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Entretien avec Chloé Bieri, Matthieu Corajod, Pierre Lison, Antonin Noël, Stanislas Pili, Dominque Quélen. Perspectives individuelles sur un processus collectif

par Jérémie Szpirglas

12 juin 2023


Avec la Compagnie Mixt Forma, vous assumez le collectif dans le processus de création. On imagine aisément comment les idées peuvent arriver (tout le monde peut en avoir et une mise en commun est facilement envisageable), mais comment se prennent les décisions importantes d’ordre esthétique ou formel ?
Pierre Lison : En effet, la compagnie Mixt Forma regroupe plusieurs artistes venant de disciplines très différentes les unes des autres. Le chant, le jeu théâtral, la percussion, la danse, la poésie, l’électronique et la composition musicale. Nous traversons ensemble le processus de création de la manière la plus horizontale possible. Une chose nous relie. C’est cette volonté de création et d’articulation des différentes disciplines présentes pour ce projet. Nous prenons le soin de comprendre chaque médium en passant par des ateliers d’écritures, de partage de références, de présentation d’un catalogue de technologies disponibles, d’ateliers de mouvements, de techniques de jeu, de dictions… Ensuite, les idées sont partagées de manière assez intuitive. Nous avons très vite remarqué que l’écriture au plateau était l’un des moyens les plus efficaces de faire ressortir le plein potentiel de nos présences pluridisciplinaires. Il reste tout de même l’opportunité à Mathieu de trancher.

On imagine aussi que, après le partage des idées, chacun part travailler sa partie de son côté : comment est réajustée chacune des parties par rapport au reste ? Par exemple, les textes poétiques, qui sous-tendent tout le spectacle, ont-ils évolué au fil de son élaboration ?
Dominique Quélen : Le texte, comme les autres éléments de cette création, est jusqu’au bout un travail en cours, rien n’étant fixé ni figé.

Au contraire de ce qui se passe avec l’écriture des livres, lesquels me sont à chaque fois comme mon propre corps : à n’ouvrir qu’après ma mort (c’est-à-dire après publication puisqu’alors c’est le livre qui se met à vivre – à condition qu’on l’ouvre, donc), j’aime l’idée, dans une collaboration avec un compositeur et, dans le cas présent, avec toute une équipe participant à l’élaboration commune de l’œuvre, de me laisser mener et que le texte soit une simple matière, que dans cette hésitation prolongée entre le son et le sens qui selon Valéry caractérise le poème, le son ait sa part davantage encore que dans la poésie, et la littérature en général, faite pour le livre ou la lecture silencieuse.
Un des intérêts, encore, de travailler avec Mathieu, c’est que sa méthode, qu’on pourrait mettre au pluriel tant elle s’adapte souplement aux diverses situations de création, et notamment pour cette pièce, pousse au composite, que le risque soit évité d’une unité d’aspect (car c’est effectivement un risque lorsque, comme moi, on écrit surtout par séries).
J’aime enfin l’idée de n’être pas entièrement l’auteur du texte ; que celui-ci se soit élaboré à plusieurs ; que par endroits je n’en sois même pas du tout l’auteur mais telle ou tel d’entre nous ; qu’à bien des moments je me sois contenté de noter des choses entendues à la volée, de transcrire simplement des gestes, des actions, des attitudes. Qu’enfin le texte produit, quel qu’en soit l’auteur parmi nous, demeure une pâte propre à être tassée, étirée, malaxée, réduite, amputée, greffée, griffée, figurée, défigurée, lissée, remodelée, clarifiée, coupée, simplifiée, obscurcie, bouturée, oubliée, aplatie, modifiée, avalée, mâchée, que le résultat n’en soit qu’un état parmi d’autres possibles comme l’est tout texte au moment de le publier (au sens de rendre public), et même toute œuvre, et même toute manifestation de la vie, de la plus modeste à la plus élaborée, et donc qu’il bouge encore.

Mathieu Corajod : Il y a généralement d’abord une envie, une idée dramaturgique ou une vision globale (même un peu floue) d’une certaine scène. Un texte, par exemple, doit répondre aux exigences de cette idée de départ. Puis la manière de mettre en musique ou de chorégraphier ce texte peut nous amener à y faire des retouches. Le processus se poursuit ainsi jusqu’à ce que nous parvenions à une forme satisfaisante, qui s’insère également bien dans la macro-forme. Mais il peut aussi arriver que le texte soit généré au plateau, en improvisant dans une situation théâtrale, puis qu’il soit transcrit et développé à la table. Les mêmes principes s’appliquent aux autres disciplines.
Chloé Bieri : Nous travaillons en partageant les rôles dans tous les sens et en amenant, chacun d’entre nous, un bagage de connaissances spécifiques. Tout le monde peut proposer des idées de matériaux et chacun peut aussi être interprète de l’idée d’un autre. Parfois l’un de nous prend la position de guide, ou de regard extérieur, pour le groupe. Dans certains cas, quelqu’un crée une partie pour un autre performeur. Par exemple, Pierre et Mathieu ont élaboré entre eux une chorégraphie que je dois apprendre en tant qu’interprète. Donc nous passons du collectif à l’individuel, et vice-versa, de manière régulière, libre et spontanée.

Vos projets sont principalement indisciplinaires, ce qui pose encore d’autres questions : sur l’articulation entre les disciplines pour soutenir le discours, sur la synchronisation entre les différents discours : comment les gérez-vous ?
Antonin Noël : Avant même de parler d’articulation et de synchronisation des disciplines, il s’agirait de définir la notion même de « discours ». Or, à l’échelle de Laquelle se passe ailleurs, cette notion de discours peut varier d’un moment à un autre, à l’échelle des scènes. À la dimension assez évidente du texte – peut-être la plus facilement porteuse de sens – s’ajoutent celles de l’esthétique, du mouvement, de la musique, etc. Ainsi le discours de la pièce a toujours été l’assemblage de tous ces éléments. Au fil des différentes scènes, l’un d’eux peut être mis plus en avant que les autres, mais le discours est toujours ce qui se dégage globalement de la scène et de tous les éléments qui la composent.

Le texte en est un exemple flagrant. Quoiqu’il puisse être souvent perçu comme au centre des scènes, le poids et le rôle qu’on lui accorde peuvent fortement varier. Certains textes sont porteurs d’un sens très évident et accessible au public, d’autres peuvent sembler plus obscurs, et ne seront pas forcément l’élément permettant au public de s’accrocher à ce qui se passe sur scène. Il en va de même pour tout le reste.
Le travail sur Laquelle se passe ailleurs est essentiellement interdisciplinaire, car le lien entre les différentes disciplines est toujours à l’œuvre, de manière visible ou non. Nous avons fait en sorte d’assembler tous les éléments en jeu pour les mettre en valeur au sein d’un ensemble plutôt que par leur individualité. Finalement, nous laissons cet assemblage volontairement ouvert pour donner au public une surface de projection et le laisser compléter le discours selon sa propre interprétation.

Mathieu Corajod : Nous n’utilisons pas couramment le mot « discours » dans notre processus de création (on aurait alors dû évoquer ses théoriciens : Foucault, Habermas…), mais je pense qu’il faudrait l’employer au pluriel : les discours de la scène ou, comme le disait Antonin, les discours de telle ou telle scène. Dans les cas où les sons ou les mouvements suggèrent une signification assez précise, cette dernière est bien souvent opposée ou complémentaire aux significations du texte. La polysémie, incluse déjà dans les textes de Dominique, est étendue aux autres moyens scéniques, d’où l’expression « poèmes scéniques » dans le sous-titre de l’œuvre. Par ailleurs nous accordons une place importante aux sensations auditives et visuelles et ne tranchons pas en faveur d’une seule interprétation des scènes.
Antonin Noël : Quant à la gestion de tout cela, certains chemins sont apparus très rapidement évidents, je pense par exemple à certains textes qui portaient un imaginaire permettant de tout de suite imaginer les éléments parallèles à l’aspect vocal. D’autres, cependant, ont demandé de creuser plus longuement au travers d’improvisations. Comme évoqué plus haut, dans ces moments, il n’y avait pas de discipline dominante. La construction pouvait partir d’un simple accessoire couplé à un micro, comme d’un enchaînement de gestes, voire de borborygmes ou autres improvisations vocales permettant de retomber sur le texte, et de l’explorer plus en profondeur.

Les outils informatiques, en amont, au cours de l’élaboration de l’œuvre, ou au cours de la performance, jouent-ils un rôle dans cette articulation entre les différents médias ? Certains gestes d’une discipline ont-ils par exemple une influence, en direct, sur ceux d’une autre ?
Stanislas Pili : Oui absolument ! Nous utilisons par exemple des capteurs de l’Ircam qui permettent d’activer des sons grâce aux mouvements des performeurs, ce qui nous inspire des gestes auxquels nous n’aurions pas pensé sans cette approche. Il en va de même pour les dispositifs analogiques tels que les microphones, les synthétiseurs et les haut-parleurs de différentes sortes : leur manipulation sur scène a inspiré de nombreux choix chorégraphiques et de mise en scène. Tous les médias du spectacle tels que la voix, le mouvement, les effets sonores, la scénographie, la lumière, les textes, le décor et l’électronique se développent en parallèle et s’influencent mutuellement dès les premières étapes de cette création. Il n’y a pas de hiérarchie imposée entre les médias et chacun peut avoir un impact sur la dramaturgie de l’œuvre.

Au-delà de ces enjeux, qu’avez-vous travaillé à l’aide des outils technologiques développés à l’Ircam ?
Mathieu Corajod : Pour synthétiser, je dirais que c’est avant tout le temps réel, c’est-à-dire les traitements informatiques en cours pendant le spectacle, qui joue ici un rôle beaucoup plus important que dans mes pièces précédentes. N’ayant pas d’instruments de musique traditionnels sur scène dans ce spectacle, il était important de rendre le rapport entre la musique et les performeurs le plus vivant possible grâce à l’électronique Ircam en temps réel. On peut par exemple musicaliser des données issues de la manipulation d’objets de la scénographie de Lucie. En raison de cette dimension live, Dionysios Papanikolaou joue un rôle important non seulement dans l’accompagnement de la création en informatique musicale, mais aussi dans l’interprétation de l’électronique qu’il fait en régie pendant le spectacle.

Le processus de création en lui-même (et son aspect essentiellement collectif) devient-il un élément dans l’imaginaire du spectacle, voire l’un de sujets du spectacle ?
Chloé Bieri : Non. Ce n’est pas un métaspectacle (un spectacle sur la création d’un spectacle). En revanche ce que l’on présentera sur scène sera le résultat de tout le processus de création. Les actions sur scène ont été débattues, improvisées, essayées, écrites, critiquées, etc. Vous verrez le résultat, mais notre cheminement artistique n’est pas visible dans le spectacle.

Autour de votre projet gravitent ou ont gravité deux références du théâtre musical et/ou de l’indisciplinaire : Georges Aperghis et Thierry De Mey. Quels sont ou ont été leurs rôles respectifs ? Et, de manière plus générale, que retenez-vous de leurs travaux pour nourrir les vôtres ?
Mathieu Corajod : Chloé, Stanislas et moi-même avons étudié dans la filière de master en théâtre musical de la Haute École des arts de Berne, dont Georges Aperghis a été une des figures pédagogiques fondatrices, aux côtés notamment de Françoise Rivalland qui excelle dans ce répertoire. Plus tard, j’ai suivi le Cursus de l’Ircam avec Thierry de Mey. Il a donné une impulsion décisive à mon travail en ouvrant la possibilité de collaborer avec des danseurs et danseuses. Cela m’a permis de rencontrer Marie Albert et Pierre Lison, avec lesquels je crée encore aujourd’hui. L’envie de fonder une compagnie, d’explorer d’autres domaines artistiques tout en gardant une sensibilité très forte pour la musique de notre temps, ainsi que d’utiliser les innovations de l’Ircam constitue quelques points communs généraux avec le travail de Georges et Thierry. Il y aurait sans doute des centaines d’autres références d’artistes à citer. En fin de compte nous créons en apportant chacun des expériences issues de notre parcours personnel, pour former un tout unique.

Note de programme du concert du 12 juin 2023 dans la Grande Salle du Centre Georges Pompidou.
© Ircam-Centre Pompidou juin 2023