Né le 27 octobre 1912 à Texarcana, Arkansas, Colon Nancarrox a étudié la musique à Cincinnati, et plus tard à Boston avec Nicolas Slonimsky, Walter Piston, et Roger Sessions. Il joue aussi de la trompette dans des ensembles de jazz, et son idole n'est pas uniquement Igor Stravinsky, mais aussi Louis Armstrong, Earl Hines, et Bessie Smith. En 1937 Nancarrow s'engage dans la brigade « Abraham Lincoln » en Espagne où il lutte contre le gouvernement fasciste de Franco. Pendant deux ans, dans des situations à peine imaginables, Colon Nancarrow a été souvent proche de la mort, survivant par miracle aux blessures et à la maladie. Cet engagement politique infléchit durablement sa vie, puisqu'à son retour aux Etats-Unis, en 1939, il eut des ennuis avec le gouvernement fédéral et fut privé de sa citoyenneté américaine. Il s'exila au Mexique en 1940, et habita jusqu'à sa mort, en août dernier, à Mexico City, ne retournant aux Etats-Unis qu'en 1982, pour y recevoir la bourse « MacArthur ».

Jusqu'à cette date, il était presque totalement inconnu, composant pour le seul « instrumentiste » qu'il ait eu sous la main : un piano pneumatique. Ces fréquentations étaient plutôt liées au milieu artistique américain en exil, comme le peintre Annette Stephens qu'il épousa, où le poète américain George Oppen qui dû s'exiler pour fuir le McCarthysme au début des années 1950. Un autre de ses amis fut le peintre Juan O'Gorman, l'une des figures flamboyantes de la scène artistique des années 1940, célèbre aujourd'hui pour le calendrier aztèque qui orne la bibliothèque de l'Université de Mexico. O'Gorman a été l'architecte de la maison de Nancarrow qu'il décora de nombreuses fresques.

C'est là, dans la banlieue de Mexico, qu'il entreprit l'une des œuvres les plus étonnantes de ce siècle, et à coup sûr l'entreprise la plus originale de toute l'histoire de la musique : une œuvre entièrement composée pour le piano mécanique, non pas écrite, mais réalisée en perforant les cartons qui commandent l'instrument. Une soixante de pièces, de une à dix minutes, les Studies for Player Piano, études effectivement, mais de rythme, de timbre et de vitesse.

Comme l'écrit le compositeur américain James Tenney : « Qu'est-ce qui rend les Etudes pour piano mécanique si importantes ? Pour commencer, elles manifestent une incroyable investigation en profondeur et le recensement créatif d'un nombre incalculable de nouvelles possibilités dans les domaines du rythme, du tempo, de la texture, de la perception de la polyphonie et de la forme, qui constitueront un défi pour des décennies de compositeurs, théoriciens et auditeurs. Mais plus que cela, la qualité et la variété de ces investigations est proprement remarquable. D'un côté, il y a assez d'organisation systématique dans ces pièces pour satisfaire le plus mathématicien des « constructiviste ». D'un autre côté, il y a assez d'effusion lyrique, d'invention rhapsodique, de pure fantaisie pour réchauffer le cœur du plus outrageusement romantique des « intuitionniste ». Cette musique est parfois austère, sèche, froide comme la glace ; parfois chaude, passionnée, soudainement exhubérante. Et ceci sans que ce soit un non-sens stylistique, une incohérence esthétique. C'est plutôt que les Etudes explorent un très large domaine formel et expressif. »

« Parmi les paradoxes concernant l'œuvre de Nancarrow, le plus profond est que cette œuvre d'avenir a été réalisée entièrement à l'aide d'un instrument obsolète, et même anachronique — dont la raison d'être, de plus, était le divertissement et non l'art — le piano mécanique ! Il prit la décision de se consacrer entièrement à cet instrument dans les années 1940, après de nombreuses années de frustrations à entendre ses pièces instrumentales jouées imprécisément. La Toccata pour violon et piano (1938) et la Sonatina pour piano (1941) étaient déjà extrêmement difficiles d'exécution, poussant à leur limite les possibilités des interprètes de ce temps. Nancarrow me dit un jour que s'il était né un peu plus tard, il se serait tourné sans doute vers l'électronique. Mais au début des années 1940 ce n'était pas encore une altenative valable — juste un rêve dans l'esprit de quelques musiciens comme Edgard Varèse, John Cage, Pierre Schaeffer. Henry Cowell, dans son livre New Musical Resources (1930) suggéra que le piano mécanique pourrait servir à la réalisation des relations rythmiques complexes qu'il envisageait, et Nancarrow a dit que le livre de Cowell fut une source d'inspiration pour lui. Seuls Stravinsky, Antheil, et Percy Grainger parmi les compositeurs sérieux s'intéressèrent au piano mécanique, mais ces œuvres étaient secondaires. Il revint à Nancarrow de sauver cet instrument de l'oubli des magasins d'antiquités et des arrières-salles de café, pour lui donner une nouvelle vie. Les limites du piano mécaniques sont évidentes : son accord fixe, son homogénéité de timbre, et la simple difficulté, physique, pour perforer les cartons. Mais il a aussi de grands avantages : le premier d'entre eux est sa capacité à réaliser avec précision, et à une vitesse incroyable, virtuellement n'importe quel rythme ou relation de tempi. Seul l'ordinateur atteindra par la suite cette précision, mais, et c'est là le deuxième avantage du piano mécanique : ce dernier est utilisable par un compositeur seul, comme l'était Nancarrow, et ne requiert l'aide d'aucun technicien ou assistant. »

« Les deux principales caractéristiques des œuvres de Nancarrow sont ses procédures rythmiques, et son exploration des différents types de textures polyphoniques — et, de ce fait, de perception polyhonique. La plus visible des problématiques compositionnelles dans l'œuvre de Nancarrow est le rythme. Mais son exploration des textures polyphonique qui découle nécessairement du développement rythmique, sera peut-être un jour perçu comme le point essentiel de son œuvre.» (James Tenney, livret de l'intégrale des Etudes pour piano mécanique, disques Wergo. Traduction et adaptation : Marc Texier).

Voici quelques unes les nombreuses procédures rythmiques que l'on peut trouver dans l'œuvre de Nancarrow : de rapides changements de mètres, des superpositions de mètres différents à deux voix ou plus, des changements de tempi, des superpositions de tempi différents avec éventuellement des tempi variables, des séries de mètres ou de durées, et enfin le rubato. Ces différentes superpositions rythmiques et la vitesse, souvent extrême, que permet le piano mécanique, donnent naissance à des effets acoustiques inouïs comme la perte de la perception du rythme qui se transforme en une perception de timbre, lorsque la célérité dans l'enchaînement des notes en en-deça du seuil de discrimination de l'ouïe ; ou au contraire, la décomposition quasi-prismatique d'une texture très complexe apparamment uniforme en pulsations différentielles lorsque les différents mètres sont dans des rapports irrationnels.

©Ircam-Centre Pompidou

Vous constatez une erreur ?

IRCAM

1, place Igor-Stravinsky
75004 Paris
+33 1 44 78 48 43

heures d'ouverture

Du lundi au vendredi de 9h30 à 19h
Fermé le samedi et le dimanche

accès en transports

Hôtel de Ville, Rambuteau, Châtelet, Les Halles

Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique

Copyright © 2022 Ircam. All rights reserved.