Texte cité dans

Systema naturæ : taxonomie d’une création. Fragments de Mauro Lanza et Andrea Valle

par Mauro Lanza, Andrea Valle

27 mars 2019


Systema naturæ est un cycle de quatre pièces d’une vingtaine de minutes chacune, composées pour des effectifs instrumentaux variés et des dispositifs d’instruments électromécaniques organisés spatialement et contrôlés par ordinateur.

Un instrumentarium électromécanique...

L’idée principale à l’origine des dispositifs électromécaniques est de créer des « orchestres résiduels », c’est-à-dire un ensemble d’instruments fabriqués à partir de rebus et d’objets recyclés (qui deviennent des corps sonnants). Les orchestres résiduels relèvent de deux univers, puisque ce sont des objets du quotidien dotés d’un mécanisme de contrôle et qu’ils offrent en même temps un comportement acoustique similaire à celui des instruments de musique. L’équilibre qui fonde la composition de Systema naturæ est donc, d’une part, de créer et d’explorer ce juste milieu où les objets mécanisés susceptibles d’être maîtrisés musicalement – certes de manière basique (en créant des événements, en explorant leurs spectres, en organisant leurs dynamiques) – et, d’autre part, de traiter les instruments de musique « comme des objets sonores », en ayant recours à des modes de jeu étendus. En guise d’exemple, le trio à cordes et la guitare sont préparés à l’aide de boules de patafix collées sur les cordes, afin de générer un spectre inharmonique, tandis que les instruments à vent ont largement recours aux sons multiphoniques et percussifs. Pour être réussie, l’intégration sonore des objets et des instruments doit s’appuyer sur une analyse complète des échantillons sonores des corps sonnants aussi bien que des instruments, afin que l’information acoustique soit stockée et utilisée de manière homogène et indiscriminée au cours de la composition. Grâce à ce genre d’infrastructure technologique, il a été possible d’exploiter une vaste palette de techniques algorithmiques « classiques » de composition (automates cellulaires, canons, sonifications de données...). De même, une classification des objets d’un point de vue ethnomusicologique a été utile pour ménager un territoire conceptuel commun avec les instruments acoustiques.

Les orchestres résiduels sont destinés à interroger le concept d’instrument en le réduisant à sa plus simple expression. En incluant les instruments électroniques et de musique numérique, il est possible d’élaborer une définition minimale, selon laquelle un instrument de musique est un appareil capable de produire du son en réponse à une certaine quantité d’énergie. Trois éléments semblent pertinents à cet égard : le corps physique, la source d’énergie et l’interface de contrôle qui permet de régler (plus ou moins finement) ladite source d’énergie, afin de s’assurer d’une réaction appropriée du corps physique. Dans les orchestres résiduels, les corps physiques sont conçus et assemblés selon trois grands principes, inspirés de l’ingénierie durable, en l’occurrence la refabrication, la modulabilité et la flexibilité.

Nombreuses sont les pratiques qui cultivent traditionnellement de par le monde une approche spécifique de « refabrication » des objets pour mieux façonner et refaçonner le statut sémiotique d’un matériau culturel. La modulabilité se rapporte à la matière même du corps sonnant : celui-ci étant intrinsèquement simple et peu coûteux, il peut être « fabriqué dans le temps de sa conception », dans un esprit d’improvisation, à partir de matériaux accessibles immédiatement. En conséquence, leur nature est « modulable » : les corps sonnants et leurs différents éléments constitutifs peuvent être remplacés facilement et sans effort. Les corps sonnants restent donc pour la plupart ouverts, c’est-à-dire propices à la manipulation. La flexibilité s’entend ici comme la possibilité de modifier les orchestres résiduels afin de les adapter à des besoins spécifiques : une performance peut par exemple exiger de s’adapter à la présence de microphones pour amplifier les corps sonnants.

Dans le contexte des orchestres résiduels, l’informatique physique permet de contrôler le comportement de l’instrument. L’informatique physique implémente également le principe de flexibilité dans la relation à la gestion de l’information et à la manipulation symbolique, puisque la force principale de l’ordinateur est d’assurer non seulement la programmation, mais aussi la reprogrammation. En bref, au moyen du contrôle informatique, les orchestres résiduels permettent de créer une « musique acoustique informatisée ». Systema naturæ s’appuie entièrement sur des orchestres résiduels variés, qui fournissent une corrélation pertinente avec le geste esthétique fondateur du cycle, c’est-à-dire la nature en tant que catalogue d’entités hétérogènes (et bien souvent bizarres). L’instrumentation préparée pour Systema naturæ doit à ce titre respecter trois contraintes complexes : fabrication et maintenance peu coûteuses (les budgets techniques sont souvent limités et exigent fondamentalement une approche DIY, « Do It Yourself »), transportabilité (les dispositifs doivent être aisément et rapidement montables et démontables, et le matériel ne doit pas être trop encombrant pour voyager sans problème, et sans avoir besoin de louer du matériel supplémentaire sur le lieu du concert), réactivité temporelle (bien que d’un comportement acoustique simple, la réaction sonore des instruments électromécaniques à l’énergie appliquée doit être réglable, reproductible et immédiate afin de produire des organisations rythmiques complexes).

Suivant le système taxonomique classique mis au point par les musicologues Erich von Hornbostel et Curt Sachs en 1914, nous avons élaboré une nouvelle taxonomie adaptée aux instruments électromécaniques, qui tient compte du mode de contrôle de leurs comportements, de leurs technologies de contrôle, de leurs capacités à produire des hauteurs, et de leurs utilisations dans le cycle Systema naturæ. Nous avons ainsi distingué quatre familles.

1. Les idiophones

Ce sont des objets qui produisent du son avec leurs corps tout entier. Dans Regnum lapideum, sont utilisés :


• des Coni : un ensemble de 8 haut-parleurs posés à terre et surmontés chacun d’un objet (boîtes en métal, tubes de PVC...). Les haut-parleurs produisent des impulsions sonores qui font trembler ou résonner les objets posés dessus.

• des Cimbali : des instruments « récupérés » dans lesquels un maillet de plastique vient en tournant taper une plaque de métal.


• des Sistri : crécelles constituées d’un fouet tournant à l’intérieur d’une boîte en métal, grattant les divers éléments qui y sont contenus (boutons, graines, riz...).

• des Toli : une barre de métal vissée dans une boîte en métal. En tapant la barre, la boîte résonne, le son ayant donc les composantes spectrales de la barre et de la boîte. C’est une roue en Lego qui, en tournant sur un axe motorisé, tape sur la barre.


2. Les aérophones

Des instruments à vent activés par des sèche-cheveux contrôlables, dont on a retiré la résistance, ou des ventilateurs. Dans Regnum lapideum, sont utilisés :

• un Anciolio : accordéon à anche, accommodé dans une boîte en métal, sur lequel un ventilateur d’ordinateur gère le flux d’air.


• des Eolios : un sèche-cheveux souffle dans une flûte de pan en PVC, produisant des sons éoliens haut perchés, dont la hauteur dépend à la fois de la longueur du tuyau et de la quantité d’air fournie.

• un Cocacola : une bouteille de Coca-Cola, utilisée comme une flûte, produit une hauteur de son déterminée.


3. Les cordophones

Le seul instrument de cette famille est le Cetro, une cithare automatique inspirée du cymbalum, dont chaque corde est pincée par un plectre rotatif monté sur un petit moteur 12V. Il fait partie de l’orchestre résiduel de Regnum lapideum.

4. Les électrophones

Ce sont des instruments dont la production sonore est strictement électronique, comme des tourne-disques auto-amplifiés ou un radio-réveil destiné à produire des sons particuliers (comme du bruit blanc). Aucun électrophone n’est utilisé dans Regnum lapideum.

Pratiques de composition partagées

La composition musicale, du moins s’agissant des pratiques classiques occidentales, est typiquement une activité solitaire. Systema naturæ, en revanche, est le produit d’un effort commun, avec une répartition minimale du travail entre les deux auteurs. Cela inclut la conception des instruments électromécaniques, la composition algorithmique, la génération automatisée d’une notation, le contrôle en temps réel des corps sonnants et leur synchronisation avec l’ensemble acoustique au cours de la performance. Ces divers aspects doivent être intégrés à un flux de travail unique, nécessairement partagé entre les deux créateurs, et exigent donc de définir précisément des protocoles de communication pour partager données et procédures. La tâche est encore compliquée par le fait que les deux auteurs vivent dans deux pays différents et qu’une grande partie du travail a dû se faire à distance, via Internet (à l’aide de GitHub et de services de partage de fichier ou de Voix sur IP) : dans le cas de Regnum lapideum, les auteurs n’ont même pas eu l’occasion de se rencontrer en chair et en os. Le travail était en outre particulièrement complexe, puisqu’il supposait de se livrer à des expériences avec des objets physiques (les corps sonnants) pour explorer leurs propriétés et comportements. Finalement, bien que partageant la même approche de la composition algorithmique, les auteurs ont jeté leur dévolu sur des paradigmes logiciels et langages informatiques différents (Mauro Lanza a choisi la programmation fonctionnelle grâce à Lisp via Open Music, et Andrea Valle une programmation par objets via SuperCollider).

De là, le travail de composition peut être décomposé en trois étapes : le design architectural, l’ordonnancement sonore et la conception de la performance.

Note de programme du concert du 20 février 2019 au Centre Georges Pompidou
© Ircam-Centre Pompidou 2019