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Didier Rotella, votre création, Catharsis, partage ce soir l’affiche avec les Études sur un piano espace de Michaël Levinas. La proximité de vos deux profils saute aux yeux : il est lui aussi pianiste virtuose et compositeur et, pour lui, le geste du compositeur trouve bien souvent son origine, voire son déclenchement, dans le geste du pianiste. C’est au piano, dans la fabrique même du son, qu’il déniche ses idées compositionnelles. Est-ce aussi votre cas ?
Sans doute pas pour toute ma musique, mais pour cette pièce: certainement. Le piano est en fait un fil conducteur dans ma vie comme dans ma pratique de compositeur, et mon rapport au piano et à l’électronique est déjà assez ancien. En 2010, j’ai initié un cycle de Strophes – ainsi intitulées parce que chacune a un argument plus ou moins avoué. Dans Strophe 1, justement pour piano et électronique, j’ai délibérément voulu prendre le contrepied de ce que je pouvais entendre dans d’autres pièces pour cet effectif : l’électronique y découle du geste pianistique – le temps de la composition épouse donc celui de l’interprète, et non pas celui de processus électroniques qui se déploieraient dans la durée. Ce sont des articulations sèches, rapides, plastiques, qui naissent de, ou induisent, un certain type d’écriture, d’accords ou de sons : un rapport somme toute presque « dix-neuviémiste » au piano, à l’image des miniatures de Schumann, par exemple.
Catharsis s’inscrit dans un geste et une durée plus vaste, mais est pour moi un prolongement du travail fait pour Strophe 1. Avec Benjamin Lévy et les équipes de l’Ircam, nous avons d’ailleurs « réinventé » pour l’occasion un dispositif de clavier MIDI placé dans le piano, que j’ai installé dans mon propre studio à Madrid, afin de lier très fortement l’écrit au geste instrumental. Cela étant dit, Catharsis s’écarte du projet de Strophe 1, au sens où on y navigue entre deux temporalités, l’une confiée aux interprètes et l’autre imposée par l’électronique. Le paradoxe étant que le discours musical est dominé, dans le premier cas par l’électronique, dans le second par les interprètes (avec des traitements assez compliqués à mettre en œuvre parce que devant suivre un tempo parfois rapide et les changements souvent abrupts joués par les interprètes) : j’aime beaucoup cette idée de la présence accrue d’une des parties, tandis que l’autre assoit la structure musicale
Quand on découvre l’effectif de cette pièce, on songe à quelques références historiques : celle de la Sonate pour deux pianos et percussions de Béla Bartók, et celle Kontakte de Karlheinz Stockhausen, qui est d’ailleurs au programme, ou encore, plus récemment, à Related Rocks de Magnus Lindberg et M de Philippe Leroux, toutes deux écrites en 1997 pour le même effectif : deux pianos, deux percussions et électronique… Comment situezvous Catharsis par rapport à cet héritage ?
La référence la plus assumée est celle à Kontakte, un chef-d’œuvre selon moi, qui est même l’une des sources d’inspiration du projet. Lorsque nous avons commencé à en discuter avec Laurent et Rémi Durupt, je savais que Kontakte figurait à leur répertoire et j’avais dès le départ l’intention d’y confronter ma propre pièce. J’ai même repris le set original de percussions de Stockhausen, même si je l’ai un peu augmenté (les claviers notamment), puisque je dispose d’un percussionniste de plus : les cloches à vaches, par exemple, sont celles de Kontakte, simplement réparties en deux sets au lieu d’un. J’endosse également l’héritage de Stockhausen dans le travail de l’électronique: dans Kontakte, elle joue un rôle fédérateur, puisqu’elle unifie de manière très organique un discours parfois fragmentaire, fait de sons étranges, lesquels peuvent sembler bruitistes, purement électroniques ou provenir de n’importe quel instrument. Mon approche n’a bien entendu que peu à voir avec la sienne, mais j’ai voulu, à l’instar de Stockhausen, intégrer à l’écriture de l’électronique une donnée supplémentaire qui est la déformation progressive, mais sur un instrument acoustique – ce que le temps réel permet : on l’a entendu par exemple dans CORDA d’Aureliano Cattaneo (2016), qui détimbrait et détempérait déjà le piano. Cette démarche rejoint donc la problématique de Stockhausen – l’aspect extrainstrumental du son électronique – tout en préservant l’ancrage à l’instrument – ce à quoi, en tant qu’instrumentiste, je tenais absolument. Nous avons donc mis au point tout un système de transformation du piano (un vrai, pas un piano MIDI). Ainsi, les pianos sonnent comme des pianos augmentés. Notons au passage que les grosses caisses et timbales sont également augmentées, et que j’y injecte des sons « impurs » générés par divers procédés, notamment l’environnement Modalys développé à l’Ircam.
Pourquoi « impurs » ?
Les sons Modalys purs m’intéressent peu car je les trouve assez peu musicaux. J’ai donc passé beaucoup de temps à les « recomposer », en les combinant à de multiples sources sonores obtenues soit par synthèse, soit par traitements, soit, tout simplement, échantillonnés à partir d’enregistrements d’instruments réels. Ils sont joués en temps réels, et modulés en fonction du jeu et de la frappe de l’instrumentiste. C’est valable pour les percussionnistes comme pour les pianistes. C’est pour cela qu’on a imaginé le dispositif, dont je parlais tout à l’heure, de clavier MIDI fixés devant le clavier réel du piano. Ce dispositif répond d’ailleurs à celui qui sert dans la pièce de Magnus Lindberg, que vous mentionnez, même si Lindberg a recours à des claviers MIDI qui se superposent à celui du piano. Grâce à l’Ircam, j’ai pu utiliser des claviers au toucher lourd, plus « pianistique », dont la disposition permet un jeu beaucoup plus naturel. Pour revenir à votre question concernant l’héritage de Stockhausen, le doublement des sources (deux pianos, deux percussionnistes) ajoute au principe de Kontakte une idée de spatialisation, que j’exploite avec un jeu responsorial un peu boulézien – sans parler des possibilités des instruments augmentés en termes d’interactions (captations et réinjections dans les pianos, captations croisées, d’un piano vers un autre, captations de percussions réinjectées après transformations dans les pianos ou les grosses peaux), de traitements en temps réel, et de diffusion de fichiers sons écrits en amont. Quant au Bartók, c’est une pièce que j’ai jouée, comme beaucoup de pianistes, mais, du point de vue compositionnel, la référence est plus lointaine.
De manière générale, comment abordez-vous et vous appropriez-vous un nouvel outil d’informatique musicale ?
La question est vaste. Je ne suis pas un spécialiste de l’électronique. Je suis avant tout un compositeur instrumental. Et, comme tous les compositeurs, écrire pour l’électronique me prend un temps considérable. Elle représente néanmoins une part non négligeable de mon travail. À ce titre, mon approche a beaucoup évolué. Par exemple, aujourd’hui, lorsque je joue Strophe 1, ma première pièce pour piano et électronique, c’est quasiment sans temps réel. J’en ai d’ailleurs réalisé une version avec deux fichiers audios afin de la jouer facilement, un peu partout, simplement avec mon ordinateur. En 2016, pour Strophe 3 à l’Ircam, au contraire, ce n’est quasiment que du temps réel. C’était un défi pour moi : je voulais essayer de retrouver et d’adapter une écriture électronique très instrumentale, donc toujours gérée par l’instrumentiste, dans la composition et la gestion du temps musical, et non des systèmes électroniques qu’il fallait suivre. Cette mise en œuvre est parfois très délicate : le temps réel peut en effet être assez contraignant au sens où, justement, il faut laisser le temps aux processus de faire leur œuvre. Dans tous les cas, je ne considère pas l’électronique comme une couche supplémentaire, qui se surimpose au discours : c’est la possibilité d’un discours en soi. Surtout ici : mon réalisateur en informatique musicale, Benjamin Lévy, a d’ailleurs fait un travail formidable à cet égard, et m’a considérablement aidé en me canalisant et en me permettant d’explorer nombre de concepts dont je n’étais pas familier. C’est un problème parce que, quand je découvre un nouvel outil, je suis comme un gosse : je peux me perdre dans l’exploration de ses possibilités et dans l’improvisation sur les matériaux générés – pour Catharsis, cela a surtout été le cas pour les percussions augmentées, que j’utilise là pour la première fois.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas