Aborde-t-on une œuvre nouvelle, comme celle de Francesconi ce soir, comme une œuvre du répertoire, au sens où elle a déjà été jouée plusieurs fois, qu’elle soit classique, romantique ou contemporaine ?
Oui et non. Oui, parce que mon but premier est de me dévouer au compositeur (ou au chorégraphe ou au metteur en scène) et de me mettre au service du texte. Quelle que soit l’œuvre. Oui aussi, parce que, ce qui m’intéresse avant tout dans mon travail, c’est le langage musical. Quand j’étudie une œuvre, je refais moi-même tout le parcours compositionnel pour comprendre et sentir l’œuvre de la même manière que le compositeur. Comme si, au lieu de moi, c’était le compositeur lui-même qui dirigeait sa pièce. Mais, dans le même temps, je les aborde différemment, parce qu’une oeuvre du répertoire est devenue « classique ». Qu’elle soit moderne ou post-moderne, elle s’inscrit dans un contexte, une tradition, avec ses références et son histoire. Je les travaille, et les interprète donc, en les situant dans leur perspective historique et géographique. Dans le cas d’un Ligeti ou d’un Romitelli comme ce soir, donc de compositeurs morts, je sais d’où ils viennent et où cela les a menés, et je sais aussi l’influence qu’ils ont pu avoir sur les compositeurs qui les ont suivis. Ce n’est pas le cas d’une œuvre nouvelle, même si elle a déjà été jouée quelques fois : dans les mois, voire les années qui suivent sa composition, elle est encore en devenir, elle cherche sa place dans un contexte plus général, et ce n’est pas   moi de la lui trouver. Cela peut être le cas de compositeurs installés. Prenez un Salvatore Sciarrino, dont l’œuvre a été analysée, en long, en large et en travers : il nous a montré à plusieurs reprises qu’il était capable de changer radicalement de style. Je m’efforce donc de ne jamais enfermer ces œuvres nouvelles, et les aborde de manière plus intuitive. Dans le cas d’une création, j’essaie de ne pas intervenir dans le processus. J’ai peur d’exercer une influence qui irait à l’encontre de l’œuvre. Le créateur a besoin de doute pour tenter ce qu’il veut. Mes propositions seraient trop radicales. Ce serait une invasion de son jardin intime. À moins que je ne sente une vraie demande de sa part…
Qu’en est-il du cas plus spécifique d’une œuvre avec électronique ?
Cela dépend du type d’électronique. Dans les pièces à électronique fixée (ce qu’on appelait auparavant « avec bande »), le travail de la partition doit s’accompagner d’une écoute approfondie : je travaille avec l’électronique comme avec un soliste et j’y subordonne donc de nombreux aspects de l’interprétation. Qu’il soit vivant ou mort, c’est pour moi comme si le compositeur était là , qui joue avec moi. Même si l’électronique est « fixée », on peut en discuter certains éléments : on peut par exemple jouer sur des silences en segmentant la bande pour en déclencher les évènements ainsi isolés. On peut aussi jouer sur sa diffusion… bref, on peut « l’interpréter », elle aussi.
Dans le cas de l’électronique dite « en temps réel » (même si ce concept est à mon avis aujourd’hui peu opérant puisque, comme je l’ai dit, on peut aussi « interpréter » une bande fixée), un véritable travail d’appréhension et d’élaboration du discours est nécessaire, qui ne peut se faire qu’en répétition, avec les musiciens. Même un travail préparatoire avec le réalisateur en informatique musicale est insuffisant.
Le chef lui-mĂŞme joue indirectement comme un nouvel instrument, hybride et impalpable.
Le « temps réel » suppose l’expérimental en même temps que l’expérientiel. Il peut être prévu mais ne pourra pas être vraiment noté autrement que par une description des traitements.
Parlons justement de notation : depuis ses débuts, la musique électronique soulève cette question de sa notation – qui est un outil à la fois de création (par son pouvoir d’abstraction et de formalisation), de pérennisation et d’interprétation. Avez-vous le sentiment qu’un consensus commence à se dégager sur les modalités de cette « écriture » de l’électronique ?
Non. Pas que je sache en tout cas. Cependant, l’importance de la notation est à relativiser pour l’interprète que je suis : elle sert de support de travail, d’aide-mémoire pour l’interprétation – surtout s’agissant de synchronisation (à la fois temporelle et expressive) des évènements acoustiques et électroniques. Je ne suis donc pas certain qu’un consensus soit nécessaire. Stockhausen note très précisément son électronique – comme tout le reste, d’ailleurs – et c’est effectivement précieux et agréable, mais c’est aussi parce que cela participe plus généralement de son langage. Car la synchronisation peut être un vrai enjeu d’interprétation.
Dans Festival de Stockhausen justement, c’est un unique fichier, déclenché au début et qui déroule pendant une heure des évènements sonores très précis. Il faut bien se débrouiller avec ça. Dans Trans, un métier à tisser tombe à certains moments – suivis de 22 secondes de silence – après quoi, il faut reprendre exactement en même temps que la bande : franchement, c’est compliqué. À l’époque, on ne pouvait pas faire des séries de déclenchements comme on le fait aujourd’hui. Si on avait pu, on l’aurait sans doute fait. Le problème, c’est que, entre-temps, ce procédé d’une bande d’un seul tenant s’est figé dans une forme de tradition d’interprétation.
S’il y a notation, elle doit donc être adaptée à chaque compositeur, ce qui ne va pas dans le sens d’un consensus. J’irais même plus loin : je ne suis pas certain que noter l’électronique soit véritablement nécessaire. Je dois néanmoins admettre que ça facilite et accélère le travail, car lorsque j’étudie une œuvre dont l’électronique n’est pas notée, je note moi même de nombreuses informations à son sujet au fil de la partition… Mais c’est alors selon une codification qui m’est propre.
Aujourd’hui, le répertoire de musique mixte remonte plus d’un demi-siècle en arrière et un des grands enjeux, pour nombre de ces œuvres, est de continuer à les faire vivre, soit avec les outils d’hier, obsolètes, soit avec les outils d’aujourd’hui, mais il est alors nécessaire de les « porter », par l’émulation des outils d’hier ou leur recréation sur les nouvelles plateformes. On se retrouve finalement dans une problématique similaire à celle des pionniers de la musique baroque qui ont mis à profit leurs recherches organologiques pour retrouver le son et les modes de jeu de l’époque.
Je suis de ce point de vue dans un entre deux. J’utilise d’une part des logiciels très performants, qui permettent de réaliser facilement des effets qui étaient très complexes à réaliser autrefois. Je me trouve souvent dans des situations où je comprends ce qu’a voulu faire le compositeur, mais je comprends aussi qu’il n’a pas réussi à le faire car la technologie qui était à sa disposition ne le permettait pas. C’est là que je prends le relais : ce « rêve technologique », quand il est devenu accessible entre-temps, j’essaie de le réaliser.
À ce « rêve technologique » s’ajoute le « rêve sonore » – un rêve que, en revanche, je crois toujours accompli : le compositeur ne laissera jamais dans l’électronique un son dont il n’est pas satisfait. C’est pourquoi, s’agissant de la qualité du son, je préfère largement les outils « d’époque ». Prenez l’oeuvre de Romitelli : tout chez lui est analogique et les émulateurs que l’on utilise parfois donnent un son souvent un peu différent. Des choix doivent donc être faits mais, pour moi, s’agissant de timbre, les matériaux d’époque sont la source la plus intéressante.
L’idée est donc de maîtriser les outils du mieux possible, afin de maîtriser l’interprétation et de faire vivre une expérience musicale au plus proche de l’idée du compositeur. Qu’est-ce qui vous a amené à ces réflexions ?
Je n’ai pas de goût particulier pour les nouvelles technologies, je n’ai rien d’un « geek » et je ne nourris aucun rêve transhumaniste. À l’origine de toutes mes réflexions, il y a un rêve d’expérience sonore, immersive et englobante. À cet égard, la diffusion sonore est aujourd’hui un enjeu primordial – que ce soit le son de l’électronique, celui des instruments sonorisés et amplifiés ou des instruments électriques ou électroniques – car nous n’avons plus tout à fait les mêmes oreilles aujourd’hui : elles sont devenues bien plus exigeantes, à force d’expériences immersives de concert, de cinéma, ou de jeu vidéo. Nous devons donc, je crois, diffuser différemment aujourd’hui – même les sons d’hier. Cela étant dit, ce que nous faisons par exemple avec Le Balcon, ensemble que j’ai cofondé et que je dirige, n’est pas nécessairement à la pointe de la technologie. Si nous utilisons parfois des dispositifs développés à l’Ircam ou ailleurs, la décision intervient toujours au bout de la réflexion : c’est le désir de produire une expérience singulière qui détermine le choix de l’outil. La technologie n’est jamais un postulat, toujours une réponse à une question de production. On utilise beaucoup le terme « performer » s’agissant du « jeu » de l’électronique. Je ne sais pas si le mot est adéquat, mais ce sont des questions qui se posent aujourd’hui, à la fois sur le « répertoire » et sur les créations. Nous interrogeons les techniques, la synchronisation des discours, les mélanges sonores, et même le principe du dispositif conçu par le compositeur, mais sans jamais toucher à son rêve sonore.
Au reste, la technologie pose parfois des problèmes bien mystérieux dont je me passerais bien !
Ah bon ? Lesquels ?
Par exemple : avec certains outils – synthétiseurs, enceintes, instruments électriques, ou même parmi les outils informatiques les plus pointus –, il est très compliqué d’obtenir un volume et un timbre sonores reproductibles d’une répétition à l’autre, et a fortiori d’une journée à l’autre.
Avec un instrument acoustique, une fois que je me suis entendu avec un musicien sur une dynamique, il pourra la reproduire à chaque fois. Même des jours après. Naturellement, des ajustements seront parfois nécessaires selon les acoustiques, mais le geste est reproductible.
Je ne sais pourquoi, c’est impossible avec un environnement électrique et électronique. Je ne suis pas un technicien, je ne sais d’où ça vient – un micro qui a bougé, même d’un millimètre, un câble, la température extérieure ou celle des machines. Après tout, ce sont des signaux électriques qui amplifient des gestes acoustiques : les variations sont donc beaucoup plus fines. D’une générale à un concert, le jour même, on arrive à peu près à retrouver ce qu’on veut – même si ça change toujours, à la marge. Mais à partir du moment où on éteint et on rallume le système, c’est fini. Ça arrive régulièrement. Les techniciens ont beau me dire que rien n’a changé, je fais confiance à mes oreilles !
Propos recueillis par J.S.