Né en Argentine, j'ai appris en même temps que l'espagnol, ma langue maternelle, le ladino : employé par les juifs espagnols depuis le Moyen-Age, il se distinguait très peu, aux XlVe et XVe siècles, de l'espagnol littéraire. Ce n'est que plus tard, lors de l'expulsion des juifs, que la thématique juive devint de plus en plus présente dans cette poésie, et on commenca, un peu comme dans le yiddish, « d'hispaniser » des mots provenant des pays méditerranéens où les juifs s'établirent. Quand j'ai dû potasser l'hébreu pour mon Bar Mitzwa, mes frères et moi avons inventé les rudiments d'une langue codée, secrète, dont nous étions assez fiers. C'était une forme mixte : les mots espagnols étaient écrits uniquement avec les signes de l'hébreu. Nous avons entretenu alors de longues correspondances ainsi, n'apprenant que plus tard qu'il ne s'agissait guère d'une invention, mais plutôt de la répetition intuitive d'une coutume qui avait la préférence de bien des érudits sefarades, à l'époque espagnole et même plus tard. Le ladino n'est pas une langue de musée, malgré sa syntaxe figée et ses expressions archaïques Il y a toujours une tension latente avec l'espagnol toujours modifié, modernisé, et cela est dû en premier lieu a l'emploi du ladino comme expression et comme réceptacle d'une poésie épique mise en musique dès le XVIe siècle. Quand une langue reste en contact avec la musique populaire, elle ne peut vieillir, elle doit rester vivante et atemporelle.
Dans l'anthologie des chants judéo-espagnols publiée en 1973 par Isaac Levy (volume 4), j'ai trouvé un poème aduat dont j'ai isolé la première strophe : Madres amargadas Mères pleines d'amertume Non sospirés mas Ne soupirez plus Non seran pedridas Ne seront pas perdues Vuestras lagrimas Vos larmes. J'ai écrit une paraphrase à partir de ces vers, que l'on entend seulement dans la dernière partie de la cantate, par haut-parleur, lequel est placé à côté du chef comme un soliste. Le récitant reste invisible pendant l'exécution et parle dans un microphone derriere la scene. Les sopranos et les altos choisissent librement, indépendamment les unes des autres, ou bien des mots d'une langue personnelle, inventée, ou bien à l'intérieur d'un répertoire des mots en ladino.
Mauricio Kagel.