Denis Cohen (1952)

Jeux (1983 -1989)

pour piano MIDI et ordinateur 4X en temps réel

œuvre électronique, Ircam

  • Informations générales
    • Date de composition : 1983 - 1989
    • Durée : 36 mn
    • Éditeur : Nodus, Paris
    • Commande : Les Amis du Centre Georges-Pompidou
Effectif détaillé
  • 1 clavier électronique/MIDI/synthétiseur

Information sur la création

  • Date : 10 mai 1990
    Lieu :

    Paris, Centre Georges-Pompidou


    Interprètes :

    Florent Boffard : piano.

Information sur l'électronique
Information sur le studio : Ircam
RIM (réalisateur(s) en informatique musicale) : Cort Lippe
Dispositif électronique : temps réel

Note de programme

Difficulté classique de la musique électro-acoustique depuis son avènement : la place accordée à l'interprète par rapport à l'œuvre pré-enregistrée. La bande ne pouvait subir aucune modification : soit l'exécutant devait se conformer aux temps prédéterminés sans varier d'un iota (comme s'il fallait jouer avec un orchestre incapable de modifier son tempo, son rubato), soit un « balayage » suffisamment large était prévu dans la conception de la bande, qui autorisait les libertés traditionnellement associées à l'interprétation. Que la partie de la bande réponde, comme le chef dont rêve tout soliste, à toutes les subtilités agogiques de l'exécutant — la colla parte absolue — cette idée semblait utopique.

L'œuvre de Denis Cohen pour piano et électronique live Jeux donne, entre autres, un exemple frappant de la façon dont l'utopie peut maintenant devenir réalité. Dans Jeux, le programme Patcher mis au point par Miller Puckette pour le système 4X permet non seulement au pianiste soliste de déclencher lui-même des événements électro-acoustiques prédéterminés, mais aussi d'introduire des processus d'électronique live du type de ceux inaugurés par Pierre Boulez dans Répons. Parmi les dispositifs utilisés (pour ne citer que quelques exemples relevés dans les premières minutes de l'œuvre) on peut relever une « réverbération infinie » qui prolonge les notes de la partie piano, des décalages de fréquences microtonales à partir des accords du piano, l'échantillonnage et la transformation de la partie de piano en direct, ainsi que la permutation aléatoire (en définitive, une dissolution) des cinq cellules rythmiques qui constituent le matériau temporel de l'œuvre. L'œuvre a depuis été portée sur la Station d'informatique musicale de l'Ircam.

Le projet ambitieux de cette pièce, d'une durée d'une demi-heure, peut, à beaucoup d'égards, rappeler Kontakte de Stockhausen (tout comme certains gestes et sonorités évoquent Mantra, une pièce écrite plus tard). Mais les termes essentiels ont été inversés : alors que la pièce de Stockhausen a été conçue en recourant à une bande de musique électronique, avec des parties instrumentales greffées en conséquence, Cohen considère Jeux avant tout comme sa première pièce de musique instrumentale avec électronique, ou, plus exactement, comme une « interaction » entre ce qu'il appellerait une source mémoire, ou source morte (la 4X) et une source incidente, source vive, (le pianiste).

Quand à la forme, bien que les trente sections de Jeux fassent penser à une Momentform à la Stockhausen, les procédures de l'œuvre sont en réalité plutôt tournées vers le développement. Comme dit le compositeur : « J'ai trouvé dans Jeux, cinq ans après sa composition, tous les éléments qui pourraient constituer une sonate, mais dans un ordre bouleversé, éclaté : je crois par contre que l'on peut « entendre » un épuisement du matériau qui aspire à sa fin. »

L'introduction de l'œuvre est brillante avec impertinence — une sorte de filigrane lisztien disloqué qui gravit le sommet du piano puis sombre dans ses profondeurs ; elle est suivie par une exposition dans laquelle l'électronique apporte un ensemble de structures rythmiques fondamentales (immédiatement soumises à une permutation de plus en plus « chaotique »), alors que le piano livre trois configurations de base, dont le développement est émaillé de cadences fleuries dans le registre aigu.

Vient ensuite ce que Stockhausen appellerait un Einschub : un « insert » de caractère totalement différent, dans lequel le piano martèle un la répété, pendant que les notes graves catalysent divers phénomènes électroniques. Il donne lieu à trois développements plus discursifs, les deux premiers avec un épilogue en accords, et le troisième avec un lent contrepoint à trois voix, qui ramène les « réverbérations infinies » du début ; suit une récapitulation de plus en plus hachée de l'introduction, mêlée à des interpolations électroniques. Après quoi vient une séquence de variations et développements, trop complexe pour être détaillée, mais où s'insinue constamment une nouvelle figure de remous ondulants (descendants/ascendants) de clusters resserrés de plus en plus envahissants qui finissent par dominer totalement la coda prolongée.

Note de programme de la création, 10 mai 1990.


Jeux pour piano et 4X (électronique en temps réel) est une pièce qui eut une première version en 1983/1984 sous le titre de Proiezione. Les modèles d'écriture qui y étaient employés étaient conçus selon un principe aléatoire contrôlé par l'exécutant, non pas en lui donnant des choix de parcours à l'intérieur d'un graphisme plus ou moins défini, mais en mettant en place un système de déduction (des tempi de déroulement de séquences pour l'essentiel) qui le contraignait à observer la cohérence d'un choix premier, donc à relativiser les conséquences d'une décision.

Cette démarche engageait l'exécutant à prendre des responsabilités quant à la vitesse et au phrasé d'une séquence, en prévision de sa « projection », de sa rediffusion transformée (dans ses composantes de timbres et de hauteurs) par la machine, superposée à une séquence ultérieure que jouait le pianiste. Le critère de définition de cette responsabilité n'était plus lié à un choix subjectif dans le champ de l'articulation formelle (comme dans les formes que l'on a appelé « ouvertes »), mais à la capacité mémorielle de l'exécutant qui devait en quelque sorte se « caler » sur sa propre interprétation. Il s'agissait de « traits » dont la vitesse de pulsation était variable mais dont les durées globales étaient relatives, imposant une systématique induite par l'exécution, et ceci en temps réel.

De cette démarche, dont j'ai changé la réalisation pour des raisons techniques et aussi musicales, j'ai gardé le principe de l'interaction de ce que j'appellerai une « source mémoire » ou source morte et d'une source « incidente » ou source vive (le pianiste), mais suivant un protocole de transformations plus diversifiées.

Le titre de cette œuvre offre quelques résonances, qui, si elles ne sont pas en relations directes avec les procédures écrites et technologiques employées, sont à minima connexes, dans un rapport au langage, des préoccupations d'ordre formel.

L'on parle du jeu d'un acteur – avoir un beau jeu (de cartes). Un jeu est aussi une série complète d'objets de même nature, un jeu d'orgue par exemple. Le jeu est une interprétation, une manière de mettre en œuvre ; le jeu est aussi le mouvement d'un mécanisme.

Enfin, « jeu » dans le sens de « différentiel, de différence, de différance : ...jeu systématique des différences, des traces différentes, de l'espacement par lesquels les éléments se rapportent les uns aux autres » (J. Derrida, Positions, Éditions de minuit, p. 38).

Denis Cohen