plongé dans les travaux préparatoires de mon opéra Three sisters, d’après Tchekhov, une commande de l’Opéra de Lyon. Mon intention était alors d’éviter d’écrire dans un style opératique unique et préétabli, et j’avais l’idée de faire « parler » les instruments – c’est-à-dire de trouver une technique au moyen de laquelle les instruments font sonner voyelles et consonnes, de manière synchronisée, ou du moins en parallèle, avec le texte chanté. C’était une manière d’éviter les « doublages » à la manière de Puccini, par exemple, qui font toujours jouer aux instruments la même mélodie que le chanteur. De cette manière, les instruments suivent le texte, et la mélodie découle directement du texte lui-même, chaque phonème suggérant une hauteur, une durée, une articulation. C’est cette technique dont j’ai fait l’expérience dans Korrespondenz, avec les textes des lettres de Mozart, père et fils. Très flexibles et pouvant imiter n’importe quel « bruit » ou presque, les cordes se prêtent bien au travail des consonnes. Avec l’immense richesse de leurs timbres et la grande étendue de leurs tessitures qui vont des basses grondantes aux aigus sifflants, elles autorisent des articulations « linguistiques » éminemment subtiles. À cette technique s’en ajoute ici une autre : les intervalles sont utilisés comme élément phonétique de la voyelle. Ainsi, une sixte majeure correspondra au « u » allemand tandis que le « o » sera une quinte, le triton sera un « e », etc. Ce procédé fonctionne très bien pour le quatuor à cordes, mais j’en ai finalement abandonné le principe pour Three sisters : cela me semblait techniquement bien trop complexe à mettre en place dans le cadre d’un opéra. Mais l’idée est restée ! Elle trouve même un prolongement dans mon deuxième quatuor, The Sirens Cycle. La commande spécifiant un quatuor avec soprano, j’ai voulu poursuivre dans la voie d’une musique sur un texte. Mon choix s’est porté sur Le Silence des Sirènes de Kafka (1931), texte fascinant qui développe une idée fantastique et drôle : Ulysse n’aurait pas entendu les sirènes chanter, mais n’a « entendu » que leur silence, arme autrement plus létale que leur chant. Entretemps, les possibilités d’analyser un échantillon sonore, et a fortiori un texte lu, s’étaient considérablement développées. C’est que j’ai pensé faire à l’Ircam. Avec Serge Lemouton, réalisateur en informatique musicale, nous avons donc enregistré une comédienne en train de lire le texte de Kafka pour en faire ensuite l’analyse des fréquences, nuances et durées. Serge en a tiré un magnifique graphique où l’on trouvait même les notes, sur une portée... C’était incroyable : je n’avais quasiment plus besoin de composer, tout était déjà écrit sur le papier. Ne restait plus, en toute logique, qu’à écouter le résultat musical. Ce n’est bien sûr pas ce que j’ai fait : après avoir étudié les données de la machine, mon premier réflexe a été de travailler et déformer ce matériau de base. Craignant que l’utilisation directe des données de l’analyse ne produise un résultat par trop spectral, j’ai préféré élaborer sur cette base un langage qui m’est propre. C’est pourquoi, si les trois premières pages de The Sirens Cycle sont plus ou moins fidèles à l’analyse, dès que j’ai compris comment tout cela fonctionnait, je me suis écarté – dès la quatrième page. Au reste, c’est souvent ainsi que je travaille : je cherche d’abord un angle d’attaque, une accroche, que j’abandonne dès que j’en ai compris les mécanismes. Concernant la langue, justement, avec Korrespondenz puis The Sirens Cycle, cohabiteront dans la même soirée du français, un dialecte salzbourgeois, de l’anglais, du grec, de l’allemand... Lorsque je m’intéresse à un texte, je le prends presque systématiquement dans sa langue originale : chaque langue, par son rythme et ses consonnes propres, par ses accents toniques et ses tournures de phrases, implique un caractère musical singulier.


Pour revenir à The Sirens Cycle, comment s’articulent les différents volets du cycle ?


Trouvant le texte de Kafka trop court, j’en ai cherché d’autres sur la même thématique d’Ulysse et des Sirènes : je suis tout naturellement tombé sur ceux d’Homère et de James Joyce. On commence avec le mouvement d’après Joyce, qui est aussi le plus long. Vient ensuite Homère, qui tient lieu de mouvement lent, tandis que le scherzo du Kafka clôt le cycle.

Entre chacun de ses mouvements s’insèrent deux interludes : quels sont-ils et quels sont leurs rôles ?


Les interludes sont exactement cela : des entractes, des intermèdes. La voix n’y apparaît pas, on y entend uniquement le quatuor à cordes. Mais pas en direct : les interludes sont exclusivement diffusés par les haut-parleurs, à l’inverse des trois mouvements principaux, qui sont purement instrumentaux. Ce sont donc des pièces électroacoustiques élaborées à partir d’échantillons du quatuor à cordes enregistrés à l’Ircam, puis transformés au moyen de divers effets. D’un point de vue plus pratique, le dernier mouvement, Kafka, étant joué scordatura (c’est-à-dire avec un accord inhabituel des instruments), le dernier interlude permettra au quatuor de se désaccorder.


Que recherchez-vous dans les sons électroniques ? Vous ne pratiquez pas si souvent l’outil dans le cadre de votre travail de compositeur : comment l’approchez-vous ?


De manière générale, l’électronique est pour moi un moyen de trouver des sons nouveaux, impossibles à produire à l’aide des seuls instruments. De même que l’orchestration est toujours pour moi une recherche de sonorités différentes de celles que j’ai déjà pu produire, c’est le « Klang » qui m’intéresse. Dans le cas de ces interludes, c’était aussi l’occasion de donner une impression du fameux « chant des sirènes », que l’on entend très peu, voire pas du tout, dans les mouvements principaux.


Vous avez une grande expérience de technicien de studio : en quoi enrichit-elle votre expérience de compositeur ?


J’ai effectivement travaillé plus de dix ans au studio d’électronique de Cologne, et cette expérience est essentielle, non seulement par les connaissances qu’elle m’a permis d’engranger, mais par le ressenti corporel des outils que j’ai pu développer. Je me souviens ainsi très clairement de toutes les possibilités des technologies analogiques, et lorsque j’ai commencé à travailler à l’Ircam dans les années 1980, j’ai découvert avec surprise que le numérique donne finalement des résultats sonores très semblables à ceux obtenus grâce à l’analogique. La technique est peut-être différente, mais pas le son. Si je ne suis pas familier du numérique, je peux donc quand même donner des instructions à mon réalisateur en informatique musicale quant à la direction que je veux prendre : je sais un peu comment obtenir ce que je veux entendre, sans connaître précisément les outils.


Dernière question : ce concert met en perspective votre œuvre pour quatuor à cordes et le Quatuor n° 2 « Lettres intimes» de Leoš Janáček : que vous inspire ce rapprochement ?


C’est un rapprochement qui remonte à la création de Korrespondenz en 1992. Le fait est que l’œuvre de Janáček travaille elle aussi le texte – nous sommes dans la même thématique et la mise en perspective des deux partitions apparaît donc cohérente. D’autant plus que, bien heureusement, elle se justifie aussi stylistiquement.D’autre part, je suis un grand admirateur de Janáček. J’ai à maintes reprises dirigé certains de ses opéras (comme L’Affaire Makropoulos) et son langage musical m’est très proche. Je ne pourrais donc me réjouir davantage de ce dialogue ainsi établi entre nos musiques.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.

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