Une pièce vide dans le Palazzo Vendramin à Venise. Dehors, il pleut. On entend parfois la sirène d’un bateau.

La femme de chambre, Betty, entre. Elle porte un plateau de petit-déjeuner (sur lequel sont posés la cafetière, le sucrier, le pot à crème, etc.)
Soudain, un éclair et un violent coup de tonnerre s’abattent simultanément. Betty sursaute. Les pots se heurtent et des gouttes de lait éclaboussent le plateau. Betty retrouve son calme, pose le plateau sur une table et l’essuie avec un chiffon. Elle est sur le point de se retirer quand Wagner fait son apparition, suivi de sa femme, Cosima. Il est très agité.

COSIMA
Que se passe-t-il ? Dis-moi !

Wagner ne répond pas tout de suite.
Betty tire sa révérence et s’en va.
On entend des voix au-dehors quand la porte s’ouvre. Une fois la porte fermée, Wagner se tourne vers Cosima et dit :

WAGNER
Combien de fois dois-je te le répéter ! Je ne veux pas de visite ! J’ai besoin d’être seul, j’ai du travail !

COSIMA
Je vais te laisser seul. Veux-tu que le déjeuner soit servi ici ?

WAGNER
Oui, s’il te plaît. Et ne laisse entrer personne. Sauf Carrie Pringle.

COSIMA
Carrie Pringle ?

WAGNER
Elle a joué dans Parsifal, tu ne te souviens pas d’elle ? Une des jeunes filles.

COSIMA
Ah, elle.

WAGNER
Oui.

COSIMA
Tu l’as invitée ?

WAGNER
Cosima, s’il te plaît.
COSIMA
Est-ce qu’elle va nous rendre visite ?

WAGNER
Elle est à Venise. C’est tout ce que je sais. S’il te plaît, ne recommence pas.

COSIMA
Recommencer quoi ?

WAGNER
La querelle habituelle.

COSIMA
N’aie pas peur. De toute façon, tu es souffrant. Tu dois te reposer.
(Un coup)
Pourquoi vient-elle ici ?

WAGNER
Je ne sais pas.

COSIMA
Je ne te crois pas.

WAGNER
Je sais.

COSIMA
Parfois, je me demande : suis-je vraiment sa femme ? Combien de fois m’as-tu trahie ? Tu ne le sais même pas.

WAGNER
Tu parles de mariage, pourquoi ne parles-tu jamais d’amour ?

COSIMA
D’amour ?

WAGNER
Pourquoi ne parles-tu jamais de ce dont j’ai besoin ? Pourquoi n’essaies-tu jamais de me comprendre ? Je m’évertue à t’emmener au-delà de la vie ordinaire ! D’ouvrir ton coeur et ton esprit ! Et tu résistes ! Tes préoccupations sont toujours tournées vers le passé ! Jamais vers le futur ! A propos de ce que je veux faire, de ce que je vais faire !

COSIMA
Je sais ce que tu vas faire!

WAGNER
Encore ! Écoute, maintenant je te demande de me laisser seul ! Je ne peux pas supporter ça plus longtemps ! J’ai du travail, tu comprends ? Du travail ! Sors d’ici !

Cosima sort à contrecoeur et referme la porte.
Wagner fait les cent pas ; il est agité. Il s’assied à sa table, boit du thé et écrit quelques lignes, en essayant de retrouver ses esprits. Dehors, on entend toujours la pluie et la sirène d’un bateau.
Dans une autre pièce, on entend Cosima qui joue Praise of tears de Schubert, sur un piano situé dans les coulisses.
Wagner marmonne quelque chose et se met au travail. On entend :

WAGNER
Qui est-elle vraiment… ? Qui est Prakriti… ? Qu’attend-t-elle de lui ? Que
représente-t-elle ? Pourquoi Bouddha a-t-il changé d’avis ? Voyons…

Il se lève, fait quelques pas en murmurant :

WAGNER
C’était une femme d’une caste inférieure … Mais…

Il s’assied à nouveau. Rédige quelques notes.

Brusquement, il se raidit, puis s’effondre. Sa tête tombe sur la table, brisant une tasse du petit-déjeuner.
Il suffoque :

WAGNER
Cosima… Co…

Il s’empare de la clochette et la sonne vigoureusement.

La musique commence : le son de la clochette se transforme en celui d’une solennelle cloche bouddhiste, un
gong traînant. Mais Wagner ne le remarque pas. Sa tête est toujours posée sur la table. Son visage est déformé
par la douleur.

2

Betty, la femme de chambre, entre dans la pièce. Elle voit Wagner et comprend qu’il est en danger. Elle sort
précipitamment en appelant :

BETTY
Madame !… Madame !…

L’ambiance générale change. Le tonnerre se dissipe au loin. La luminosité de la pièce devient étrangement
éclatante.

Wagner est seul pendant un moment.
La pièce s’illumine encore. Derrière un rideau, un homme apparaît. Il ressemble à un moine bouddhiste et
porte les robes safranées traditionnelles. Sa tête est rasée.

Wagner le voit et demande :

WAGNER
Qui est là ?… Qui êtes-vous ?

L’homme lui tend la paume de sa main droite et dit :

VAIROCHANA
Abhaya…

WAGNER
Comment ?

VAIROCHANA
Abhaya… N’aie pas peur…

WAGNER
Qui êtes-vous? .. Que faites-vous ici ?

VAIROCHANA
Arrête de poser des questions sans importance.

WAGNER
Qui êtes-vous?

VAIROCHANA
Je m’appelle Vairochana, mais qui je suis n’a pas vraiment d’importance. Ecoute-moi.

Cosima entre sauvagement, cassant presque la porte, suivie de Betty. Elle prend Wagner dans ses bras et
demande :

COSIMA
Richard ! Que s’est-il passé ? Parle-moi !

Wagner désigne l’homme et dit à Cosima :

WAGNER
Là… Là …

Cosima tourne la tête et regarde autour d’elle, mais apparemment elle ne voit pas le moine bouddhiste. Elle
demande à Wagner :

COSIMA
De quoi parles-tu ? Tu te sens bien ?

WAGNER
Là …

Cosima regarde encore. Elle ne voit personne d’autre que Wagner et Betty.

COSIMA
De quoi parles-tu ? … Richard…

Il se met un doigt sur la bouche et dit à Cosima :

WAGNER
Chut… Tais-toi… S’il te plaît …

Cosima arrête de parler.
La pièce s’éclaire encore davantage. Wagner demande au moine bouddhiste :

WAGNER
Suis-je en train de mourir ? Quelle est cette lumière ?

Un choeur arrive des coulisses et entre sur scène pour la première fois, s’entrecroisant avec les paroles de
Vairochana.

VAIROCHANA
Ta respiration est sur le point de s’arrêter. N’aie pas peur. Si tu m’écoutes, tu vas
pénétrer la lumière pure, dans laquelle tout devient un, et tu vas te découvrir toi-même.

CHOEUR
Le moment est venu de prendre la vraie décision. Le néant et le ciel bleu approchent.
Ton corps et ton esprit se séparent. La lumière que tu perçois est le présage de la
vérité pure…

VAIROCHANA
… subtile, étincelante, éclatante, magnifique …

CHOEUR
…et effroyablement éclatante… Elle ressemble à un mirage qui traverse un paysage
de printemps…

VAIROCHANA
Ne sois pas intimidé, ni terrifié, ni impressionné… Rien ne peut te compromettre…
Les images et les sons qui t’entourent sont le fruit de ton propre esprit…

CHOEUR
Tu es sur le chemin de la transition …

VAIROCHANA- CHOEUR
Fais le bon choix …

WAGNER
Suis-je en train de mourir ?

VAIROCHANA-CHOEUR
Tu ne peux pas mourir. Deviens toi-même.

Cosima dit à Betty :

COSIMA
Va chercher le docteur… Le Docteur Keppler… Vite…

Betty quitte la pièce en courant.

WAGNER, toujours très agité
Je ne peux pas mourir. Je ne peux pas mourir aujourd’hui. Ma vie n’est pas encore
finie… Ma mémoire s’agite… Le devoir me submerge… Comme un torrent…
Depuis trente ans, je joue avec elle. Je dois l’écrire à présent… Je dois…

COSIMA
Comment ? À qui parles-tu ?

Alors que l’agitation de Wagner atteint son paroxysme et que Cosima essaie de le calmer, un grand calme
s’établit soudain quand le bouddhiste se met à parler :

VAIROCHANA
Il n’y a plus de devoir. Toutes les vies sont inachevées à moins que l’on parvienne
à atteindre sa condition finale. Toutes les oeuvres sont déjà écrites, toutes les histoires
ont déjà été racontées, même la tienne.

WAGNER
Je ne comprends pas… Je ne peux pas mourir aujourd’hui…

VAIROCHANA
Combien de fois as-tu dit toi-même que le monde dans lequel tu vis est un pur
désastre ? Un monde abominable et dégoûtant ? Tu ne dois être triste de le quitter.

WAGNER
J’ai dit cela, en effet, parce que je voulais changer ce monde… J’ai fait tout mon
possible pour le changer !.. Je suis un guerrier… Né pour combattre…

COSIMA
S’il te plaît, arrête de parler… Reste tranquille et repose-toi…

VAIROCHANA
Si tu es un guerrier, alors tu perdras toujours… Tous les guerriers perdent…Tu ne
peux pas combattre l’ordre du monde… Le monde n’est pas ton ennemi… Le seul
ennemi que tu aies est toi-même… Et ton seul ami aussi…

COSIMA
S’il te plaît, Richard… Ecoute-moi…Richard…

WAGNER
Mes visions étaient celles d’une nuit sans fin, de l’obscurité du tombeau…
Me suis-je trompé ?

VAIROCHANA
Permets-moi de te poser une question : as-tu jamais, dans ta vie et dans ton oeuvre,
atteint une vérité noble ?

WAGNER
Qu’est-ce qu’une vérité noble?

VAIROCHANA
Si tu en avais déjà atteint une, tu le saurais.

Pendant ce temps-là, Cosima prend soin du corps « sans vie » de Wagner et essaie de le ranimer. Elle écoute
les paroles de Wagner sans rien comprendre.

WAGNER
Pendant trente ans… Une femme qui se rachète… Prakriti… Qui est finalement
admise… De la souffrance à la compassion… L’amour, l’amour passionné…
Comment Bouddha aurait-il pu y répondre … ? Être exclu… Exclu…

COSIMA
Arrête de parler, s’il te plaît… Tout cela n’a pas de sens…Tu me fais peur…
Richard, s’il te plaît …

WAGNER
La vraie noblesse … La vraie noblesse …

COSIMA
Arrête de parler… Le Docteur Keppler arrive…

WAGNER
Je n’ai pas pu l’écrire… Je n’ai pas pu…

CHOEUR, entrecroisé
OM SUMBHANI SUMBHA
OM GRIHANA GRIHANA
OM GRIHANA PAYA…

WAGNER, répétant
Om grihana grihana
Om grihana paya…

COSIMA, effrayée
Qu’est-ce que tu dis ? Richard !

CHOEUR, entrecroisé
OM ANAYA HO BHAGAWAN BYA RADZA
HUM HUM PHAT
OM KHANDAROHI HUM HUM PHATI

Cosima croit qu’il parle dans un accès de délire. Elle tente de le calmer. Elle voudrait qu’il garde son calme et
qu’il se repose en attendant l’arrivée du docteur. Mais Wagner est agité.

Il demande au moine, invisible aux yeux de Cosima :

WAGNER
Vais-je renaître ? Ma vie va-t-elle se répéter ? Encore et encore ?

VAIROCHANA
C’est l’instant le plus critique. Ton esprit au moment de la mort détermine ta vie
future … Voici la lumière pure !

WAGNER
Ça éblouit…. Je ne peux pas regarder !

VAIROCHANA
Tu vas renaître, plus bas ou plus haut. Jusqu’à ce que tu sois libéré. Décide maintenant.

WAGNER
Je dois écrire ma légende … Oui, l’histoire de Prakriti…

VAIROCHANA
Non, tu n’es pas obligé.

WAGNER
Que voulez-vous dire?

VAIROCHANA
Je te l’ai dit, les oeuvres ont déjà toutes été accomplies. Le temps s’est figé. Tu n’es
pas pressé. La seule chose que tu aies à faire, c’est le choix final.

WAGNER
Quel choix ?

3

Vairochana tire un rideau et révèle, à l’extérieur, une humble auberge indienne, avec quelques tables. Il
s’assied et devient un client.

Wagner regarde la scène. Cosima ne voit que Wagner.

Une jeune fille aux pieds nus, Prakriti, qui astique les tables et le sol avec un chiffon et un petit balai,
demande à Vairochana :

PRAKRITI
Que désirez-vous ?

VAIROCHANA
Un bol de thé.

Elle s’apprête à aller chercher le thé quand un jeune homme apparaît, Ananda, également revêtu de la tenue
des moines et portant un bol à aumône. Il passe de table en table.
Quand il croise la jeune servante, il lui demande :

ANANDA
J’ai soif. Donne-moi un verre d’eau, s’il te plaît.

PRAKRITI
Je ne peux pas.

ANANDA
Pourquoi cela ? Parce que tu es occupée ?

PRAKRITI
Ce n’est pas pour cela.

ANANDA
Quelle est la raison ?

Elle hésite un instant avant de répondre :

PRAKRITI
Je suis de la caste la plus basse. Ne vois-tu pas ? Je n’ai pas le droit de te servir.

Il l’examine intensément et demande :

ANANDA
Comment t’appelles-tu?

PRAKRITI
Je n’ai même pas le droit de te dire mon nom.

ANANDA
Si, tu l’as. Dis-le moi.

Elle le considère et semble entièrement convaincue par sa tranquille assurance. Alors, elle dit son nom :

PRAKRITI
Prakriti.

ANANDA
Donne-moi un verre d’eau, Prakriti.

Elle hésite, regarde autour d’elle, puis tend un verre d’eau au jeune moine. Il boit, lui rend le verre vide, et dit :

ANANDA
Merci.

Il la regarde, elle le regarde, et ils demeurent tous deux sans bouger pendant un moment. D’autres clients hèlent Prakriti. On entend son prénom jaillir des coulisses (« Prakriti ! »). Elle ne bouge pas.>Ananda lui dit :

ANANDA
Ils t’appellent.

Elle ne répond pas tout de suite. Puis, elle dit :

PRAKRITI
Tu ne devrais pas rester ici. Ce n’est pas un endroit pour toi.

ANANDA
Pourquoi ?

PRAKRITI
Certaines de ces personnes sont violentes parfois.

ANANDA
La violence est partout.

PRAKRITI
Comment le sais-tu?

Il rit et dit :

ANANDA
Puis-je avoir encore un peu d’eau ?

Elle penche la tête et lui verse à nouveau un verre d’eau. Il boit et la regarde. Elle le regarde aussi.
Un homme, un client, entre et s’avance vers Prakriti. Il est furieux de ne pas avoir obtenu ce qu’il a demandé
et appelle Prakriti de nouveau.

Vairochana saisit calmement le poignet du client pour le tempérer.
L’homme ne résiste pas et s’arrête.

Pendant un assez long moment, Prakriti et Ananda n’échangent plus un mot.

Le temps semble s’être arrêté.
Puis Ananda lui rend son verre vide et s’en va.
Elle le regarde s’éloigner sans bouger.
Le client à qui Vairochana tient le bras l’interpelle :

CLIENT
Prakriti ! Tu m’entends ?

Elle répond, sans tourner la tête :

PRAKRITI
J’arrive.

Et elle reste immobile, regardant toujours dans la direction d’Ananda.

4

Le docteur Keppler, conduit par Betty, entre brusquement dans la chambre de Wagner et s’approche de lui.
Cosima veut parler, mais il lui fait signe de se taire.

Il prend le pouls de Wagner et écoute son coeur, tandis qu’au fond, l’auberge disparaît peu à peu (derrière le
rideau) et que Prakriti sort de scène lentement.

Cosima demande au docteur, à voix basse :

COSIMA
Qu’est-ce que c’est ? Qu’en pensez-vous ?

DOCTEUR KEPPLER
Cela ressemble à une attaque cardiaque.

COSIMA
C’est grave ?

DOCTEUR KEPPLER
Laissez-moi regarder.

Le docteur entrouvre la chemise de Wagner et demande au patient dont les yeux sont fermés :

DOCTEUR KEPPLER
S’il vous plaît, restez calme…. Ne bougez pas…

Mais Wagner, toujours très agité, réalisant ce qui se passe en arrière-plan et entendant la musique, ouvre ses
yeux et demande :

WAGNER
Qu’est-ce qu’il se passe ? Dites-moi !

DOCTEUR KEPPLER
Ne parlez pas …

WAGNER
Qui est cette fille ? Est-ce Prakriti ? Et le moine ? Qui est-ce ?

Le docteur et Cosima se regardent. Ils ne comprennent pas de quoi parle Wagner.

COSIMA
Ne parle pas, Richard… s’il te plaît…

WAGNER
Qui les a laissé entrer?
(à Cosima)
C’est toi ? Dis-moi ! C’est toi qui les as laissés entrer ?

DOCTEUR KEPPLER
Je vous prie…

COSIMA
Je n’ai laissé entrer personne.

DOCTEUR KEPPLER
… de rester calme… S’il vous plaît…

WAGNER
Et cette musique ? Qu’est-ce que c’est ?

Il se comporte comme s’il avait perdu la tête.

WAGNER
D’où vient cette musique ?

Il attrape le col du docteur.

WAGNER
Répondez-moi !

COSIMA
Arrête de parler, s’il te plaît … Reste calme …

Vairochana arrive en marchant, de derrière le rideau, hors de la vue de Cosima, du docteur et de Betty. Il dit
à Wagner :

VAIROCHANA
Ils ont raison… Vous devez rester calme …

WAGNER
Mais dites-moi : où suis-je ? Que se passe-t-il ? Suis-je mort ? Est-ce que cette
fille était Prakriti ?

VAIROCHANA
Oui, c’est bien Prakriti. Et le jeune moine, c’est Ananda. Vous les connaissez. Vous
vouliez écrire leur histoire, vous vous en souvenez ?

WAGNER
Oui, oui…Prakriti…

VAIROCHANA
Maintenant, regardez… Ceci est la maison de Prakriti… Sa mère prépare à manger…

5

À l’arrière-plan, le rideau se lève à nouveau et un autre décor apparaît. Dans une modeste demeure,
une vieille femme, pieds nus et misérablement vêtue, cuisine du riz et des légumes.
Prakriti entre et se demande :

PRAKRITI
Bonsoir maman… Pourquoi prépares-tu tant de nourriture ?

LA MERE
Parce que nous avons un invité ce soir.

PRAKRITI
Un invité ? Qui ça ?

LA MERE
Un noble.

PRAKRITI
Un noble ? Ici ?

LA MERE
C’est le cousin du Prince Siddartha. Va te préparer pour l’accueillir.

PRAKRITI
Je ne veux pas le voir.

LA MERE
Pourquoi ?
(Prakriti ne répond pas)
Dis-moi pourquoi !

PRAKRITI
Parce qu’aujourd’hui… Aujourd’hui, j’ai rencontré un homme… Un jeune
homme… Je crois que je l’aime… Je ne veux voir aucun autre homme…

La mère s’apprête à répondre quand on frappe à la porte. Prakriti est sur le point de s’enfuir mais Ananda fait
son entrée. Elle le voit et se fige. Elle ne peut plus prononcer un mot.

La mère dit au jeune moine, tandis que Prakriti le dévisage :

LA MERE
Comme c’est gentil d’être venu, Ananda. Je vais vous laisser seul pour aller
préparer le repas.

La mère sort.

Prakriti est stupéfaite mais ravie. Elle demande à Ananda :

PRAKRITI
Es-tu vraiment un noble ?

ANANDA
Plus maintenant.

PRAKRITI
Que veux-tu dire ?

ANANDA
J’ai abandonné ces mots derrière moi. Ils n’ont plus de sens pour moi à présent.

PRAKRITI
Mais tu es un cousin du Prince Siddartha ?

ANANDA
Oui. Et comme tu peux le voir, un de ses disciples.

PRAKRITI
Parle-moi de lui.

ANANDA
Que veux-tu savoir ?

PRAKRITI
Pourquoi l’appelle-t-on le Bouddha. L’Être éveillé.

ANANDA
Parce qu’il a quitté son palais, il y a longtemps. Il voulait découvrir pourquoi nous
souffrons. Pourquoi souffrir est notre condition. Et comment nous en libérer. Il a
interrogé beaucoup de monde, a visité de nombreuses régions, s’est retiré dans
des forêts. Et finalement, un jour, il s’est éveillé. Il a tout compris. Pourquoi nous
souffrons et comment nous guérir. Il a commencé à sillonner le pays et à prêcher.
Et je l’ai suivi.

PRAKRITI
Pourquoi les brahmanes le rejettent-ils ?

ANANDA
Parce qu’il dit la vérité.

PRAKRITI
En quoi consiste ta vie ?

ANANDA
Nous chantons, nous mendions, nous méditons.

PRAKRITI
Pourquoi méditez-vous ? A propos de quoi ?

ANANDA
Nous essayons de surmonter nos désirs et nos haines.

PRAKRITI
Vous avez des désirs ?

ANANDA
Quelques-uns.

PRAKRITI
Quels désirs ? Dites-moi !

Ananda hésite puis déclare :

ANANDA
Mon cousin dit que j’aime trop les femmes. Et que c’est une faiblesse.

PRAKRITI
Pourquoi est-ce une faiblesse ?

Au lieu de lui répondre, Ananda demande :

ANANDA
Et toi ? Qu’attends-tu de la vie ?

En guise de réponse, elle se met à chanter une ballade :

BALLADE
Elle rencontra un vieil homme sur son chemin
Il lui demanda : où allez-vous ?
Elle répondit : je recherche un prince
Ne perdez pas votre temps, dit le vieil homme.

Quand elle recroisa son chemin, la nuit était tombée
Le vieil homme demanda : l’avez-vous trouvé ?
Non, répondit-elle, et maintenant, je suis en retard
Ne perdez pas votre temps, dit le vieil homme.

Le jour suivant le vieil homme était toujours là
Mendiant sa vie, quand la fille arriva
Elle lui dit : je dois me dépêcher
Ne perdez pas votre temps, dit le vieil homme.

Quand elle revint, elle était épuisée
Elle était en sanglot et désespérée
Elle vit le vieil homme dans la pénombre
Et elle s’assit près de lui en sanglotant.

Ne pleurez pas, dit-il, regardez-moi
Il était radieux et magnifique
Mais qui êtes-vous ? Dit-elle, surprise
Quelle importance ? Répondit-il.

Elle lui dit : comment pouvais-je savoir
Que vous étiez si près de moi ?
Il lui dit : comment pouvais-je savoir
Que vous étiez à ma recherche ?

À la fin de la chanson, Prakriti a les larmes aux yeux.
Ananda lui demande :

ANANDA
Pourquoi as-tu l’air si triste ? Pourquoi tes yeux sont-ils noyés de larmes ?
Pourquoi as-tu choisi cette chanson ?

Elle ne répond pas.

Ils restent silencieux et s’observent un moment. L’amour s’éveille. Ils s’embrassent presque. Leurs mouvements
sont lents, danse silencieuse et érotique de l’attirance, mais ils ne se touchent pas.

6

Au fond, Bouddha apparaît, hors de vue d’Ananda. La musique change brusquement. Wagner remarque
l’apparition d’un nouveau personnage et écoute ce qu’il chante pendant quelques instants :

BOUDDHA
OM OM OM
SARWA BOUDDHA DAKINIYE
VAJRA WARNANIYE
VAJRA BEROTZANIYE
HUM HUM HUM PHAT PHAT PHAT
SÖHA

Wagner demande à Cosima et au médecin de ne pas faire de bruit :

WAGNER
Taisez-vous … Écoutez…

COSIMA
Écoutez quoi ?

WAGNER
Ne dites plus un mot…
(à Vairochana)
Qui est-ce ? Est-ce le Bouddha ? Le Bouddha en personne ?
L’Être éveillé ?

Pas de réponse.

Bouddha et le choeur parlent et chantent maintenant promptement.

BOUDDHA ET CHOEUR
Du vide naît un lotus, du lotus une lune, de la lune un vase de pierres précieuses,
du vase une source rouge et la lettre BAM, de là, naît un lotus à huit pétales avec un
mandala soleil au centre. Puis, surgit une femme. Son corps est rouge, rayonnant
comme le feu. Elle a un visage, deux mains et trois yeux…

Prakriti, toujours face à Ananda, est masquée pendant un court instant derrière une haie de bambou, amenée par sa mère.

La chanson continue.

Puis Prakriti – ou du moins la personne que nous pensons être Prakriti – réapparaît à la même place, fixant
toujours Ananda, mais elle est transfigurée, c’est une autre femme. C’est maintenant la déesse en personne,
celle décrite dans la chanson, avec un corps rouge et trois yeux. Sa main droite, tendue vers le bas, tient un
couteau recourbé. Sa main gauche agrippe une tasse en forme de crâne remplie de sang qu’elle boit, la bouche
tournée vers le ciel. Sa jeune poitrine est nue et ronde. Sa tête est ornée de cinq crânes humains et elle porte un
collier de cinquante autres crânes. Elle est auréolée d’un feu ardent.

Elle est à la fois très attirante et effrayante ; l’image exacte du désir.

Ananda se prosterne à terre. Il est terrifié. Il ne peut prononcer un mot.

Pendant ce temps, la chanson continue :

BOUDDHA ET CHOEUR
Sa main droite, pointée vers le bas, tient un couteau recourbé. La gauche agrippe
une tasse en forme de crâne remplie de sang. Ses cheveux noirs et raides recouvrent
son dos jusqu’à sa taille. Sa poitrine est ronde et elle porte un collier de cinquante
crânes humains. C’est Vajrayogini.

WAGNER
Vajrayogini…

Ananda se redresse et se couvre les yeux de ses mains, comme s’il ne pouvait pas faire face à la déesse plus
longtemps.

ANANDA
Depuis mon enfance, j’ai vu ce spectre. Pendant tout ce temps, il m’a hanté.
Pourquoi ? Que désire-t-il ? Veut-il m’aider ? Mais je ne suis pas encore prêt à
l’affronter, je suis trop faible…
(à Prakriti)
Qui es-tu ?

Bouddha s’efface.

Ananda tourne les talons.

La mère de Prakriti remet la haie en bambou en place et la véritable Prakriti réapparaît : une pauvre, innocente
et belle fille. Elle voit qu’Ananda s’en va, sans se retourner, et elle l’appelle :

PRAKRITI
Ananda ! Ananda !

Il ne se retourne pas et continue à s’éloigner, effaré par la vision de Vajrayogini.

Prakriti s’interroge, les larmes aux yeux :

PRAKRITI
Pourquoi part-il ? Qu’a-t-il vu en moi ?
(à sa mère)
Qu’ai-je fait ?

LA MERE
Je ne peux pas te le dire.

PRAKRITI
Qui peut me répondre ?

7

Pendant que Prakriti se métamorphosait en une autre femme, la jeune cantatrice Carrie Pringle est entrée
dans la chambre de Wagner.

Elle a un bouquet de fleurs à la main.Tout d’abord, réalisant que Wagner est souffrant et que Cosima et le
docteur s’affairent autour de lui, elle reste à la porte, observant la scène de loin.
Wagner murmure, tandis que Prakriti et sa mère quittent la scène :

WAGNER
C’était Vajrayogini… La déesse…

COSIMA
Qui ? Qu’est-ce que tu dis ?

Carrie, toujours sur le seuil, demande timidement :

CARRIE
Que s’est-il passé ?

Cosima se retourne et aperçoit Carrie.

COSIMA
Qui t’a laissé entrer ? Tu n’as rien à faire ici.

CARRIE
Dites-moi ce qu’il s’est passé… S’il vous plaît …

DOCTEUR
Une attaque cardiaque…

CARRIE
Est-ce que je peux faire quelque chose ?

COSIMA
Oui, sortir d’ici…

DOCTEUR, à Cosima
S’il vous plaît, ne criez pas… Restez calme…

CARRIE
Je connais Vajrayogini…

DOCTEUR
Et alors ?

CARRIE
C’est une déesse indienne… La déesse du désir…. Elle porte des crânes humains autour du cou…

COSIMA
Comment la connais-tu ?

Cosima se lève et tente de repousser Carrie. Elle saisit son bouquet de fleurs et le jette à terre.

COSIMA
Je ne veux pas que tu traînes ici ! Va-t’en ! Tu m’entends ? Va-t’en !

Le Docteur Keppler essaie de les séparer.

DOCTEUR
Ne criez pas ! S’il vous plaît !
(montrant Wagner du doigt)
Regardez, regardez… Il essaie de dire quelque chose… Il veut du silence… S’il
vous plaît…

Wagner articule quelques mots avec effort. Ils s’approchent tous de lui et écoutent ce qu’il essaie de dire. Tout
ce qu’ils entendent c’est :

WAGNER
Chut…

Ils continuent à se taire. Puis Wagner dit :

WAGNER
Je veux voir… Je veux entendre…

CARRIE, chuchotant
Entendre quoi ?

DOCTEUR
Attends…

WAGNER
Qui peut lui répondre ?

Tout le monde se tait.

Ils regardent Wagner épiant quelque chose que personne d’autre que lui ne peut voir.

8

Le rideau se lève à nouveau et nous nous trouvons maintenant au coeur de la campagne indienne.
Sous un arbre, Bouddha est assis en tailleur, entouré d’une assemblée de moines et de disciples (dont
Ananda). Il est habillé comme eux. Ils chantent à l’unisson, sereinement mais avec ferveur, des textes sacrés
en sanskrit.

Prakriti arrive. Troublée, elle dit à Bouddha :

PRAKRITI
Vous êtes Siddartha ?
(il acquiesce)
Il faut que je vous parle.

BOUDDHA
À quel sujet ?

PRAKRITI
Je suis malheureuse. Je suis fébrile la journée, la nuit je n’arrive pas à dormir. Mon
esprit est tourmenté. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même, je sens que je vais
bientôt mourir.

BOUDDHA
Sais-tu pourquoi tu es malheureuse ?

PRAKRITI
Oui. Car je suis amoureuse. Et l’homme que j’aime ne peut m’appartenir car il est dans
votre Ordre et il a fait le voeu de ne jamais connaître aucune femme. Il s’appelle Ananda.
(elle désigne Ananda)
Il est tout ce que je veux, tout ce que j’ai toujours voulu, depuis toujours. Si vous ne
m’autorisez pas à m’unir à lui, j’en mourrai.

BOUDDHA
S’il te plaît, ne te fais pas de mal. La mort n’aide en rien. Tes désirs continueront à
te hanter. Ecoute-moi. Nous souffrons tous. Notre vocation est de libérer chaque
individu de ses souffrances. Pour cela, nous devons nous libérer de nos désirs.

PRAKRITI
Vous connaissez la souffrance ? Avez-vous souffert vous-même ?

BOUDDHA
Plus que tu ne peux imaginer. Et je peux te dire une chose, Prakriti : ces désirs sont
nés d’une illusion.

PRAKRITI
Quelle illusion ?

BOUDDHA
Que nos désirs sont nos bons maîtres. Que nous devons les satisfaire à tout prix.
Qu’ils sont le but de nos vies. Non, Prakriti. Crois-moi. Nos désirs ne durent
jamais et nous conduisent à davantage de souffrance. Nous devons vivre par amour et
par totale compassion pour tous les êtres prisonniers de ce monde de douleur inutile.

PRAKRITI
Laissez-moi intégrer votre Ordre. Ainsi, je serai auprès d’Ananda.

ANANDA
Tu ne peux pas entrer dans l’Ordre. Il est interdit aux femmes.

PRAKRITI
Pourquoi est-ce interdit ?

Un vieil homme, un brahmane, entre. Il porte la robe blanche traditionnelle et le fil sacré autour du cou. Il ne
fait pas partie des disciples de Bouddha et ne partage pas leur avis. Il parle avec colère et animosité :

LE VIEUX BRAHMANE
Pourquoi ? Tu demandes pourquoi ? Parce qu’il est difficile, voire impossible pour
une femme de se détacher de sa nature !

PRAKRITI
Et comment le savez-vous ?

LE VIEUX BRAHMANE
C’est ce que disent tous les gourous ! C’est la vérité ! Tu as grandi dans notre religion
sacrée, tu dois la respecter !
(désignant Bouddha)
Il n’y a rien à attendre d’eux ! Ils ne prient pas nos dieux ! Ils ne disent pas la vérité !

PRAKRITI
Il est plus facile pour un homme d’oublier sa nature ?

ANANDA
Oui. C’est ce qu’ils disent.

PRAKRITI
Mais pourquoi devrais-je renier ma nature ? Une femme a le droit d’aimer et
d’être mère ! Comment peut-on abjurer cela ?

BOUDDHA
C’est vrai : j’ai toujours hésité à faire entrer une femme dans notre confrérie.

LE VIEUX BRAHMANE
Il n’y a pas à hésiter ! Aucune femme ne doit être admise !

PRAKRITI
Ce n’est pas normal ! Je connais l’amour, il est tout ce que je sais ! L’amour est
force, l’amour est beauté ! Sans l’amour, je suis rien ! Je ne suis pas en vie ! Ananda !

Elle se précipite sur Ananda et essaie d’empoigner son bras.

PRAKRITI
Viens avec moi, Ananda ! Maintenant !

LA MERE
Oui, viens ! Ne reste pas parmi ces hommes qui ne connaissent rien à l’amour !

PRAKRITI
Accepte d’être heureux ! Qui suis-je pour que tu me refuses ? Viens !

Ananda, déconcerté et immobile pendant un instant, déclare :

ANANDA
Prakriti, tout ce que tu dis me va droit au coeur. Je t’aime de plus en plus, mais je
ne peux pas rompre mon voeu. Ce voeu est le fondement de ma vie. Les femmes
souffrent tout comme nous, mais nous n’avons aucune compassion pour elles. Que
peut-on espérer ? Existe-t-il un amour plus noble ?

Prakriti se met à pleurer.

LE VIEUX BRAHMANE
Faites-la sortir ! Elle n’a que ce qu’elle mérite.

Des moines s’approchent de Prakriti comme pour la jeter dehors. Bouddha leur fait signe de s’arrêter et
s’adresse à Prakriti, et à l’assistance :

BOUDDHA
Cesse de pleurer, Prakriti.
(aux autres)
Sa peine remonte à il y a longtemps. Elle se bat contre une force terrible. Ce n’est
pas de sa faute. Ecoutez. Dans une vie antérieure, elle était fille de prêtre royal. Un
jeune homme tomba amoureux d’elle. Son père était un chef paysan, mais le jeune
homme était intelligent et instruit. Ils firent connaissance près d’un puit où elle
s’est arrêtée pour se rafraîchir. Elle fut frappée par son allure et sa façon habile de
disserter sur la vie, le destin. Il tomba amoureux d’elle. Elle l’encouragea de ses
mots. Ils se quittèrent et vite, elle l’oublia.

LE VIEUX BRAHMANE
Comme toutes les femmes.

BOUDDHA
Quelques jours plus tard, le jeune homme et son père se rendirent au palais du
prêtre pour lui demander la main de la jeune fille. Elle rétorqua, avec dédain : « Que
ferais-je avec toi ? Tu ne peux m’offrir que pauvreté et orgueil stérile. Ce n’est pas
un endroit pour toi. Va-t-en, pars pour toujours ! ». Le jeune homme ne s’en
remit jamais. Il vécut le restant de ses jours dans la solitude et la misère.
(un coup)
Cet homme est une ancienne incarnation d’Ananda.

Tout le monde se tait, puis la mère interroge Siddartha :

LA MERE
Comment le savez-vous ?

WAGNER
Oui !… Comment le sait-il ?

Depuis son fauteuil, Wagner, qui suit toujours la scène, demande :

WAGNER
Oui !… Comment le sait-elle ?

Soudain, Prakriti saisit une dague et menace de se tuer. Elle hurle :

PRAKRITI
Puisque ma vie ne vaut rien, pourquoi continuer à vivre ?

Plusieurs moines et sa mère tentent de l’empêcher de se poignarder. Elle les repousse.

PRAKRITI
Quel intérêt d’être en vie ? Laissez-moi mourir !

LA MERE
Prakriti !

PRAKRITI
Pourquoi payer pour ce que je n’ai pas fait ?

LE VIEUX BRAHMANE
Nous savons ce que tu as fait !

PRAKRITI
Non ! Vous ne le savez pas ! Je ne m’en souviens pas moi-même !

La mère de Prakriti, folle de rage également, s’adresse au brahmane :

LA MERE
Comment vous permettez-vous de juger ma fille ? Pourquoi lui souhaitez-vous une vie déplorable ? Comment pouvez-vous savoir ce qui s’est passé dans le passé ? Vous y étiez ?

LE VIEUX BRAHMANE
Je ne discute pas avec les femmes !

LA MERE, à Ananda
Et toi, tu t’en souviens?

ANANDA, après une hésitation
Non… Mais j’ai confiance en Bouddha …

LA MERE
Penses-tu réellement que ma fille puisse être un danger pour toi ? Une femme qui t’aime ? Une femme que tu aimes ?

Ananda ne sait que répondre. Il jette un coup d’oeil à Bouddha, immobile.
Prakriti semble avoir perdu la tête. Elle s’exclame :

PRAKRITI
Vous voulez que j’aille dans les bois, que je vole un pistolet, que je tue des voyageurs ?
Vous voulez que je devienne une hors-la-loi ? Que voulez-vous ? Que je mette le
feu aux champs ? Aux maisons ?

Elle empoigne un flambeau et menace tout le monde autour d’elle.

PRAKRITI
Dites-moi ! Voulez-vous que je réduise la terre en cendres ?

A l’exception de Bouddha, tout le monde semble effrayé, même Ananda.
La mère aimerait maintenant calmer sa fille. Elle essaie en vain de s’emparer d’elle.

LA MERE
Prakriti, non… S’il te plaît…

De son fauteuil, Wagner s’écrie :

WAGNER
Non ! Prakriti, non !

Carrie semble discerner vaguement quelque chose. Elle demande :

CARRIE
Est-ce bien la voix d’une femme que j’entends ? Je sens une odeur de brûlé,
qu’est-ce que c’est ?

Au-dessus du vacarme, on entend la voix de Bouddha :

BOUDDHA
Prakriti, pourquoi souffres-tu ?

Prakriti s’arrête immédiatement. Elle reste immobile, dévisageant Bouddha et lui demande :

PRAKRITI
Que dites-vous ?

Il répète calmement :

BOUDDHA
Je te demande : pourquoi souffres-tu ?

Elle ne sait pas quoi répondre. Il continue :

BOUDDHA
Tu veux réduire la terre en cendres, mais que sais-tu d’elle ? Es-tu sûre que la terre existe ?

Haletante, elle garde le silence. Tout à coup, Bouddha lui demande :

BOUDDHA
Veux-tu te joindre à nous ?

LE VIEUX BRAHMANE
Comment ?

BOUDDHA, à Prakriti
Je dis : veux-tu te joindre à nous?

PRAKRITI
Est-ce possible ?

BOUDDHA
Oui.

PRAKRITI
Et je pourrais être avec Ananda ?

BOUDDHA
Oui, tu pourrais partager sa vie sans devenir sa femme.

Elle est désorientée.

PRAKRITI
Qu’est-ce que cela signifie ?

BOUDDHA
C’est une règle que nous suivons tous : pas d’attachement personnel.

PRAKRITI
Comment pourrais-je être avec l’homme que j’aime sans être sa femme ?

WAGNER, de son fauteuil
Oui ! Comment le pourrait-elle ?

CARRIE
Qui parle ? Qui est cette femme ?

BOUDDHA
Viens avec nous. Tu seras la première femme. Nous sommes là pour t’aider. N’aie
pas peur.

LE VIEUX BRAHMANE
C’est impossible ! Cela va à l’encontre des règles !

BOUDDHA, à Prakriti
Viens.

PRAKRITI, à Bouddha
Vous avez dit que vous vouliez m’aider…

BOUDDHA
Parfaitement.

PRAKRITI
À quoi faire ?

BOUDDHA
À oublier l’image que tu as de toi-même.

PRAKRITI
Que voulez-vous dire ?

BOUDDHA
On rêve tous les uns des autres… par haine, par amour… Fluctuant comme les
flammes dansantes d’une lampe… Je me vois comme un fantôme… Ma maison
est en ruine, mes souffrances ont disparu, je ne suis plus attaché à rien… C’est
comme cela que tu dois te voir, Prakriti…

PRAKRITI
Comment le pourrais-je? Vous dites que l’esprit est capricieux, fuyant, agité et
changeant. Le mien ne l’est pas. Car l’amour est au-dessus de tout. J’ai affronté la
mort et la mort m’a accueillie. Car l’amour est au-dessus de tout. Si le désir est
un fantôme, je dois me jeter au feu. Car l’amour est au-dessus de tout. Prakriti
n’existe plus. Je suis l’Amour.

Elle se tait un moment, puis ajoute :

PRAKRITI
Je suis prête.

LE VIEUX BRAHMANE
Non seulement c’est une femme, mais en plus c’est une intouchable ! D’un sang
inférieur !

WAGNER, qui écoute toujours
D’un sang inférieur ? Qu’est-ce que cela signifie ?

BOUDDHA
Je ne sais pas. Et je ne veux pas le savoir.
(à Prakriti)
Accepteras-tu de prononcer les voeux de notre Ordre et de renoncer à tes passions
de femme ?

PRAKRITI
Oui.

BOUDDHA
Sois des nôtres.

Le vieux brahmane part, mécontent.
Ananda s’approche de Prakriti et la prend dans ses bras. Elle enfile une robe de safran sur ses guenilles ; sa
mère fait de même.

Bouddha et les moines chantent un texte du Sutra, essentiellement en sanskrit.

Puis, Ananda interroge Bouddha :

ANANDA
Puis-je vous poser une question ?

BOUDDHA
Bien sûr.

ANANDA
Quand nous étions à l’auberge… J’ai vu une femme à l’air maléfique prendre les
traits de Prakriti… Elle était cependant très attirante… Etait-ce une déesse ?

BOUDDHA
Non, Ananda, ce n’était pas une déesse.

ANANDA
Qu’est-ce que c’était ? Une illusion ? Un rêve ?

BOUDDHA
Oui, un rêve dangereux. L’attirance et le danger sont dans nos esprits, Ananda, et
uniquement dans nos esprits. J’étais assis sous un arbre, luttant pour contrôler
mes pensées. Et je l’ai vue. Elle est venue vers moi, accompagnée de jeunes filles
toutes plus belles les unes que les autres…

ANANDA
Envoyées par les démons ? Par Mara ?

BOUDDHA
Oui. Je leur ai résisté et c’était éprouvant. Mais elles ont finalement disparu. Ces
femmes n’avaient pas de forme. Tout comme toi, Ananda, et comme Prakriti, sa
mère et comme tout le monde ici.

ANANDA
Comme toi ?

BOUDDHA
Oui, Ananda. Comme moi. Abandonne tout désir, même le désir de ne jamais mourir.
Abandonne le souhait d’être quelqu’un d’autre. D’haïr ou d’aimer quelqu’un d’autre.
Car nous sommes un. Un.

9

De retour dans la chambre de Wagner. Ses yeux sont fermés. Cosima prend soin de lui, aidée du docteur et de
la bonne, tandis que Carrie se tient à l’écart. Ils sont conscients que quelque chose est arrivé à Wagner mais
ne peuvent pas dire quoi. Une sorte de vision, d’hallucination.

Tous les indiens disparaissent lentement, à l’exception de Bouddha et Vairochana.

Wagner demande à voix basse :

WAGNER
C’est fini ?

COSIMA
Quoi ?

WAGNER
Tout est fini ?

Puis Wagner entend la voix de Bouddha qui lui dit :

BOUDDHA
Non. Rien n’est fini. Rien ne commence et rien ne s’achève.

WAGNER, le regardant
Qui êtes-vous ?

BOUDDHA
Tu sais qui je suis. Es-tu prêt à présent ?

WAGNER
Prêt à quoi ?

BOUDDHA
A faire le choix ultime.

VAIROCHANA
Un privilège exceptionnel t’a été offert. Tu as assisté à ta propre oeuvre.
Maintenant l’heure est venue pour toi de gagner le royaume de la lumière pure et de la paix éternelle.

WAGNER
Ce n’était pas mon oeuvre.

VAIROCHANA
Si. C’était l’histoire de Prakriti, que tu as toujours rêvée de raconter.

WAGNER
Ce n’était pas mon oeuvre. Je le sais.
(à Cosima, au Docteur, à Carrie)
Vous entendez cela ?

Ils se regardent les uns les autres, ne sachant que répondre. Ils hésitent, puis Cosima et le Docteur déclarent :

COSIMA
Entendre quoi ? Non, nous…

DOCTEUR
Nous aurions dû entendre quelque chose ?

Il regarde la femme de chambre qui secoue la tête. Elle n’a rien entendu.

Carrie est la seule à dire :

CARRIE
Oui… Oui, j’ai entendu …

WAGNER
Et comment c’était ? Comment as-tu trouvé cela ?

CARRIE
J’ai adoré. C’était… magnifique. Très émouvant.
(à Cosima et au Docteur)

N’est-ce pas ?

DOCTEUR, après avoir hésité
Oh oui … C’était superbe… En effet…

COSIMA
Un chef-d’oeuvre… Vraiment …

WAGNER
Idiots ! Ignorants ! Vous prétendez avoir aimé la pièce ! Vous ne connaissez rien à
la musique ! Magnifique ! Comment pouvez-vous dire cela ? Abandonner ses
désirs… Choisir la vacuité… Pourquoi ? Un véritable artiste ne peut pas accepter
le monde tel qu’il est ! C’est impossible.

Cosima et Carrie essayent de le calmer.

COSIMA
Richard, s’il te plaît… Richard…

WAGNER
Nous devons être forts ! Pas faibles ! Nous devons gagner et conquérir ! Je crois en
l’homme nouveau ! Oui ! Assez de l’eau insipide de Prakriti ! Je choisirai le sang de
Siegfried, le sang de… de…
(sa voix faiblit)
die Sieger…

Il renverse le verre d’eau que Cosima lui tend. Puis, il tombe en arrière.
Vairochana et Bouddha le regardent, en retrait. Il appelle, d’une voix faible :

WAGNER
Cosima…

COSIMA
Je suis là…

Elle vient à côté de lui.

WAGNER
Cette oeuvre est pour toi…

COSIMA
Richard…

WAGNER
Étrange… Je me sens apaisé à présent… As-tu entendu ce qu’il a dit ?

COSIMA
Oui…

WAGNER
Pardonne-moi… Je te remercie, Cosima… Tout va bien…

Il ne bouge plus. Cosima, le docteur, Carrie et la femme de chambre se rassemblent autour de lui. Le docteur
prend son pouls puis lève les yeux : c’est fini.

Cosima prend sa tête dans ses mains.

L’obscurité survient. Ils chantent tous ensemble – et parlent – dans un lent crescendo. On entend juste quelques mots :

TOUS
Om manez padme aum…
C’est le moment de s’échapper…
Il meurt…
C’est un grand moment…
Un moment de souffrance…
Le Dharma est atteint, accompli…
C’est terminé. Il n’y a plus rien à faire…
Ayez pitié de moi…
La compassion n’est d’aucun secours…
Sois attentif, fougueux, conscient… Ouvre ton esprit…
Le char royal t’attend…
Tout est fini… Abandonne tout espoir…
Toutes les histoires ont été racontées…

Wagner se lève lentement de son fauteuil et s’éloigne en direction de Vairochana et Bouddha, comme s’il était
guidé vers eux.
Cosima, Carrie, le docteur et la femme de chambre ne remarquent rien. Ils regardent toujours le siège vide.

Quand Wagner atteint Vairochana, le moine lui tape sur l’épaule.

La chanson continue.
Wagner se retourne et jette un bref regard à la pièce. Il regarde Cosima, Carrie, la femme de chambre et le
docteur, toujours immobiles autour du fauteuil. Il constate sa propre absence.

Puis, il tourne la tête et suit Vairochana hors de la pièce.

FIN

(Traduit de l’anglais par Deborah Lopatin)


Vous constatez une erreur ?

IRCAM

1, place Igor-Stravinsky
75004 Paris
+33 1 44 78 48 43

heures d'ouverture

Du lundi au vendredi de 9h30 à 19h
Fermé le samedi et le dimanche

accès en transports

Hôtel de Ville, Rambuteau, Châtelet, Les Halles

Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique

Copyright © 2022 Ircam. All rights reserved.