Vous êtes le premier réalisateur en informatique musicale avec lequel Georges Aperghis a travaillé à l’Ircam, sur rien moins que Machinations, et vous remettez le couvert aujourd’hui pour Thinking Things : avez-vous remarqué une évolution dans son approche de l’informatique musicale ?
Olivier Pasquet : Machinations était son premier projet avec l’Ircam. Je suppose donc que le sujet du rapport entre l’homme et la machine est apparu naturellement. Dix-huit années plus tard, au fil des pièces, Georges a autant avancé dans sa recherche artistique que le rapport de la société à la technologie. Les deux se sont fondus au point qu’on ne parle plus vraiment de rapport mais d’intégration à un niveau sociétal plutôt qu’uniquement organologique. Le microprocesseur ne se définit plus uniquement comme une machine universelle qui déplace et transforme de l’information et du matériel. On a décidé de l’intégrer dans nos pensées, faits et gestes – parfois comme un régulateur. Ici, Georges va un cran plus loin et parle de l’assimilation humaine de l’outil, qui devient littéralement une extension des membres. Dans le spectacle, cette mécanique devient automatique et autonome. C’est, selon moi, la raison pour laquelle le travail scénique et musical de la pièce mélange les corps et voix des chanteurs avec des robots. La confrontation entre la machine et l’humain de Machinations a été transposée.
La pièce regorge de mécanismes et de mécaniques. Elle force les comédiens/chanteurs à penser, à formaliser d’une façon unique et à jouer comme elle. Les questions posées, si elles doivent exister, sont donc peut-être plus systémiques. Dans Machinations, l’homme explorait les confinements de cette relation comme les règles d’un jeu. Dans cette nouvelle pièce, il reste toujours un rapport de domination mais celui-ci s’est inversé.
La « machine » en tant que telle est une préoccupation centrale de cette nouvelle pièce : comment cela change-t-il son appréhension et sa gestion ?
Machinations jouait avec les artefacts de la machine par le biais de clics numériques, de saturations... L’artificiel est toujours présent dans la pièce puisque l’œuvre est, par définition, toujours artificielle dès lors qu’on se place du point de vue de celui qui la crée. Ici, toutefois, le réalisme de Thinking Things se situe totalement dans le factice, le truqué.
Par exemple, la partie électronique emmêle des « vraies » voix et des voix complètement synthétiques. Celles-ci sont utilisées lorsqu’il s’agit d’aller au-delà de ce que peut la voix humaine. Ce sont parfois des extensions humaines, parfois des personnages à part entière. Ces synthèses, ces apparents artifices, sont importants à mes yeux. Leur niveau totalement subjectif de réalisme, et l’intérêt qu’on leur accorde, constitue un « romantisme » où l’artifice acquiert le statut de « nature artificielle ». Il y a autant, voire plus, de natures artificielles que l’on peut en imaginer. La pièce elle-même, et ce qu’en perçoit le public, en sont deux. L’esprit et le formel imposés sont plus présents et complexes que dans Machinations. La partie électronique le démontre aussi en utilisant à la fois quelques processus compositionnels des micro-montages manuels. Cette complexité émergente, faite d’entrelacements et d’interactions entre des choses simples, engendre une esthétique granulaire dans laquelle des ornements baroques infinitésimaux se confondent avec un objet plus substantiel. Il en résulte une ambiguïté flagrante entre une série de micro-mécanismes, la part de leur action à l’échelle de la pièce et, finalement, le spectacle, vivant.
Lorsqu’on songe au titre, Thinking Things, on ne peut pas ne pas penser à l’intelligence artificielle : si le concept nourrit sans doute la réflexion artistique, qu’en est-il de la technique ?
La pièce n’utilise pas « réellement » d’intelligence artificielle. Georges a écrit quelques parties de la pièce avant les répétitions. Un tel déterminisme n’a nul besoin d’une telle approche dynamique en amont ou dans le temps réel de cette performance. Si on considère l’intelligence artificielle comme un outil, les questions de son utilisation dans un spectacle sont exactement les mêmes que pour le temps réel. Pour donner un exemple concret : généraliser ou rendre autonome un processus compositionnel pour une pièce traditionnellement lue de façon linéaire par le public aurait-il un sens ? Je pense que oui, du point de vue du compositeur. Les choix d’une échelle de contrôle, des diverses synchronicités et du déterminisme formel sont pour lui cruciaux, profondément liées à des orientations culturelles et esthétiques. Nous avons donc affaire à une intelligence tout court ; une machine ambiguë faite de diverses natures dans d’autres natures ; d’un corpuscule dont on comprend au fil du temps de la pièce qu’il n’est qu’un système.