Luigi Nono (1924-1990)

Guai ai gelidi mostri (1983)

pour deux contraltos, six instrumentistes et bande magnétique

œuvre électronique

  • Informations générales
    • Date de composition : 1983
    • Durée : 43 mn
    • Éditeur : Ricordi
    • Livret (détail, auteur) :

      Gottfried Benn, Lucrèce, Carlo Michelstaedter, Friedrich Nietzsche, Ovide, Ezra Pound, Rainer Maria Rilke et Franz Rosenzweig, réunis par Massimo Cacciari

Effectif détaillé
  • soliste : 2 contraltos solo
  • flûte (aussi flûte piccolo, flûte basse), clarinette (aussi clarinette en mib), clarinette contrebasse, tuba (aussi trompette piccolo [sib] ), alto, violoncelle, contrebasse

Information sur la création

  • Date : 23 octobre 1983
    Lieu :

    Allemagne, Cologne.


Information sur l'électronique
Information sur le studio : Experimentalstudio der Heinrich-Strobel Stiftung, Hans Peter Haller et Luigi Nono : régie son.
Dispositif électronique : sons fixés sur support

Note de programme

A propos de la musique

  • Son mobile et non statique, du monolithisme des formants.
  • Micro-intervalles pouvant aller jusqu'à 1 Hz.
  • Diverses transpositions du spectre acoustique, qui cesse d'être unique.
  • Autres vibrations, autres filtres de diffusion, avec utilisation compositionnelle de l'espace propre à l'étude.
  • Diversité également entre le souvenir-présence du chant grégorien et le souvenir-présence du chant synagogal.
  • Diversité aussi dans la production du son, non plus donné comme « monade » en soi, mais résultant d'une multiplicité d'autres éléments, à savoir les diverses qualités des organes vocaux et instrumentaux, exaltés par les live-electronics en temps réel.
  • Nécessité constante d'étudier et d'expérimenter d'autres possibilités, également et surtout au service de l'imagination créatrice.
  • Conséquences : d'autres difficultés pour la perception, passivement ravalée et banalisée en « normalité » du « voir la musique » : star-system, métalangage.
  • Disponibilité infinie au surprenant, à l'inhabituel, à la mise-en-question, avec en outre un maximum d'incertitude (certitude dans l'incertitude), un maximum d'inquiétude désespérée (quiétude dans l'inquiétude désespérée) — chercher, infiniment plus important que trouver.

Ecouter !

  • Comment écouter les pierres rouges et blanches de Venise au lever du soleil
  • Comment écouter au couchant l'arc infini des couleurs sur la lagune de Venise
  • Comment écouter les ondulations magiques de la Forêt Noire :
  • Couleurs, silences, les sept ciels live au naturel.
  • (« Le grand Maghid Mezirici prenait plaisir, dans sa jeunesse, à se lever à l'aube pour aller se promener le long des fleuves et des lacs : il apprenait l'art d'écouter » — Elie Wiesel, Célébrations hassidiques).
  • Hölderlin et sa tour — Gramsci et sa cellule.
  • Emilio Vedova et son cycle sur le carnaval de Venise : autres signes, autre matière, autres couleurs, autres yeux, autres oreilles, les siennes ! Plus aptes à capter qu'un radar, plus sensibles qu'un ordinateur pour « ingérer » et « élaborer ». Le cycle implique et bouleverse.
  • Instants - écho de voix qui se sont tues — silences — cristal saturé d'événements moments heureux, terribles, tragiques.
  • « Guai ai Gelidi Mostri » : autre aventure pour nous, pour Cacciari, pour Vedova, pour Haller, pour moi, sur la mer ouverte à Prométhée.

Luigi Nono

A propos des textes

Les mots par lesquels Lucrèce décrit la peste d'Athènes et les invectives des Cantos de Pound commentent la malédiction que lance Nietzsche contre le plus froid de tous les monstres froids, l'Etat, l'idole Etre-Etat (jeu de mots italien intraduisible : « essere-stato », signifie à la fois «Etre-Etat», et « avoir été ») : le signe qui prêche la Mort hante par la vision de ses funérailles (funera respectans), qui ne regarde que la « putain Jadis » (comme disait Walter Benjamin), le mot de la puissance, de la force et de la violence, Kratos et Bia.

Ainsi, l'usure de Pound, aveugle, muette, dévorante, roue d'Ixion du temps rongeur - qui ne connaît que cette dimension du temps - ainsi, l'usure contre laquelle se jette le poête, n'entend pas, dans le « sea-surge », dans la marée montante, « the rattle of old men voice », le murmure des voix anciennes : l'usure est aveugle à ces «flames, étendards et chevaux armoriés » que Paolo Uccelo voyait déjà, montrant sur ce point, une fois pour toutes, comment il est possible de voir. Et elle ne nous laisse, l'usure, « only the husk of the talk », que la cosse du dialogue.

Mais — le puissant Mais de Rosenzweig, qui déjà retentissait dans Das atmende Klarsein, comme plus tard dans Diario polacco 2 — c'est justement quand le danger est extrême, quand, selon les mots de Benn, il ne peut faire plus sombre, quand mundus patet, quand la terre s'ouvre, que jaillissent les Larves, les Lémures, la corruption, la puanteur, la pourriture (corruptio, faztor, fungus), et qu'on veut nous plier devant l'idole Etre-Etat, à cet instant précisément il y a quelqu'un, Memor, Celui qui se souvient, qui connaît les mots et les gestes capables de faire face, Ce Memor ne fuit pas devant la Wildjagd (chasse sauvage) des Lémures, il se dresse face à elle et accomplit son rite. Pas d'affrontement « romantique » : les monstres sont froids — rythmé, scandé, pathos libre de tout « charme », même le sacra facere (l'acte sacré) que nous pouvons leur opposer. Le troisième moment, qui emprunte son titre à un vers de Benn (« Où est le grand Néant des Animaux ? »), est le sceau de la maturité, que la mémoire du rite a inauguré. Le Néant n'est plus le simple Néant, le vide, l'absence — mais le grand Néant où résonne, profond, das Offene, l'Ouvert de Rilke : silence qui résiste à la violence productive de la Phrase, à la violence du dis-courir, du bavardage, du « on », essence de la Terre et de l'Animal qui résiste à la violence imposée, à l'Hybris, qui de ce Bestand (existence) veut faire une pure propriété. C'est le grand Néant d'où constamment naissent les mots, les souvenirs, les rythmes. L'Animal le sait. Et c'est pourquoi il est l'Ange, le Messager. Ainsi le vers de Rilke qui dépeint l'Ange est-il en profonde sym-pathie avec ceux qui reflètent l'Animal. Celui qui en est arrivé là, à partir de l'intuition des monstres froids, commence à ne pas être « superflu », Nietzsche : überflüssig, c'est-à-dire qu'il commence à ne pas « fluer », à ne pas courir ou dis-courir ; il commence à pouvoir rester debout ou à tenter de rester debout ; à ne pas « s'enfuturer », à ne pas constamment se rendre étranger à lui-même : au contraire, il se développe, il se déploie, il se raconte, il commence à être dans la dimension de l'Entwicklungsfremdheit. Il commence à être persuadé et à s'opposer à la rhétorique, pour reprendre les termes de Carlo Michelstaedter qui anticipent de vingt ans certaines pages de Heidegger.Alors, dans son « air » peuvent se sauver également tous les « passés ». Car les dieux ne meurent pas, ils sont « discontinus », inconstants ; ils aiment la différence, le discontinu ; ils suivent d'inextricables méandres ; ils s'enfoncent parfois dans de longs cheminements souterrains et en ressortent transformés. C'est le monstre froid de l'Etat, de l'Etre-Etat, qui simplement décrète sa mort, qui voudrait la mort « parfaite ». Mais là où cesse l'Etat, où cesse l'idolâtrie, cesse également ce décret de la mort. Et l'air se recrée, plein de discontinuous gods, de dieux inconstants. Et nous pouvons abandonner la peur.

Luigi Nono et Massimo Cacciari, programme des concerts de mars 1985 à l'Ircam.