D’abord et avant tout, revenons 50 ans en arrière : pourriez-vous nous décrire le contexte dans lequel est né L’Itinéraire et pourquoi ?
Grégoire Lorieux : Au début des années 1970, un groupe de jeunes compositeurs qui, pour la plupart, sont issus de la classe d’Olivier Messiaen au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, assistent à la dissolution du Domaine musical. Ils y voient l’opportunité de créer un environnement propice à la création de leur propre musique et au développement de leur esthétique, qui s’intéresse au phénomène sonore en lui-même, mais aussi à de nouveaux modes d’écoute et aux nouveaux sons produits par l’électricité et l’électronique.
Le noyau de ce petit groupe est constitué par Roger Tessier, Michaël Levinas et Tristan Murail. Avec Alain Louvier, Murail et Levinas s’étaient retrouvés à la Villa Médicis à Rome, et avaient rendu visite à Giacinto Scelsi dans son appartement, une rencontre déterminante pour ces jeunes musiciens. C’est à leur retour de Rome qu’ils fondent L’Itinéraire.
Lucia Peralta : Gérard Grisey est arrivé plus tard, tout comme Hugues Dufourt, qui a insisté sur l’importance de donner un nom à ce nouveau courant et proposé le terme « spectral ».
G.L. : L’Itinéraire est avant tout une histoire de personnes et de rencontres, mais c’est aussi une aventure dans l’esprit du temps, qui accorde une grande importance à l’expérimentation sonore – instrumentale, informatique, électronique –, menée par des musiciens formés chez Messiaen, soucieux d’écriture et de formalisation. Je trouve cette tension très riche, entre l’attitude d’expérimentation sonore et l’attirance pour le « prestige des systèmes ».
L.P. : Du reste, les premiers inscrits au cours proposé en 1980 aux compositeurs par l’Ircam – ce qui deviendra plus tard le Cursus –, ce sont Murail, Levinas et consorts.
Passée l’effervescence des débuts, comme l’ensemble a-t-il poursuivi ses activités ?
G.L. : Les dix premières années, L’Itinéraire prend de plus en plus d’ampleur avec de nombreuses créations. Lorsque les compositeurs de L’Itinéraire présentent leur travail aux séminaires de Darmstadt en 1982, c’est une reconnaissance internationale de l’importance de l’influence de la nouvelle esthétique spectrale : on peut dire que L’Itinéraire s’inscrit alors dans l’histoire de la musique, et la grammaire musicale, développée à partir de « la prise de conscience des lois acoustiques et de la considération de la technologie donc du progrès », comme le dit Michaël Levinas, s’impose alors « comme la principale forme d’écriture conçue depuis le sérialisme », selon Pierre Gervasoni1.
L.P. : C’est alors que Tristan Murail, souhaitant se consacrer totalement à la composition, quitte L’Itinéraire, et Michaël Levinas reprend la direction artistique en 1985, inaugurant une période très importante, notamment grâce à son épouse Danielle Cohen-Levinas, qui a développé tout l’aspect musicologique autour de L’Itinéraire, et produit de nombreux écrits théoriques à ce sujet.
G.L. : Dans les années 1990, les grandes campagnes de subventionnement mises en place par Jack Lang portent leurs fruits et L’Itinéraire accompagne cette institutionnalisation progressive de la culture en France. Michaël Levinas structure une équipe autour de lui. Faisant un parallèle avec le monde de l’édition, sa vision de L’Itinéraire se calque sur les Éditions de Minuit2 : c’est-à -dire une maison prestigieuse, sans être institutionnelle, tout en étant une actrice incontournable du microcosme de la création. Il lance notamment la série des « Répliques », mêlant musique ancienne, musique extra-européenne et musique contemporaine, développe une politique de commande à la jeune génération de compositeurs… Le regretté Mark Foster est premier chef invité, et approfondit notamment avec les musiciens l’un des compositeurs au cœur de notre répertoire : Giacinto Scelsi.
G.L. : Vient ensuite un moment où Michaël, à son tour, souhaite consacrer plus de temps à la création. Il quitte la direction artistique de l’ensemble en 2003. Jean-Loup Graton reprend le flambeau jusqu’en 2011, avec au passage un beau renouvellement artistique.
Dans quelles circonstances avez-vous pris la direction artistique de L’Itinéraire ?
L.P. : Le départ de Jean-Loup Graton a entraîné une crise de succession. Nous nous sommes mis en quête du directeur artistique comme de l’homme providentiel ! Avant de nous rendre compte que l’homme providentiel n’existe pas et que nous devions prendre nous-mêmes notre destin en main.
Je me suis lancée dans cette histoire avec beaucoup d’enthousiasme : il y avait tant à reconstruire, à raviver, à commencer par l’envie de jouer, de se retrouver. Et je suis très fière d’avoir réussi à préserver cette passion.
Toutefois, il était important de préserver l’impulsion des origines et d’associer les compositeurs. C’est ainsi, au gré des rencontres, qu’on a pensé à Grégoire, dont on avait déjà joué quelques pièces.
G.L. : C’est Alain Louvier qui m’a appelé pour organiser une rencontre : nous avons discuté librement des perspectives de l’ensemble et nous avons rapidement compris que l’essentiel n’était pas de donner des concerts à tout prix, mais d’insuffler une vision.
Qu’avez-vous voulu impulser depuis votre arrivée à la tête de l’ensemble ?
G.L. : L’un des premiers aspects que nous avons voulu repenser, c’est le format des concerts : l’enchaînement des pièces, mais aussi le contexte dans lequel ils se déroulent, notamment en déplaçant ainsi horaires et lieux (avec des concerts dans des lieux inhabituels, comme une forêt). On peut ainsi s’adresser à un public qui n’a pas l’habitude de la musique de création. Le public ne vient pas spécialement assister à un concert de musique contemporaine, mais d’abord pour vivre l’expérience qu’on lui propose : cela répond, je crois, à la question aujourd’hui essentielle de comment faire accéder à nos musiques.
Ces expériences nous aident aussi à repenser les concerts plus classiques, en intérieur et avec un public assis. Le concert classique, avec sa salle, son enfilade de pièces écrites, ses saluts, devient un cas particulier de contexte.
L.P. : Nous avons également eu la volonté d’investiguer la parité – bien avant, du reste, que cela soit dans l’air du temps.
G.L. : Ce n’est pas un projet en soi, mais une nécessité. Cela étant, même si nous y sommes très attentifs, le jour où nous avons donné un concert 100 % féminin ou presque, c’était presque par hasard !
L.P. : Enfin, nous avons voulu mettre l’accent sur l’enseignement à distance avec la création de OpusOne, académie d’initiation à la composition.
L’histoire de l’ensemble pèse-t-elle dans vos décisions programmatiques et votre politique de commandes ?
L.P. : Bien sûr. Programmer, c’est toujours mettre en perspective. Jouer une pièce, même de trois minutes, au sein d’un concert, c’est lui trouver une place dans un vaste tableau.
G.L. : Nous programmons pour L’Itinéraire. J’imagine l’ensemble comme une maison de famille : on en hérite, on l’embellit, on l’habite, on la met un peu à son image, mais on la transmet ensuite.
Parlons justement du programme de ce concert : pourquoi avoir choisi ces artistes-lĂ et ces Ĺ“uvres- lĂ ?
L.P. : C’est le résultat d’une longue réflexion, de près de quatre ans ! Nous avons tout d’abord déterminé des axes de réflexion. Le premier est la création : il était évident que cet anniversaire devait être fêté avec des commandes. Deuxième axe : les fondateurs, qui sont tous encore parmi nous à l’exception de Grisey, et la place accordée aux fondateurs a été complexe à aborder car nous ne voulions pas d’un concert en forme de mémorial. Cependant, ils sont tous représentés, d’une manière ou d’une autre.
Troisième axe : le répertoire, avec une série de pièces écrites pour et créées par L’Itinéraire – de trois compositeurs hélas disparus : le Colombien Luis-Fernando Rizo-Salom, l’Italien Fausto Romitelli et le Britannique Jonathan Harvey.
Pour le premier concert, deux commandes ont été passées aux Italiens Oscar Bianchi et Eric Maestri.
Nous créerons également une nouvelle pièce de Maija Hynninen. Maija et Oscar ont en commun d’illustrer les enjeux de filiation qui lient les compositeurs joués par l’ensemble : Oscar a été élève de Murail et présenté à L’Itinéraire par Fausto Romitelli. Maija a été élève de Carmine-Emanuele Cella que nous suivons depuis longtemps et qui a été chercheur et compositeur en résidence à l’Ircam. Quant à Eric, sa pièce est celle qui travaille le plus la question de l’ensemble, de son anniversaire et de ses membres, de manière individuelle. Elle fait aussi apparaître Tristan Murail, à la fois par la présence des ondes Martenot, qui sont son instrument, et par le fait qu’une partie du matériau sonore utilisé a été enregistrée au cours d’une répétition de l’ensemble sur une pièce de Tristan !
G.L. : L’électronique de « Sound » s’appuie également sur Prologue de Grisey. Prologue que nous jouons en binôme avec Lucia, ce qui nous permet de mettre en lumière les liens entre L’Itinéraire et l’Ircam, en rendant hommage à Éric Daubresse, qui a réalisé l’électronique de Prologue d’après la version avec résonateurs acoustiques, et qui a un moment participé à l’aventure de L’Itinéraire.
Le deuxième concert joue autour de l’idée de lumière, tendue entre deux créations : celles de Natasha Barrett et de Núria Giménez-Comas. J’ai connu Natasha en 2010, alors qu’elle travaillait à ses Hidden Values destinées au dispositif ambisonique de l’Espace de projection. Shimmering Cities relèvera à la fois de l’installation sonore, avec une maîtrise absolue et spectaculaire de la spatialisation et une sensibilité aiguë de l’espace sonore, et d’une écriture instrumentale belle et iridescente.
En contrepoint, Llum i matèria de Núria travaille également la spatialisation, mais dans un registre plus intime. Sa pièce ouvre le concert, avec une installation sonore qui s’apparente à une longue transition processuelle vers la pièce instrumentale, les musiciens pénétrant dans la matière sonore. Comme son titre l’indique, Núria s’est beaucoup intéressée à la lumière. Cette pièce, en hommage à Kaija Saariaho, s’accompagne d’un travail lumière de Christophe Forey, qui avait déjà travaillé avec nous sur Portulan de Murail dans le cadre du festival Présences l’an dernier.
G.L. : Entre les deux, Les Désinences est emblématique des recherches de Michaël Levinas sur la mélodie, en lien avec sa fascination pour l’extinction des résonances du piano. Cela passe par la cantillation, et par son obsession que sont les polyphonies élaborées à partir d’échelles microtonales.
L.P. : Autre représentant des « historiques » de L’Itinéraire, La Cité des saules d’Hugues Dufourt est une recréation : la pièce a été créée en 1997 par Claude Pavy, mais celui-ci travaillait alors avec des pédales de guitare qui n’existent parfois plus aujourd’hui. Aurélio Edler-Copes en a mis au point une version informatisée, en collaboration étroite avec Hugues – ce qui permettra du reste une reprise plus facile de la partition à l’avenir. Enfin, à la lumière assez sobre, voire sombre du Dufourt répondra la rayonnante Valley of Aosta de Harvey.
- Le Monde, 10 mars 1998 « Musique spectrale à l’échelle européenne avec l’ensemble Itinéraire ».
- « Cela ressemble aux Éditions de Minuit par rapport aux grands éditeurs ». Interview de M. Levinas à La Lettre du Musicien, février 1995.