Compositrice, habitée autant par la recherche scientifique que par sa quête esthétique, Natasha Barrett présente dans le cadre de ManiFeste-2018 un projet immersif réalisé en collaboration avec le collectif OpenEndedGroup : Pockets of Space. L’occasion de se plonger dans l’univers de cette artiste dont l’imaginaire envahit l’espace.
Née dans l’est de l’Angleterre dans une famille non musicienne mais hautement mélomane, la jeune Natasha Barrett est rapidement fascinée par ces œuvres orchestrales que son père écoute à longueur de temps, mais aussi par les musiques plus contemporaines, populaires ou non. La question « Comment invente-t-on de telles musiques ? » est à l’origine d’une curiosité qui ne la lâchera plus et guidera ensuite ses études, recherches et processus de composition. Encore adolescente, elle joue également du magnétophone pour faire ses premières expériences rudimentaires de musique sur bande – et lorsqu’elle abordera la composition, son et forme seront toujours approchés de ces deux versants jumeaux : instrumental et électroacoustique.
Mais le grand bouleversement pour Natasha Barrett survient au cours de ses études, en 1994 : inscrite en master de composition électroacoustique à l’université de Birmingham auprès de Jonty Harrison, elle y découvre le BEAST (Birmingham ElectroAcoustic Sound Theatre), gigantesque orchestre de haut-parleurs, qui lui ouvre les yeux quant aux richesses compositionnelles de la spatialisation – à commencer par les concepts de « contrepoint spatial » ainsi que d’« hyperréalité » de l’espace sonore, qui deviennent aussitôt deux de ses obsessions musicales –, ainsi que sur les possibilités d’« interprétation spatiale » lors de la diffusion sonore d’une œuvre, même électroacoustique – elle s’attachera plus tard à élargir l’acousmonium 1 classique pour l’adapter aux nouvelles technologies de diffusion sonore spatialisée.
Cette découverte l’encourage à s’engager dans une deuxième carrière, en parallèle de celle de musicienne et compositrice : désireuse de fabriquer les outils nécessaires à la concrétisation de ses rêves compositionnels les plus fous, elle se lance dans la recherche scientifique, plus spécifiquement sur l’enregistrement et la diffusion sonore en trois dimensions.
Ce sont ces recherches qui l’amènent tout naturellement dans les entrailles de l’Ircam, où se trouve un bijou unique en son genre : l’Espace de projection. Les 75 haut-parleurs de sa voûte constituent alors l’un des systèmes de diffusion en Ambisonics les plus aboutis au monde, développé par une équipe à la pointe de la technologie, sous la direction d’Olivier Warusfel. Laquelle équipe développe également la technologie Wave Field Synthesis (WFS) qui représente également à ses yeux un riche champ d’investigation.
À l’Ircam, les recherches de Natasha Barrett suivent trois axes principaux. Tout d’abord, sur le système Ambisonics lui-même. Le contrôle des sons et de leurs évolutions spatiales dépendant d’un codage plus ou moins complexe (on parle d’ailleurs de Higher Order Ambisonics, ou HOA, pour Ambisonics aux Ordres Supérieurs), jusqu’où faut-il pousser cette complexité ? Sachant qu’une surenchère de complexité entraîne des calculs supplémentaires de la part de la machine, quel degré de précision suffit à nos sens, dans le cadre de la diffusion d’une œuvre musicale et/ou audiovisuelle ? Quels types de sons profiteraient d’une surcomplexité ? Et, dans le cas particulier de la musique de Natasha Barrett : quelle complexité est nécessaire et suffisante pour rendre justice aux savants contrepoints spatiaux qu’elle développe ?
Le deuxième axe de recherche, qui examine la notion de « distance » en musique, l’amène à étudier la possibilité de donner le sentiment à l’auditeur que la source sonore est située, non pas à la même distance que les haut-parleurs ou plus loin, mais plus près, entre le dispositif et son oreille… Enfin, le troisième et dernier axe concerne les techniques d’enregistrement d’un champ sonore et le transcodage de cet enregistrement – la question, là encore, étant de déterminer le seuil de complexité nécessaire et suffisante à nos oreilles.
Ce contact avec les scientifiques nourrit sa musique à plus d’un titre : l’un des pans de son œuvre s’organise effectivement autour de la « sonification » de données scientifiques. Selon le processus qu’elle choisit pour donner une réalité spatiale sonore aux résultats numériques des chercheurs, elle peut soit offrir à ceux-ci de nouvelles perspectives sur leurs travaux, soit générer de nouveaux matériaux qu’elle pourra exploiter musicalement. Au reste, les données scientifiques ne sont pas les seules qu’elle exploite ainsi : elle n’hésite pas non plus, dans le cadre de ses œuvres mixtes, à faire interagir le son électroacoustique spatialisé avec les musiciens eux-mêmes, en extrayant diverses variables liées à la performance (geste instrumental, variations du son émis, etc.).
Son traitement du matériau musical doit beaucoup à la démarche scientifique : elle aime à le démonter, le déconstruire, jusqu’à en dégager chacune des briques élémentaires, chacun de ces atomes étant ensuite réassemblé pour bâtir un objet nouveau. Pour cette compositrice fascinée par les divers artefacts de notre civilisation et des précédentes, œuvres d’art ou objets du quotidien qui, aussi anodins soient-ils, témoignent du contexte dans lequel ils ont vu le jour, la musique est toujours le lieu d’une narration, quand bien même
obscure et abstrait : une narration qui a peu à voir avec les transformations que subit le matériau sonore, mais bien plus avec le langage qu’il charrie. Par un heureux hasard, ces préoccupations sont aussi celles de l’OpenEndedGroup, duo d’artistes vidéastes américains avec lequel elle collabore pour la première fois pour Pockets of Space, une installation de concert présentée en création au cours de ManiFeste.