Hèctor Parra Esteve (1976)

Hypermusic Prologue (2008 -2009)

A projective opera in seven planes, opéra de chambre pour deux voix, huit intrumentistes et électronique

œuvre électronique, Ircam
œuvre scénique

  • Informations générales
    • Date de composition : 2008 - 2009
    • Durée : 60 mn
    • Éditeur : Editorial Tritó, Barcelone
    • Commande : Ensemble intercontemporain et Ircam-Centre Pompidou avec le soutien du Département de Culture du Gouvernement Catalan.
    • Livret (détail, auteur) :

      Lisa Randall

Effectif détaillé
  • solistes : soprano solo, baryton solo
  • flûte, clarinette, cor, percussionniste, violon, alto, violoncelle, contrebasse

Information sur la création

  • Date : 14 juin 2009
    Lieu :

    Paris, Festival Agora, Centre-Pompidou


    Interprètes :

    Matthew Ritchie : scénographie, Paul Desveaux : mise en espace, Laurent Schneegans : lumières, Charlotte Ellett : soprano, James Bobby : baryton, Ensemble intercontemporain, direction : Clément Power.

Information sur l'électronique
Information sur le studio : Ircam
RIM (réalisateur(s) en informatique musicale) : Thomas Goepfer
Dispositif électronique : temps réel

Note de programme

On accepte généralement l’idée selon laquelle la création artistique et la recherche scientifique partagent des catégories et des schémas de pensée et de valeurs, dans une mesure qui va bien au-delà de ce qu’on pourrait attendre de leurs finalités les plus immédiates. La beauté, l’intuition, l’élégance, le sentiment intime d’une perfection à atteindre sont des valeurs culturelles communes à ces deux domaines rendant possible une communication vivante et directe entre scientifiques et artistes qui partagent la joie de créer des univers. Il y a cent ans, la révolution relativiste remplaçait le temps absolu de Newton et son flux universel et uniforme en le convertissant en une quatrième dimension géométrique. Aujourd’hui, les progrès de la physique, tant dans le domaine théorique que dans celui de l’observation, amènent à considérer qu’il peut exister jusqu’à sept dimensions géométriques additionnelles. Le caractère caché ou invisible de ces dimensions est généralement attribué à leur nature hyper-microscopique.

Dans son livre Warped Passages, la physicienne Lisa Randall a réussi à transmettre à un large public cet effort pour comprendre la nature d’une réalité ultime dont nous faisons tous partie. Les modèles connus sous le nom de « modèles 1 et 2 de Randall-Sundrum » constituent une catégorie spéciale de théorie où c’est le caractère déformé, courbé (warped) et non nécessairement la petite taille qui sont désignés comme étant à l’origine de cette occultation.

Ces modèles spécifiques, et tout particulièrement l’image que ces modèles donnent de l’ensemble des interactions fondamentales de la physique, m’ont offert la possibilité de bâtir un espace symbolique d’une très grande richesse, qui peut être utilisé comme cadre pour la composition musicale. Un cadre dans lequel l’instrumentation, l’orchestration, la musique vocale et les techniques électroniques en temps réel peuvent produire et organiser un nouveau type d’expérience acoustique.

À partir d’une proposition du Festival d'Opéra de Poche de Barcelone en 2005, et grâce à la production de l’Ensemble intercontemporain, de l’Ircam et au soutien de la fondation d’entreprise Hermès, ce projet a d’abord représenté un défi, puis une grande satisfaction de pouvoir compter sur Lisa Randall comme librettiste et inspiratrice d’un projet aussi excitant de création musicale : l’opéra projectif Hypermusic Prologue.

Argument

Hypermusic Prologue résulte d’une collaboration unique entre science, musique et arts plastiques. Aux côtés de Lisa Randall, de l’artiste plasticien Matthew Ritchie et du metteur en scène Paul Desveaux, j’explore la forme « historique » de l’opéra pour générer une expression dramatique du XXIe siècle.

Le livret de Lisa Randall présente une compositrice-scientifique (la soprano) qui vit une profonde tension entre l’amour qu’elle éprouve pour son compagnon (le baryton) et sa passion, son amour pour la connaissance et sa conviction qu’il existe un monde plus vaste à explorer.

Leur relation connaît un changement lorsque la soprano, après une discussion animée, décide d’entreprendre un hypothétique voyage dans la cinquième dimension déformée du modèle Randall-Sundrum de l’espace-temps. Àpartir de cet instant, l’espace d’énergie dont la soprano fait l’expérience va dépendre de sa position dans cette nouvelle dimension. Ainsi, la soprano et le baryton vont vivre à travers ce voyage des expériences différentes de la réalité : tandis qu’elle se déplace librement dans un hyper-espace à cinq dimensions, lui reste lié à notre espace-temps ordinaire à quatre dimensions.

De cette façon la musique, qui est une forme extrêmement organisée d’énergie acoustique, va nous aider à nous approcher et à jouir de ces mystérieux et fascinants espaces fortement déformés. Dans cet opéra, le public se verra conduit de l’espace familier et traditionnel à trois dimensions de la salle de concert à une sensation d’ouverture vers une expérience acoustique nouvelle et inattendue. Comme nous allons le voir, le rythme, les hauteurs, les mélodies, les gestes vocaux, instrumentaux et électroniques sont spécialement sculptés selon un système d’analogies structurelles avec les concepts et les processus physiques à l’œuvre dans le modèle physique spatio-temporel de Lisa Randall. Au cours de ce processus d’écriture, de nouveaux matériaux musicaux apparaissent. Ils sont « unifiés » sous la forme d’une matière sonore hyper-expressive qui accompagne le point culminant du livret. La musique qui donne vie aux contrastes constants de tensions rythmique et émotionnelle des dialogues est spécialement conçue pour déformer la perception temporelle du public.

Relations structurelles entre les modèles physiques de Lisa Randall et l'espace-temps scénique et musical de Hypermusic Prologue


Dès le départ de ma collaboration avec Lisa, le développement du livret s’est accompagné de la création d’un large réseau de connexions sonores structurant le parallélisme entre la musique et son modèle physique, fascinant et suggestif. Ainsi, les « équivalents musicaux » aux éléments physiques de base, à savoir les paramètres de la dimension musicale, se présentent comme suit :

Taille / distance

La taille est représentée par la durée (en secondes) d’une phase musicale. Ici, je ne me préoccupe pas de rythme interne spécifique. La taille physique a son équivalent musical dans la durée des transformations électroniques, principalement celles qui affectent la dimension temporelle du son (timestrectch, delay, etc.)

Temps

Le temps physique équivaut ici à la densité rythmique du discours musical, aux rythmes spécifiques qui construisent le discours tout comme son évolution dans le temps, et à la « granularité » des traitements électroniques en temps réel (densité et rythme d’enchaînement de la granulation résultant de différents processus de synthèse granulaire).

Masse

Elle équivaut à l’amplitude et à la richesse spectrale des voix, des instruments et des traitements électroniques. Les sons correspondant à la weak brane du baryton – c’est-à-dire à notre espace connu – seront moins forts et moins riches, du point de vue spectral, que les sons plus proches de la gravity brane ou que ceux inclus dans l’espace de la cinquième dimension, puisque que la masse croît de façon exponentielle quand nous nous rapprochons de cette cinquième dimension.

Energie

L’énergie physique équivaut en musique à la dynamique de propulsion du geste musical, autrement dit à la vitesse d’évolution du discours (en amplitude et dans le spectre). Une fois précisées ces dimensions de base dans lesquelles nous allons évoluer acoustiquement, nous allons trouver que le fameux facteur de déformation (warp factor) du modèle de Lisa Randall, qui définit la déformation de cette cinquième dimension, équivaut à l’évolution temporelle de tous ces paramètres, ainsi qu’à la distance séparant les sons vocaux ou instrumentaux originaux de leur traitement électronique en temps réel.

Au centre de l’opéra (plan IV), les deux points de vue opposés de la soprano et du baryton alternent de la façon suivante : lui est ancré dans notre espace-temps, tandis que la soprano explore en toute liberté l’hyper-espace à cinq dimensions. Les paramètres musicaux précédemment définis interagissent sur le plan dynamique tout en dépendant du point de vue que nous offre chacun des deux chanteurs :

1) Le point de vue du baryton

Il perçoit la voix de la soprano, qui s’approche de la gravity brane avec des phrases de plus en plus courtes (puisque le temps s’y compresse de façon considérable). Simultanément, comme elle gagne en masse de façon exponentielle, la densité rythmique augmente, et l’augmentation de l’énergie trouve son parallèle musical dans un réseau de plus en plus dynamique et accentué de crescendos, diminuendos, contrastes d’amplitude, etc. La vitesse des changements augmente. Un traitement électronique de plus en plus riche, fluide et puissant de la voix de soprano nous donne la sensation qu’elle gagne en énergie et en masse, qu’elle diminue en taille et que sa temporalité se comprime. Son langage vocal devient de plus en plus expérimental et riche :

Hypermusic_fig 1

Le baryton va avoir la sensation qu’elle est partout, qu’elle l’entoure, mais il ne partage pas le même espace, car la voix du baryton n’est pas traitée électroniquement à ce moment-là.

2) Le point de vue de la soprano

Elle expérimente un paysage sonore nouveau et dynamique. L’électronique transforme en temps réel le son de l’orchestre ainsi que la voix du baryton qui devient progressivement de plus en plus localisée, emprisonnée dans les quatre dimensions connues. En accord avec le confinement statique dans lequel il se trouve, la soprano va le percevoir avec des phrases de plus en plus longues et possédant de moins en moins de densité rythmique (elle a l’impression qu’il vit une dilatation temporelle). Sa baisse d’énergie va se traduire par une perte de couleur vocale (les sons chantés par le baryton contiennent du souffle) et par une simplification électronique de son spectre (à travers des filtres fréquentiels et des processus de synthèse sonore qui le rapprochent de sons sinusoïdaux). Dans le même temps, ces traitements électroniques sont spatialisés afin que les sons apparaissent de plus en plus concentrés en un point unique del’espace, accentuant ainsi la sensation de confinement. Par ailleurs, l’orchestre, avec sa dynamique fluide et riche, représente pour la soprano l’excitation et la sensation libératrice que lui procure l’exploration de la cinquième dimension. L’orchestre exprime alors l’état psychologique aventurier et euphorique de la soprano, tandis que la voix électronique du baryton figure la perception physiologique qu’elle a de lui. L’exposition combinée des aspects physiologiques et psychologiques construisent un nouveau type de tissu dramaticomusical, comme on peut l’observer dans la figure suivante :

Hypermusic_fig 2

De cette façon, la temporalité tissée par les deux chanteurs au cours des dialogues et par leur relation musicale avec l’orchestre se voit fortement déformée (bien au-delà de la situation de l’opéra classique) et prend rapidement des formes très diverses. À la fin du plan IV, une fois atteint le point culminant du voyage dans la cinquième dimension, la musique nous fait vivre une suite « d’accidents temporels » qui vont accentuer la distance au temps physique et émotionnel qui sépare les deux chanteurs : moments tendus et explosifs où la retenue rythmique (le temps perçu par le public devient de plus en plus lent) est brisée par de puissantes décompressions et de fortes accélérations de la musique. Ces abîmes nous amènent à un point de non retour où la soprano « découvre », en l’expérimentant avec sa propre voix, un nouveau langage vocal purement musical. Car si les physiciens expérimentent avec des accélérateurs de particules et des radiotélescopes, dans un opéra, le chanteur expérimente avec sa propre voix, qui est son cadre de référence le plus naturel. Il y a là quelque chose d’autoréférentiel, à la manière dont le texte, chez Paul Celan, devient la nature de référence. En tant que représentation vivante de ce que serait une voix multidimensionnelle, j’ai pris comme source d’énergie sonore les différents modes vibratoires des cordes vocales. J’obtiens ainsi deux grands axes d’articulations :

  • la phonation : sons avec beaucoup d’air —> avec peu d’air —> voix pleine, —> tendue —> voix extrêmement tendue
  • mode vibratoire : voix extrêmement relâchée et fry —> voix légèrement fry —> voix normale —> falsetto

Tout de suite après, je module avec l’aide de la langue et des lèvres des séries sonores produites par des sons uniquement gutturaux. J’ai utilisé quatre grandes catégories de modulation consonantique offrant un filtrage acoustique naturel de la voix : nasales, latérales, fricatives, occlusives + plosives.

Hypermusic_fig 3

On voit comment les impulsions initiales des cordes vocales et les filtres consonantiques peuvent ou non partager des rythmes et des dynamiques à l’échelle la plus petite. On aura une plus grande richesse en évoluant avec le plus de fluidité dans les champs de possibilités que nous offrent nos cordes vocales et en ajoutant une plus grande dynamique et une plus grande variabilité des filtres consonantiques. De la sorte, une plasticité sonore inattendue émerge directement de la voix humaine.

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Interaction dramatique entre les voix et les instruments : à la recherche d'une nouvelle esthétique sonore

Grâce à une structure complexe des relations entre les sons des instrumentistes et les résultats sonores des traitements électroniques, et grâce à une spatialisation dynamique de ce traitement, l’auditeur est propulsé à l’intérieur d’un espace sonore fortement déformé qui lui fait vivre une expérience psychoacoustique proche de la découverte d’une nouvelle dimension spatiale. Cette expérience favorise une catharsis musicale propice à une expression dramatique nouvelle, nourrie des idées les plus avancées de la physique du XXIe siècle.

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Dans son ensemble, le spectacle est conçu pour procurer au public une sensation étrange de « perte de la compréhension et du contrôle de sa propre réalité » comparable à une « décharge d’hyper-réalité », une réalité qui n’est pas exactement identique à celle que l’on avait imaginée au départ.

Hèctor Parra.

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Hèctor Parra, Lisa Randall, programme de la création, Agora 2009.

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