Vous avez déjà travaillé à plusieurs reprises sur des projets transversaux : la lumière, l’installation… d’où vous vient cette inclination ?

Mes oeuvres se déploient dans un langage musical étroitement lié aux perceptions sensorielles ainsi qu’au système évolutif de la mémoire des sens et aux effets de seuil des perceptions, afin de modeler, au travers de la sculpture sonore, une expérience du temps. La lumière me permet ainsi par exemple de créer un autre type d’espace pour l’expérience sonore. Au reste, la lumière comme le son peut se décomposer en spectre fréquentiel, ce qui explique sans doute leur proximité de nature.

C’est toutefois la première fois que vous vous livrez à la composition d’une bande-son pour film muet : quel est votre sentiment sur cet exercice si particulier ?

Pour moi, l’idéal serait que la musique suive scrupuleusement le montage du film. Une pièce musicale porte en elle un espace sonore propre : il s’agit donc plutôt de sculpter l’espace invisible déjà suggeré par le film, plutôt que d’y « coller » une musique exogène.

Connaissiez-vous le travail de ce réalisateur, Teinosuke Kinugasa, avant de recevoir cette commande ?

Non. Mais je connaissais le prix Nobel de littérature 1968 Yasunari Kawabata qui a participé à l’écriture du scénario.

Quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert le film ?

J’y ai vu un film avant-gardiste, un film expérimental, avec nombre d’effets visuels et narratifs, comme des flashbacks, des chevauchements et déformations d’images, des passages au ralenti, des jeux de lumière… tous ces effets donnent au film un caractère naturellement musical, comme si le changement d’état psychologique des personnages était en lien direct avec des expressions musicales.

Comment avez-vous abord à la composition de la bande-son ?

Mon idée était de me rebeller contre le film, tout en respectant l’espace qu’il organise. L’espace du film (y compris l’espace intérieur psychologique) est naturellement tendu vers la musique, de la même manière que l’espace du jardin traditionnel japonais est un prolongement de celui de la maison, sans véritable ligne de frontière. J’ai donc voulu étendre et relever l’espace du film, le sculpter et y ajouter plusieurs types de couleurs de différentes intensités, textures et expressions, à la manière du Suibokuga, cette technique picturale japonaise du lavis, qui esquisse les paysages au moyen de diverses nuances de noir et de blanc.

Comment avez-vous approché concrètement l’exercice ?

Au cours de mes recherches préliminaires, j’ai réussi à dégoter le scénario du film en japonais, dans une librairie de livres anciens. Je pensais y trouver un complément d’informations, s’agissant notamment de la saison à laquelle l’action se passe – sachant que la saison et la nature sont toujours des éléments très importants dans l’art japonais. Hélas, cela n’était pas précisé dans le texte.
Sinon, j’ai bien sûr vu le film plusieurs fois. La première étape a été d’en comprendre la forme. Pour cela, j’ai utilisé du papier millimétré afin de noter la chronologie et la temporalité exactes des évènements, ainsi que le type de son dont je pouvais imaginer les accompagner.

Traitant de l’univers de la psychiatrie, le film tente tout à la fois de repr&senter la folie et l’enfermement : comment répondre musicalement à ces puissants sentiments ?

L’espace intérieur psychologique, la tension et la pulsion sont extériorisés et projetés grâce au son. Comme dans le chapitre « Rokujo no Miyasudokoro » (La Dame de la Sixième Avenue) de Le Dit du Genji, oeuvre majeure de la littérature japonaise attribuée à Murasaki Shikibu (XIème siècle), Teinosuke Kinugasa exprime les états psychologiques en représentant à l’écran les états de la nature qui leur font écho. En prolongement de sa démarche, je compose à mon tour avec les sons présents dans la nature : la rivière, le vent, la pluie, etc.
Quant à la pulsion, elle est complètement transformée en espace fantomatique. Le fantôme est un sujet traditionnel de l’art japonais (comme on peut d’ailleurs le constater dans ce même chapitre du Dit du Genji). Un genre tout entier de la peinture japonaise lui est d’ailleurs consacré : le Yūrei-zu (peinture des « esprits pâles »), et certaines images du film, comme celle de cette femme en kimono sans pied, y font référence – une référence immédiatement comprise des spectateurs japonais.
Dans le même ordre d’idée, à la fin du film, on peut voir à l’écran des masques de théâtre nô. J’ai donc travaillé avec Awaya Akio, dont le père n’était autre qu’Awaya Kikuo, qui fut l’un des plus grands shite (acteurs endossant les rôles principaux des pièces du noh) de son temps, et l’un des trésors nationaux vivants du Japon. Au hasard de mes visionnages des vidéos d’Awaya Akio, j’ai découvert un chant qui m’a immédiatement interpelée en termes musicaux. C’est une pièce intitulée Takasago, un chant destiné aux célébrations des mariages au Japon pour souhaiter tout le bonheur du monde au couple. Le thème était donc, lui aussi, totalement adapté au film et j’y fais quelques emprunts dans ma musique, en transformant la voix d’homme originale en voix de femme.

Propos recueillis par J.S.

©Ircam-Centre Pompidou

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