Texte cité dans

Entretien avec Michaël Levinas. « L'Amnésie des signes »

par Jérémie Szpirglas

15 avril 2019


Sitôt les bougies soufflées, ce concert anniversaire soulève plusieurs questions : et d’abord celle de l’œuvre et de la pérennité de l’écriture – une question qui se pose de manière plus cruciale encore étant données vos activités parallèles d’interprète et d’improvisateur...
Depuis toujours, je suis à la fois compositeur et pianiste. La composition n’est pas arrivée à un moment de ma vie de musicien, elle a toujours été là. Elle ne m’est pas arrivée seulement par l’écriture, mais aussi par les doigts. Cela a été le cas de beaucoup d’autres musiciens de l’histoire de la musique même si, dans la perspective musicale historique, on n’a pas toujours distingué clairement les temps de l’improvisation et de l’écriture : pour les compositeurs baroques par exemple, pour Liszt, ou même, plus récemment, pour Messiaen. Pour moi, l’instrumental et la composition sont intimement liés, puisque l’instrumental est inséparable du timbre et de la tradition musicale. De même la temporalité de l’écriture et de la notation est inséparable parfois de celle de l’improvisation. Souvent après une très grande tension d’écriture revient un mouvement d’improvisation qui engage des idées nouvelles et décisives.
Mon travail de compositeur prenant racine, non seulement dans le timbre, mais aussi dans la vocalité, la question de la notation a toujours été un enjeu majeur. Toute partition porte en elle-même une ambivalence entre interprétation et écriture, et donc la possibilité de l’effacement de l’énigme. Cette question s’est tout naturellement retrouvée au centre de mes préoccupations, comme pour tous les compositeurs contemporains, principalement ceux qui convoquent la technologie. Ainsi, parfois, la structure, la forme et la création de sons inouïs — c’est-à-dire, bien souvent, l’œuvre elle-même dans son identité sonore singulière – vont plus vite que les possibilités de notation. L’écriture existe, mais elle porte en elle la crise de ce que j’appelle « l’amnésie des signes ». Je suis donc toujours à la recherche de formes de notations qui me permettraient de transmettre l’identité de mes sons par l’écrit.

Deuxième question essentielle : vous considérez-vous comme un compositeur spectral ?
Je suis sans aucun doute un des compositeurs fondateurs de ce courant spectral qui a exercé une influence déterminante sur les générations de la fin du XXe siècle. Mais je pense que mon approche de l’idée musicale, ainsi que celle de « l’au-delà » du timbre et de ma relation au texte, témoignent d’une prise de distance par rapport aux canons de l’école spectrale. Cette distance s’est creusée dès le début des années 1980 lors du séminaire de Darmstadt au cours duquel j’ai donné une conférence intitulée « Qu’est-ce que l’instrumental ? »1.
Tout au long de mon enseignement au Conservatoire de Paris et à partir des années 1990, les questions de polyphonie et de temporalité harmonique ont été développées dans plusieurs de mes œuvres d’orchestres – citons Rebonds (1992), Par-delà (1994) – ainsi que dans mon Premier Quatuor (1998) ou dans Lettres enlacées pour quintette à cordes (2000). Je me suis notamment concentré sur des problématiques qui ne concernaient pas l’école spectrale, sur les liens entre polyphonie et altérations des échelles, ainsi que les phénomènes paradoxaux inspirés de Mutations (1969) de Jean-Claude Risset et les grilles harmoniques.
Et puis il y a la notion de « vocalité » du son que j’évoquais au début de notre entretien, et qui m’a conduit à mes recherches sur l’hybridation des transitoires d’attaque entre la voix et les instruments et les instruments eux-mêmes, à l’Ircam à partir de 1990. Une recherche qui s’est d’abord exprimée dans Préfixes (1991), puis dans mes opéras, dans la relation au texte, et jusqu’aux Désinences (2014).

Restons dans le domaine de l’informatique musicale : comment abordez-vous l’outil informatique en général (ou un outil en particulier) ?
Je n’ai pas une méthode unique : tout dépend du type d’outil. Je ne m’intéresse d’ailleurs pas à tous les outils. Ma relation à l’informatique présente plusieurs facettes. Pour n’en citer que quelques-unes : l’assistance à l’écriture, le traitement de l’espace, la réalisation de chimères acoustiques (il m’a fallu trente ans pour réaliser le vrai son de mon Concerto pour un piano-espace), la simulation des formes et des polyphonies, la synthèse entre geste instrumental et écriture... C’est assez vaste...

Dans le cas de Préfixes (votre première production à l’Ircam en 1991 dont est créée une nouvelle version ce soir) comme dans celui des Désinences (dernière production en date), votre recours à l’électroacoustique ou à l’informatique musicale semble souvent procéder d’un besoin d’explorer ou d’exploiter un phénomène que vous avez « entendu » dans le son.
Oui. C’est pour cela que je parle de « chimère ». Dans le cas des Désinences, l’informatique m’a servi à accentuer ces désinences du son du piano (qui « chute » naturellement) et à créer des utopies de piano en micro-intervalles. Je suis même allé jusqu’à renverser paradoxalement la désinence en la faisant monter. Et j’ai travaillé d’autres points comme la simulation en temps réel, ainsi que le passage de l’improvisation sur clavier à la notation. L’informatique a été essentielle.

Les avancées technologiques nourrissent-elles votre imaginaire en même temps que votre écriture ? Ou, au contraire, attendez- vous (ou avez-vous déjà attendu) de prochaines innovations et la mise au point de nouveaux outils pour réaliser des idées musicales en gestation ?
Il existe un concept occidental très important en art : l’innovation. Laquelle a bien évidemment trait aux techniques et aux sciences. L’exemple qui me vient naturellement est celui de Léonard de Vinci, dont le concept d’innovation est associé à la recherche en ingénierie et à la prospection de l’avenir. À ce titre, la naissance de l’Ircam m’est apparue dès sa création comme une concrétisation du rêve de Léonard : la notion d’innovation dans le domaine de la création musicale implique la possibilité de l’exploration scientifique du phénomène acoustique – l’innovation est de plus en plus présente dans le domaine du timbre, faisant de la technologie un élément central – et l’Ircam incarnait alors cette réunion de l’innovation, de la création et de la recherche.
Je me permets ici un petit pas de côté pour une petite anecdote qui n’est pas sans lien avec ce dont nous parlons. Je me souviens d’avoir un jour rencontré Henri Dutilleux (l’association d’idées est, j’en conviens, paradoxale) et de lui avoir présenté les recherches que j’avais effectuées à l’Ircam dans le cadre de mon travail de composition pour Implorations (2007). Ces recherches portaient sur le phénomène de spirale paradoxale qui m’avait fasciné dans Mutations (1969) de Jean-Claude Risset – laquelle spirale dure deux minutes, mais deux minutes de musique qui ont représenté pour moi un choc considérable. Sa réaction avait été mitigée : pour Dutilleux, ce travail se faisait au détriment de l’identité des timbres orchestraux. Je l’écoutais d’une oreille intéressée, et il m’a parlé alors de Les Réciproques (1986) pour chœur, me disant y avoir entendu « quelque chose ». En homme des années 1930, il a employé une formule un peu datée : « Là, c’est trouvé. » C’est-à-dire la notion de « trouvaille ». Quelque chose qui arrive inopinément, mais qui n’est plus de l’ordre de la recherche rationnelle. Quelque chose qui arrive comme cela, par hasard, et qu’il faut savoir capter. Boulez appelait cela « accident »... un terme plus moderne et socialisé.
La mentalité de l’Ircam au départ était celle d’un lieu de recherche, d’un laboratoire : on entendait alors tout ce qui se passait en studio comme dans un laboratoire consacré à une recherche médicale ou scientifique classique : tout le monde communiquait avec tout le monde. Mais la « trouvaille », ce serait quelque chose qui arriverait autrement, dans l’intimité du créateur inspiré, loin de son équipe : par hasard et pas par hasard. Pour répondre à votre question, j’ai toujours demandé à des logiciels de répondre à une recherche sonore ou formelle. Le temps de l’exploration par l’outil a ainsi été pour moi essentiel.

Pour conclure, on constate ces dernières années l’émergence d’une question cruciale dans le domaine de l’informatique musicale qui nous ramène à celle de la pérennité de l’écriture que nous évoquions plus tôt : celle de l’obsolescence des outils et, par là, la possible obsolescence des œuvres. Quand avez-vous commencé à vous poser cette question et dans quels termes ?
Assez tard : elle ne m’a été révélée que récemment, au cours de la dernière décennie. Et s’il faut distinguer à ce sujet innovation artistique et innovation technique, ces deux aspects portent en eux-mêmes la question de l’obsolescence de l’œuvre – une question qui n’est finalement pas tout à fait neuve dans l’histoire des arts. Nous parlions plus tôt de pérennité de l’œuvre – et je pourrais résumer nos propos par le proverbe : « l’écrit reste. » Mais qu’advient-il si l’écrit n’est que la codification du son ? J’évoquais également ce que j’appelle « l’amnésie des signes ». Il se trouve qu’un langage musical qui repose surtout sur une identité sonore singulière (contrairement aux invariants syntaxiques du système tempéré et tonal stabilisé à la fin du baroque) risque de ne plus pouvoir être déchiffrable par des signes écrits. La situation devient plus critique encore s’agissant de musiques mixtes qui exigent des supports d’enregistrements totalement menacés par l’obsolescence technologique. L’œuvre ayant recours à la technologie porte en elle-même, par les innovations qui la rendent possible, sa propre mort. Voilà qui risque de modifier son statut même.


  1. Le texte de la conférence a été publié dans un volume d'écrits de Michaël Levinas Le compositeur trouvère.

Note de programme du concert du 15 avril 2019 à la Scala Paris.
© Ircam-Centre Pompidou 2019