Wagner Dream ou le temps immobile d'un dernier soupir

S’inspirant des derniers moments de la vie de Richard Wagner et de son projet d’opéra Die Sieger, lui-même inspiré de la légende bouddhique de Prakriti et Ananda, Wagner Dream, opéra de Jonathan Harvey, semble multiplier et éclairer les voiles d’illusion. C’est avec Jean-Claude Carrière qui partage son attirance pour le bouddhisme, qu’Harvey a construit cette illusion-révélation donnée à Wagner « le temps d’un battement de paupières ».

Un opéra sur Richard Wagner ? Non. Quel rapport entre Wagner et le compositeur anglais Jonathan Harvey ? Et l’Ircam dans tout cela ? Si les apports pour le genre de l’opéra et les dérives idéologiques de Wagner sont bien connus, on oublie trop souvent la complexité du personnage et de sa pensée. Il faut souligner par exemple sa connaissance de la philosophie de Schopenhauer et son intérêt, peut-être plus surprenant, pour le bouddhisme. Pourtant, cet intérêt ne s’est pas démenti durant les dernières décennies de la vie du compositeur. Jusqu’à sa mort en février 1883 à Venise, il songea à un opéra sur un sujet bouddhiste. Très rapidement, la philosophie de Schopenhauer, axée sur une vision pessimiste de la condition humaine, est adoptée par Richard Wagner, en proie à des difficultés personnelles. Schopenhauer publie en 1819 Le Monde comme volonté et comme représentation où il met en évidence le rôle primordial de notre représentation. Cette distanciation par rapport au monde réel n’est pas si éloignée de l’idée de renoncement adoptée par Bouddha, lui-même redécouvert par l’Europe intellectuelle du XXe siècle. La philosophie de Schopenhauer s’inspire de celles de Platon, de Kant, mais aussi de la spiritualité indienne.
Wagner sera à la fois passionné par Schopenhauer et le bouddhisme. Dès l’été 1855 à Seelisberg, Wagner commence à se préoccuper d’un opéra bouddhiste qu’il intitulera un peu plus tard Die Sieger (Les Vainqueurs). Et le 16 mai 1856, il en rédige un bref synopsis à partir d’un récit découvert dans l’Introduction à l’histoire du bouddhisme indien d’Eugène Burnouf. Prakriti, une jeune fille indienne de la plus basse extraction, brûle d’un amour impossible
pour Ananda, un proche de Bouddha. Elle ne pourra vivre auprès de son amant qu’en entrant dans son ordre religieux et en faisant voeu de chasteté. Renoncement au monde comme rédemption, l’histoire de Prakriti et d’Ananda est également une métaphore de l’inégalité entre les hommes et les femmes. La mort ne laissera pas le temps à Wagner d’achever cet essai ni de composer Die Sieger. La fin de la vie de Wagner est bien connue, notamment par les témoignages de ses proches. Le 16 septembre 1882, il s’installe au Palais Vendramin de Venise avec sa seconde femme Cosima. Sa fille Isolde rapporte une violente querelle le mardi 13 février 1883 avec Cosima. La raison en serait l’invitation faite à Carrie Pringle (l’interprète de l’une des fille-fleur de Parsifal) de venir à Venise lui rendre visite. La femme de chambre Betty Bürkel, restée à proximité de Wagner, est le premier témoin de la crise
cardiaque qui emporte le compositeur.
Dans Wagner Dream, le compositeur Jonathan Harvey et le librettiste Jean-Claude Carrière, tous deux intéressés par la spiritualité bouddhiste, ont relié deux faits de la vie de Wagner : la narration de ses derniers instants et son projet
de composer un opéra sur un sujet bouddhiste.
Et les technologies de l’Ircam ? Des effets spéciaux spectaculaires ? Non, ou pas seulement : elles donnent sens au drame. Bien entendu, mener à bien un tel projet n’est pas une tâche ordinaire pour un compositeur habitué de l’Ircam. Depuis la première idée de Wagner jusqu’à l’achèvement de Wagner Dream, l’oeuvre mérite d’être observée.

La naissance d’un Opéra

Alors qu’il ébauche Wagner Dream, Jonathan Harvey a déjà écrit plusieurs oeuvres en rapport avec le bouddhisme, depuis Bakhti et The Path of Devotion jusqu’aux deux Buddhist Songs. Le compositeur a également une longue expérience de l’électronique, acquise avec la trentaine de pièces réalisées notamment à l’Ircam. Annonçant directement Wagner Dream, The Summer Cloud’s Awakening (2001, pour choeur mixte, flûte alto et piccolo, violoncelle préparé et électronique) réunit des textes de Wagner et de Shakyamuni (Bouddha) ainsi qu’un
dispositif temps réel réalisé avec l’assistant musical Carl Faia. Par ailleurs, la musique de l’opéra utilisera le principe des « chaînes mélodiques » déjà expérimenté dans From Silence (1988) et les Ritual Melodies (1989-1990).
Avant de rechercher des collaborateurs, le compositeur écrit lui-même un premier synopsis et une ébauche de livret en février 2002. L’idée est de mettre en scène une vision de Wagner pendant le bref instant de sa mort. Cette vision est tout simplement l’opéra bouddhiste qu’il n’a pas écrit, enchâssé dans le récit des derniers instants de Wagner.
À cette époque, l’opéra comprend trois scènes entourées d’un prologue et d’un épilogue. Dans cette ébauche, la fin du drame est alors bien différente de la version définitive. La disparition finale du décor et des personnages indiens devait mettre en évidence l’irréalité du récit bouddhiste. Il y avait deux interprètes prévus pour Wagner, un acteur parlant en allemand et un chanteur hors-scène. L’ensemble du dispositif sera simplifié dans la version définitive.
Peu après la mise au point de cette première ébauche du texte, le nom de Jean-Claude Carrière pour l’écriture du livret est suggéré à Jonathan Harvey par Pierre Audi, qui accepte de mettre en scène l’opéra. Les lumières seront assurées par Jean Kalman qui, comme Carrière a travaillé avec Peter Brook.
Comme Jonathan Harvey, Jean-Claude Carrière est profondément imprégné par la spiritualité du bouddhisme et l’Inde. Il a notamment écrit La Force du bouddhisme avec le Dalaï-Lama en 1995 et un Dictionnaire amoureux de l’Inde en 2001. Scénariste bien connu de Buñuel (Belle de jour, Cet obscur objet du désir, etc.), Forman (Taking Off, Valmont), Deray (Borsalino), Schlöndorff (Le Tambour, Le Roi des Aulnes), Godard (Sauve qui peut
(la vie)
), Wajda (Danton), Louis Malle (Milou en mai)… il poursuit également une carrière de dramaturge et d’adaptateur, en particulier avec Jean-Louis Barrault et Peter Brook.
Début 2003, la musique de la plupart des passages importants du brouillon proposé par le compositeur est ébauchée, sans citer explicitement ni Wagner ni les rituels bouddhistes. Elle ne comprend ni collage ni pastiche, mais suggère des atmosphères par quelques contours mélodiques ou des allusions à l’harmonie wagnérienne. Par ailleurs, les commanditaires et les producteurs sont réunis peu à peu. Pierre Audi choisit l’opéra pour Amsterdam, et Sally Cavender, de Faber Music, prend en charge la publication de la partition.

L’éclair de la mort

Progressivement, le sens général de l’opéra devient plus net : il ne s’agit pas d’asséner des enseignements bouddhistes, mais de faire vivre un texte bouddhiste dans l’étincelle du moment de la mort de Wagner. L’ensemble doit rester mystérieux, mais évocateur de la pensée bouddhiste. Le rôle de Wagner, personnage familier dans la culture de l’opéra, ne peut être chanté, il sera parlé. Et si Prakriti et Ananda choisissent le renoncement de l’amour sur terre, la perte du Moi comme rédemption, Wagner, lui, rejette in fine l’abandon de tout désir. Il veut revivre, conquérir, vaincre. Il choisit « le sang héroïque de Siegfried » contre « l’eau insipide de Prakriti ». Comme l’écrit Jonathan Harvey dans une lettre à Jean-Claude Carrière, « le romantisme glorifie la souffrance comme illumination, le Moi (subjectivité) comme baromètre de la vérité ».
En juin 2003, Jean-Claude Carrière écrit un synopsis précisant le déroulement de l’action. Dans l’éclair de la mort, le temps est suspendu, l’histoire est révélée à Wagner, elle lui est donnée tout entière. Il ne l’écrira jamais. Pour Jean-Claude Carrière, « il meurt après avoir connu ce que personne avant lui ne connaissait : le temps immobile, la vanité de toute gloire, l’illusion de toute identité et même de toute réalité, l’évidence que tous les êtres n’en font qu’un, que notre vie tout entière peut se décider au dernier instant, en une fraction de seconde, et que nous nous rejoignons dans l’immense creuset du vide où toutes les choses vivantes, qu’on le veuille ou non, se réconcilient.»

Électronique pour un opéra bouddhiste

Commandés par le London Sinfonietta, quelques fragments de l’opéra sont composés en 2003 et constituent Two Interludes and a Scene. Les interludes seront joués à Berlin le 5 mars 2005.
L’ensemble sera donné au Centre Pompidou à Paris le 25 mars 2006. La partie électronique des interludes est très importante et préfigure l’ampleur de l’ensemble technologique mis en oeuvre pour l’opéra.

L’Opéra définitif

Début 2005, le librettiste et le compositeur mettent au point le livret définitif. L’opéra comportera neuf scènes, les rôles des personnages allemands sont parlés alors que les personnages indiens sont chantés. Le dispositif choral est redéfini et simplifié. Un choeur de solistes chantera des fragments en sanskrit du Livre des morts tibétain. La fin du livret est encore retravaillée au printemps 2005 pour gommer toute action ou discours trop explicite.
L’écriture (vocale, instrumentale et électronique) avance à grands pas pendant l’année 2005 et le début de l’année suivante. Le travail de l’électronique de l’opéra se termine en mars 2007.

Le temps d’un battement de paupières

Comme dans La Tempête de Shakespeare : le monde n’est pas ce qu’on croit, les apparences sont trompeuses. Pour le compositeur, « les choses sont et ne sont pas, le rêve comme la réalité sont deux illusions, nous sommes dans un théâtre ». D’une part, le paradigme de la quête spirituelle chargée d’une grande intensité émotionnelle baigne l’opéra dans le monde de Wagner et du romantisme. Le mythe et l’universalité y rejoignent le contexte psychologique individuel. D’autre part, Wagner, à la personnalité si complexe et si égoïste, était également l’un des rares occidentaux à son époque à s’intéresser à l’Inde. L’opéra s’enracine dans le monde ancestral du bouddhisme oriental et de son détachement, son approche philosophique de la souffrance humaine et de la joie.

©Ircam-Centre Pompidou

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