La version originale d'Anthèmes a été créée le 19 novembre 1991 lors d'un concert en hommage à Alfred Schlee, ami de longue date de Pierre Boulez et ancien directeur d'Universal Edition. La partition publiée récemment par Universal Edition correspond à une version légèrement modifiée de mai 1992. La version avec électronique a été réalisée dans les studios de l'Ircam avec Andrew Gerzso, assistant musical, et créée le 19 octobre 1997 au festival de Donaueschingen par Hae Sun Kang, violon.
Anthèmes
Anthèmes trouve son origine dans une partie inutilisée d'une des toutes premières versions de ...explosante-fixe.... Certains extraits d'Anthèmes — notamment la section du rapide pizzicato au début de la pièce —, rappellent, en effet, la partition pour violon du mouvement Originel d'...explosante-fixe.... Dans ce mouvement, la texture musicale de l'écriture est quelque peu uniforme et par conséquent, ne convient pas pour une pièce soliste. Aussi, l'un des moyens de modifier ce matériau initial était de réaliser une partition là où l'écriture était plus « différenciée » et les « figures musicales plus caractéristiques ». Le fait de prendre un petit fragment d'une partition existante et de le développer, le rendant le plus souvent méconnaissable, se retrouve ailleurs dans l'œuvre de Boulez : Dérive I provient de Répons, qui à son tour s'inspire de Messagesquisse ; quelques extraits d'une première version de Notations réapparaissent dans Pli selon Pli. Cette pratique est conforme à l'approche compositionnelle générale de Boulez : considérer une « petite » idée musicale et la faire « proliférer ». On retrouve dans Anthèmes une habitude caractéristique chez Boulez qui consiste à composer une pièce par l'entrelacs d'un nombre restreint de familles d'écriture musicale. Une famille musicale sera fondée sur un mode d'écriture (basé sur des règles, une méthode de prolifération ou un principe de génération) garantissant son identité et sa cohésion. Les matériaux provenant d'une famille donnée forment des trames qui traversent toute l'oeuvre.
Anthèmes 2 (1997)
En 1995, Pierre Boulez a décidé de composer à l'Ircam une version électroacoustique d'Anthèmes. La réalisation de cette version a été confiée à Andrew Gerzso, qui avait déjà élaboré les parties électroacoustiques de Répons (1981*), Dialogue de l'ombre double (1986*) et ...explosante-fixe... (1991**). Conformément à l'esprit de ces trois compositions, Anthèmes II adopte également une approche live ; c'est pourquoi tout le matériau électronique est généré en temps réel pendant la représentation. (En d'autres termes, il n'y a pas de matériau préenregistré, qui serait rediffusé pendant le concert). La technologie utilisée pour cette approche est Max/FTS, un langage de programmation informatique pour applications musicales en temps réel développé à l'Ircam par François Déchelle et son équipe. Le point de départ de ce nouveau projet était la version de la pièce datant de mai 1992. La première question à résoudre était de savoir comment coordonner l'interprétation du soliste avec celle de l'ordinateur. Dans Répons, cette coordination est effectuée manuellement par l'opérateur informatique qui, en suivant la partition et le chef d'orchestre, déclenche le programme approprié au bon moment. Dans ...explosante-fixe..., la coordination est complètement automatisée grâce à l'utilisation d'un « suiveur de partition ». L'ordinateur écoute alors le soliste et compare le jeu de celui-ci à la partition (qui a été préalablement stockée dans sa mémoire) pour définir le moment précis du déclenchement des modifications affectant la hauteur, le timbre, le rythme et la spatialisation du son. Ainsi, au cours de la préparation d'Anthèmes II, nombre d'expérimentations ont été faites pour établir les différents paramètres musicaux du violon (hauteur, dynamique, temps,...) pouvant être détectés pour le suivi de la partition. Puis ont succédé bon nombre d'esquisses ayant pour objectif de choisir les types d'interaction pouvant exister entre le violon et l'ordinateur. Une conséquence naturelle de tout ceci était qu'en cours de travail, la pièce était progressivement réécrite pour tirer avantage des nouvelles possibilités musicales offertes par l'électronique. Il est alors rapidement apparu que l'électronique remplirait trois rôles : 1. modifier et étendre la structure sonore du violon, 2. modifier et étendre la structure des familles d'écriture musicale mentionnées plus haut, 3. créer un élément spatial permettant la projection du matériau musical dans l'espace.
Un exemple du premier rôle peut être trouvé dans le traitement des harmoniques jouées par le violon. Pris dans sa plus simple expression, le principe de l'harmonique repose sur le modèle de résonance spécifique d'une corde dans le but de produire l'harmonique souhaitée. Dans le traitement électronique, le son harmonique du violon est dans un premier temps transposé, puis passé à travers un module pour enrichir son spectre qui, à son tour, traverse une structure résonante dont la fréquence de résonance est identique à celle de l'harmonique désirée. De cette façon, l'électronique sert à enrichir le spectre de l'instrument tout en respectant le principe harmonique de base du violon. Un autre exemple de ce premier rôle peut être illustré par les techniques d'extensions du temps appliquées à certains passages. Ici, c'est la structure temporelle du spectre qui est modifiée à la place de la structure harmonique. Ceci est rendu possible grâce à Audiosculpt, un programme informatique développé à l'Ircam par Philippe Depalle et son équipe.
Une illustration de l'extension des familles musicales apparaît dans la section du pizzicato au début de l'œuvre. Cette section, écrite sous la forme d'un canon, est fondée sur l'idée de changement précis de la structure musicale dans le temps. La partie électronique étend ce principe par l'utilisation de modules de transposition combinés à des délais temporels, qui multiplient ensemble le nombre de lignes musicales. Chacune de ces lignes est transposée et décalée dans le temps (comme dans un canon), de manière à clarifier ou à brouiller la musique originale.
L'utilisation de l'espace dans Anthèmes II est conforme à l'usage qu'en a fait Boulez dans ses précédentes œuvres avec électronique. Dans ces pièces, la spatialisation est employée pour articuler, par exemple, la structure de la phrase musicale (comme dans Dialogue de l'ombre double), un accord (comme dans Répons) ou un processus musical (comme dans ...explosante-fixe...). Dans tous les cas, il s'agit d'articuler, d'esquisser, de décrire et de clarifier la structure d'une idée musicale. Dans ces pièces, il y a aussi une correspondance tout à fait littérale entre la localisation spatiale du son que l'on entend et celle du haut-parleur lui-même. Anthèmes II, d'autre part, emploie un système techniquement plus sophistiqué (le Spatialisateur développé à l'Ircam et à Espaces Nouveaux par Jean-Marc Jot) fondé sur une approche perceptive de l'écoute spatiale permettant à l'auditeur d'entendre clairement des sons quelque soit l'endroit, indépendamment de l'emplacement et du nombre de hauts-parleurs utilisés. Le système peut aussi servir à générer des effets de premier ou d'arrière-plan. Cette dernière caractéristique est particulièrement utile pour clarifier ou brouiller le matériau musical par la projection du son en avant ou en arrière de l'espace d'écoute.