Comment avez-vous découvert la musique de Giacinto Scelsi et comment l’avez-vous rencontré ?
En réalité, j’ai rencontré Giacinto avant même d’entendre une note de lui ! C’était en 1974 à Rome. Il est venu me trouver après une répétition générale des Deux pièces pour violoncelle et piano de Webern. J’ai vu s’approcher un homme âgé, de petite taille, engoncé sous une montagne de manteaux et coiffé d’un chapeau tibétain. La première chose qu’il m’a demandée, c’était : « Jouez-vous bien ? » Interloquée, j’ai répondu : « Maestro, vous allez avoir deux minutes pour le décider par vous-même. » Il m’a ensuite invitée chez lui pour lire quelques partitions et écouter des enregistrements. Je me souviens encore avoir été complètement décontenancée, presque prise de panique, en découvrant la puissance brute de Xnoybis et particulièrement des Quattro Pezzi pour orchestre. Il m’a plus tard donné la partition de Triphon, le premier volet de sa Trilogie, me mettant au défi de la maîtriser.
Justement, comment approchait-il l’écriture pour violoncelle ?
Quasiment toutes les œuvres de Scelsi à partir des années 1950 ont été improvisées sur un Ondiolina, un petit clavier électronique qui offre la possibilité de faire des glissendos, des quarts de ton ainsi que des vibratos divers et variés. Giacinto avait l’habitude de faire une séance de méditation avant de se lancer dans l’une de ces monumentales sessions d’improvisation. Il les enregistrait sur son Revox et parfois les mixait ensemble sur différentes pistes. Les improvisations qui se situaient dans le registre baryton basse ont été plus tard superbement transcrites pour le violoncelle par le compositeur romain Vieri Tosatti, qui a eu la responsabilité de l’essentiel des œuvres orchestrales, chambristes ou solistes de Scelsi, de la fin des années 1940 jusque dans les années 1970. Selon moi, ces œuvres étaient un peu plus que des transcriptions. On frisait la collaboration à parts égales, notamment grâce à la maîtrise de l’orchestration de Tosatti et à sa fantaisie de coloriste. Cependant, la musique de Tosatti, que l’on pourrait qualifier de relativement conservatrice, relève d’une esthétique radicalement différente de celle de Scelsi. Scelsi était doué d’une fantaisie rare et d’une liberté d’expression qui dépassait de loin les rêves les plus fous de Tosatti. Tosatti, de son côté, avait une connaissance profonde de l’orchestre, du timbre et de la notation, dont Scelsi était tout à fait dépourvu. J’insiste donc sur le fait que, selon moi, ni l’un ni l’autre n’aurait pu composer seul cette musique absolument géniale.
Cependant, les œuvres pour violoncelle de Scelsi sont tout à fait adaptées à l’instrument s’agissant de tessiture, et mettent merveilleusement à profit ses couleurs, sa capacité à produire des contrastes extrêmes, ainsi que sa voix chaude et pourtant mélancolique. L’extraordinaire étendue de sa palette expressive et de ses couleurs est particulièrement mise en avant dans Ygghur, le dernier volet de la Trilogie. Et, avec cette scordatura radicale de l’instrument, Ygghur est une œuvre unique et envoutante.
Comment se passait le travail avec lui ?
Après notre rencontre, nous avons activement collaboré pendant plus de dix ans, sur la Trilogie et quelques autres œuvres plus courtes composées pour moi. Plus tard, je transcrirai quelques-unes de ses improvisations pour basse et violoncelle, ou pour violoncelle solo. Notre travail sur la Trilogie fut un long processus de montage, de répétitions communes, de concerts, de re-montage, pour enfin enregistrer l’œuvre pour Etcetera Records en 1979. J’ai été ravie et flattée lorsque j’ai découvert qu’il m’avait dédié toute son œuvre pour violoncelle seule.
Quelle place occupe l’œuvre pour violoncelle de Scelsi dans le répertoire de l’instrument selon vous ?
La Trilogie est une œuvre monumentale et hautement originale dans le répertoire, d’abord en raison de sa durée. C’est une œuvre à nulle autre pareille puisqu’elle exige une technique classique extrêmement aboutie pour être à la hauteur de ses défis pyrotechniques, en même temps qu’un sens de la couleur et une maîtrise subtile et raffinée des microtons.
Au cours de nos répétitions et séances de montage, j’ai mis au point certaines techniques pour m’approcher au plus près du son originel de l’Ondiolina – c’est particulièrement audible dans Ditahome, le deuxième volet de la Trilogie, avec ces longs passages legato tissés de bariolages continus à grande vitesse entre deux cordes.
À l’origine, Scelsi et moi-même avons répété et édité chaque pièce en tant qu’œuvre autonome. Quand j’ai suggéré de les créer toutes les trois ensemble au Festival de Côme, Giacinto s’est exclamé : « Mais, ma chère, c’est impossible. Vous n’y survivrez pas ! » Plus tard, Morton Feldman m’a invité à Buffalo (État de New York), dans le cadre d’une résidence qu’il organisait. Après avoir entendu la Trilogie, il a remarqué que c’était « l’autobiographie en son » de Scelsi. Giacinto a adoré cette description.
Au-delà du « programme » qu’annoncent les titres de la trilogie et des pièces, comment les cosmogonie et spiritualité de Scelsi y transpirent-elles selon vous ? Pourquoi avoir choisi le violoncelle pour approcher ce sujet précisément ?
Le violoncelle est un instrument susceptible d’une physicalité extrême, particulièrement dans le bas du registre dans le cas de cette trilogie. L’instrument révèle également une sensualité intrinsèque dans le médium, ainsi que les nuances les plus fines et subtiles dans l’aigu. Ainsi la pièce se présente-t-elle comme une merveilleuse exploration du mouvement et de la couleur, qui se distille au fur et à mesure, jusqu’à ce que toute la matérialité dramatique originelle s’évanouisse dans un quasi-néant.
À propos d’autobiographie : vous êtes vous-même compositrice : quel impact l’œuvre de Scelsi a-t-elle eu sur la vôtre ?
Elle a bien évidemment eu une influence sur ma pensée musicale et sur mon propre travail, du moins au début, mais cela appartient désormais au passé. Ma musique, notamment celle qui a recours à la technique de jeu à deux archets que j’ai mise au point, n’a aujourd’hui que peu à voir avec celle de Scelsi.
Par sa genèse et son histoire, cette Trilogie est étroitement associée à votre personnalité de musicienne : que représente-t-elle pour vous ?
La Trilogie est une expédition monumentale au cœur d’un territoire spirituel en même temps qu’impersonnel qui tout à la fois exige une énergie physique folle et transcende complètement le corps. À chaque fois que je l’interprète, j’y découvre de nouvelles exigences, mais c’est aussi une joie chaque fois renouvelée que de l’entendre dans une acoustique encore différente, comme celle de l’église Saint-Merry.
Jouez-vous cette musique de la même manière aujourd’hui qu’au début ?
Disons que le défi est devenu moins difficile à relever. Interpréter cette Trilogie procède davantage pour moi d’un méta-état d’esprit extrêmement pénétré.
Justement, dans quel état d’esprit doit-on être (ou doit-on se plonger) pour l’écouter ? Avez- vous, vous-même, un rituel d’avant-concert ?
Avant de me lancer, ma préparation comprend non seulement le travail technique habituel, mais aussi de longues périodes de méditation.