Texte cité dans

Le regard du compositeur. Entretien avec Bruno Mantovani

par Jérémie Szpirglas

15 juin 2022


Vous avez quitté en 2019 vos fonctions à la tête du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris : comment ce mandat a-t-il enrichi vos différents métiers, à commencer par celui de compositeur ?

Avant d’évoquer l’enrichissement lié à cette expérience, je dois dire que diriger une telle maison est aussi une forme d’appauvrissement. Ce genre de poste impose d’énormes pressions et responsabilités, et de difficiles prises de décision. D’une certaine manière, il faut abandonner une part de sa créativité, ou du moins la déplacer vers la gestion de problèmes au quotidien. Si je trouve dommage que les compositeurs ne s’investissent pas davantage dans la vie politique et institutionnelle, je les comprends aussi, car ce sont des postes à la fois administratifs, chronophages et normés…
Cela étant posé, quand je suis arrivé au Conservatoire de Paris, cette nouvelle expérience m’apparaissait comme une nécessité. En retour, ce mandat m’a amené à faire de nombreuses rencontres avec des personnalités hors du commun, dans le corps professoral comme dans l’administration, ce qui représente un enrichissement plus en tant que personne qu’en tant que compositeur. Si j’ai beaucoup produit pendant ces années, ce fut davantage « en résistance ».
On pourrait penser que cette situation offre un poste incomparable d’observation du milieu musical et de détection de nouveaux talents. C’est vrai, mais je crois que le meilleur poste d’observation reste celui du compositeur : le compositeur est au centre de toute la vie musicale, il a affaire à tous ses acteurs. Lorsqu’on est à la tête d’une telle institution, je crois qu’il est important d’insuffler une vision et, dans les faits, le directeur du Conservatoire de Paris que j’ai été a mis en application ce que le compositeur avait observé en amont.

On vous retrouve aujourd’hui à la tête de l’Ensemble Orchestral Contemporain, mais aussi du festival du Printemps des Arts de Monte-Carlo.

N’oublions pas que j’ai également pris la direction du conservatoire de Saint-Maur, un travail que je n’avais jamais fait. L’enseignement initial et l’enseignement supérieur n’ont strictement rien à voir. Au Conservatoire de Paris, on aide des étudiants déjà formés à se professionnaliser, alors que, dans un conservatoire comme celui de Saint-Maur, les enfants arrivent tout petits et débutants. Très peu en feront leur métier : que faire alors pour les ouvrir à la musique ? À bien des égards, c’est presque plus expérimental que le CNSMD : un véritable atelier pour l’avenir, puisqu’on a là entre les mains le destin des vingt prochaines années… C’est une mission qui me tient d’autant plus à cœur que Saint-Maur est ma ville et que la municipalité met l’accent sur la culture.
J’ai eu la chance que toutes ces ouvertures se présentent à moi au moment où j’ai quitté le CNSMD en tant que directeur. Pendant l’année 2019-2020, je suis resté au Conservatoire de Paris pour enseigner, une expérience qui, bien que bouleversée par la Covid, m’a beaucoup plu. Au reste, la période de confinement a paradoxalement été très bénéfique pour moi, à plus d’un titre : notamment parce qu’elle m’a permis de me recentrer sur la composition. Mon histoire avec l’EOC n’était pas nouvelle. Le fait de diriger artistiquement et musicalement ma propre formation m’a toujours attiré. Il se trouve que Daniel Kawka, son chef fondateur, est un ami. Je connaissais l’ensemble, qui m’avait déjà joué à plusieurs reprises, et je l’avais déjà dirigé lors d’un concert « test ». La rencontre, avec les musiciens comme avec l’équipe administrative, s’était alors imposée comme une évidence. Je savais aussi que cet ensemble a une culture de la musique qui m’intéresse dans le domaine de la modernité. Nous nous sommes rendu compte que nous avions envie de bâtir ensemble un projet, dans la vaste région Auvergne-Rhône-Alpes, et que les tutelles nous soutenaient – à commencer par la DRAC et la Ville de Saint-Étienne. Cette dernière fait de gros efforts en nous ouvrant par exemple des bureaux et une salle de répétition au sein de son opéra !
Concernant le Printemps des Arts, c’est encore une affaire d’amitiés, puisque j’ai été surpris au cours du premier confinement par l’annonce du départ de mon ami Marc Monnet de la direction artistique du festival. Le complément d’aventure m’a paru extrêmement intéressant.

Ce sont là deux rôles que vous n’aviez pour l’instant jamais endossés : comment les approchez-vous ?

Vous avez raison de dire que ce sont là des expériences nouvelles pour moi : à la fois statutairement et dans les modes de fonctionnement. Mais elles relèvent toutes d’une forme de créativité, inhérente à mon métier principal de compositeur.
Que ce soit en dirigeant un ensemble ou en programmant un festival, j’essaie de présenter des objets artistiques qui m’intéressent et de les mettre en perspective. Je ne joue pas particulièrement ma musique à l’EOC, et je ne suis pas au Printemps des Arts pour me programmer. En revanche, j’y donne à voir mon regard, sur la modernité ou sur un patrimoine.
Car, plus encore que de compositeur, mon identité est celle d’un musicologue qui compose. J’ai fait des études de musicologie au Conservatoire de Paris, avec des personnalités qui m’ont formé et marqué, comme Rémy Stricker et Yves Gérard. Certains de mes camarades de classe utilisaient leurs connaissances acquises pour écrire des thèses, des ouvrages et des articles. Moi, je compose. Mon travail est, comme on voudra, une mise en perspective ou un regard sur l’histoire. Ce qui explique en partie mes nombreuses pièces en relation avec le passé – Schubert, Beethoven, Debussy, Gesualdo, etc.
Ce travail d’écriture a aussi nourri mon approche de la musique en général, même en tant qu’auditeur. Lorsque, au sein d’un concert ou d’un festival, je mets en perspective des compositeurs qui peuvent paraître très éloignés, parce que j’y distingue des valeurs communes sur des paramètres
musicaux précis (l’harmonie, le rythme, le phrasé, etc.), c’est pour moi un travail de composition. Je « compose » un programme et je « compose » un festival.

Comment se passent ces débuts de collaborations ? Que voulez-vous mettre en place au sein de l’EOC ou dans le cadre du Printemps des Arts ?

Avec l’EOC, nous avons donné un premier concert en janvier 2020, au cours duquel nous avons enfin pu concrétiser notre collaboration. Nous nous sommes tout de suite rendu compte que nous nous étions trouvés. Hélas, un mois plus tard, tout s’est arrêté, engendrant une frustration immense. Pendant ces longs mois d’arrêt, j’avoue avoir été très méfiant vis-à-vis de la mise en ligne de concerts gratuits, car je crains que la gratuité nous desserve en matière artistique. Au lieu de quoi, nous avons mis en place une politique de vidéos pédagogiques, qui se poursuit : les « Clés d’écoute » de l’EOC. Depuis, cette année de reprise a été à la limite de la saturation, puisque l’essentiel de nos concerts avait été non pas annulé, mais reporté. Nous en profitons pour apprendre à nous connaître et cultiver notre son propre, notamment dans le cadre de notre résidence de trois ans à La Chaise-Dieu. Parmi les orientations artistiques de l’Ensemble, j’ai voulu revenir aux bases de la modernité, à commencer par Schoenberg ou Berg. J’ai besoin de réinvestir ces origines, en même temps que de susciter des créations chez des compositeurs de toutes générations (Bastien David, Marc Monnet, Édith Canat de Chizy, etc.). Je tiens aussi beaucoup à la récurrence : créer une œuvre d’un compositeur ne pose pas de difficulté majeure, la rejouer si. Quand la première mondiale est aussi la dernière, c’est un problème. C’est pourquoi je veux jouer les œuvres que l’on commande au moins 4 ou 5 fois. De la même manière, je veux que l’on puisse jouer plusieurs œuvres d’un même compositeur – afin d’approfondir notre propre compréhension de son univers, en même temps que celle du public.
Pour le Printemps des Arts, j’ai hérité d’un outil magnifique, façonné par un ami. La transition a donc été facile. Cependant on arrive chacun avec ses propres parcours et lubies. Les miennes relèvent avant tout de la pédagogie.
La programmation se doit selon moi d’être extrêmement claire. J’ai donc voulu que le festival soit thématisé, sur chaque édition, sur chaque semaine et sur chaque concert, afin de rendre toutes les œuvres très accessibles. Pour les trois premières éditions que j’ai imaginées, j’ai choisi la thématique « Ma fin et mon commencement », d’après le Rondo de Guillaume de Machaut, déclinée sur toute la durée du festival. L’idée est de brosser l’évolution stylistique d’un même compositeur, en présentant ses œuvres de jeunesse et de maturité. Par exemple en jouant le premier et le dernier concerto pour piano de Prokofiev dans un même concert, ou le premier et le dernier Debussy par un même pianiste. Et de poser la question : quand un compositeur trouve-t-il son identité ?
Le public, et surtout le public non spécialiste, a besoin de points de repère, qui sont aussi des points de débat. C’est ce que j’essaie de donner dans un cas comme dans l’autre. Et, dans un cas comme dans l’autre, les résultats sont au rendez-vous.

Vous dites programmer vos concerts avec un regard de compositeur : comment avez-vous composé celui-ci ?

D’abord, je l’ai fait en étroite collaboration avec la direction artistique de l’Ircam, avec laquelle on est largement en phase, ce qui permet d’aller très vite.
Le projet initial, qui date de ma prise de fonction à l’EOC, était d’organiser le concert autour d’une création de Marc Monnet, laquelle devait à l’origine faire appel à l’électronique. Finalement, il n’en a pas eu besoin : plus longue que prévu, la pièce relève toutefois du montage ou de la découpe de bandes comme on en faisait aux débuts de l’électronique, avec des formules musicales qui s’entrechoquent. Pour l’accompagner, nous avons pensé à Francesco Filidei, qui avait manifesté l’envie de revenir à l’électronique. Là-dessus, nous avons voulu ajouter une pièce du réper- toire et la direction artistique de l’Ircam a suggéré Richiamo d’Ivan Fedele, qui propose une assise différente à l’électronique. Puis j’ai pensé à Lara Morciano, qui composait une pièce pour nous, et nous permettait de présenter les quatre postures existantes vis-à-vis de l’informatique musicale : traitements en temps réel pour Morciano, synchronisation avec l’écriture électroacoustique à l’aide d’un « clic » pour Fedele, déclenchement d’échantillons par un clavier chez Filidei, et une pièce purement instrumentale, celle de Marc Monnet, mais qui n’aurait peut-être pas vu le jour si l’électronique n’existait pas.
Au final, nous avons réuni trois compositeurs italiens et un compositeur français, mais qui sont par nature quatre compositeurs narratifs. Si ce concert était une promenade, ce ne serait pas une promenade en pleine nature, mais une promenade au milieu d’une foule, au sein de laquelle on assisterait à divers moments de vie. La pièce de Marc Monnet est, comme souvent avec lui, très théâtrale, avec notamment l’irruption inattendue d’un banjo, qui a un rôle déterminant dans la dramaturgie. Chez Francesco Filidei, c’est le second degré, sarcastique, qui domine, dans une pièce qui pourrait faire penser à de l’Arte Povera ou de l’art brut, l’esprit de dérision nous menant à une fin absolument somptueuse. Quant à Lara Morciano, elle jongle en permanence avec les limites instrumentales, que ce soit au niveau de la densité ou des plans sonores. Sa pièce fonctionne par blocs, avec des contrastes excessivement marqués. Richiamo, enfin, qui appartient déjà à l’histoire, dégage une forme d’hédonisme, de fusion et de chatoyance.

Note de programme du concert du 15 juin 2022 au Centre Pompidou.
© Ircam-Centre Pompidou juin 2022