Les deux hommes se connaissent bien : voilà plus de six ans qu’ils collaborent. Le compositeur Jérôme Combier et le vidéaste Pierre Nouvel se sont lancés dans un projet atypique : Campo Santo, qui les a portés des pages de W. G. Sebald aux confins du Grand Nord. Rencontre avec un duo de créateurs qui n’a, littéralement, pas froid aux yeux.
D’où vous est venue l’idée de Campo Santo ?
JÉRÔME COMBIER : L’idée initiale tient dans la démarche même qui consiste à commencer un projet artistique par un déplacement, un espace à explorer, un lieu à questionner par une expérience sensorielle, physique. Et cela avant toute chose, avant toute recherche de documents, avant même toute discussion artistique entre nous. Cette démarche fait référence à l’auteur de Campo santo, W. G. Sebald, à qui nous n’emprunterons finalement que son titre, et sa posture artistique (il n’est nulle question de Pyramiden dans son livre). Nous avions déjà entrepris semblable démarche pour Austerlitz en 2011, qui nous avait conduits sur les pas du personnage du livre de Sebald, Jacques Austerlitz, depuis la Belgique, Anvers et le fort de Breendonk, jusque Londres et le Pays de Galle, puis Prague et Terezin. Ici, nous avons tenté de garder l’esprit propre à l’auteur, cette manière d’interroger l’histoire humaine, mais il n’y a plus ni drame ni personnage, seulement un sujet : les ruines d’une cité, très proche dans l’histoire. Ce propos-là a ouvert le projet : enquêter sur des ruines de par le monde, des ruines contemporaines dont la principale raison d’existence n’est autre que le fait d’une faillite économique, d’un simple abandon.
D’où Pyramiden, cette cité minière fantôme, prise dans les neiges du Spitzberg, à 600 km du pôle Nord : comment avez-vous travaillé lors de votre séjour là-bas ? Votre démarche sur place relevait-elle du documentariste, de l’historien/archéologue, du paysagiste ?
JC : Nous n’avions pas de démarche préétablie car nous ne savions pas vraiment ce que nous allions trouver. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons dû retourner à Pyramiden une année plus tard. Notre démarche reste avant tout artistique, tournée vers un projet qui se construit peu à peu sous nos yeux, et sans perdre de vue l’objet scénique, sonore et visuel que nous rêvons de réaliser. En ce qui me concerne, j’ai adopté une démarche qui relèverait effectivement d’une archéologie du son : j’ai enregistré une à une les touches d’un vieux piano oublié dans l’ancienne salle de concert de Pyramiden, pour lui faire rejouer ensuite, dans les studios de l’Ircam, une partition trouvée dans une salle de classe de l’école. Cette chanson, Rondina Moya, que tout enfant russe connaît bien, m’a du reste servi à l’élaboration de la musique de Campo Santo. J’ai également capté les réponses impulsionnelles de différents lieux, les anciennes cuisines, la salle de concert, la piscine, pour en modéliser les acoustiques et m’en servir de réverbération autour des voix ou des sons. Enfin, nous avons retrouvé la trace d’Alexandre Nankin (en la personne de son fils) et ainsi obtenu les films que celui-ci avait réalisés sur place dans les années 1960. Alors oui, peut-être, on peut parler d’une sorte de démarche archéologique, mais une archéologie qui ne cherche pas à expliquer, seulement à donner à voir et à entendre en posant côte à côte des éléments sonores et visuels.
Vous dites avoir dû retourner à Pyramiden : pourquoi ?
PIERRE NOUVEL : À l’issue de notre premier voyage, nous sommes revenus avec beaucoup de matière, mais aussi avec le sentiment paradoxal de n’avoir capté que superficiellement l’aura du lieu. Ce fut donc finalement comme un repérage, qui nous a permis de nous projeter dans l’univers de cette ville et préparer notre seconde visite. Au reste, aucune des images du premier voyage n’apparaît dans le spectacle. Ce qui m’avait frappé la première fois, c’était cette impression d’un temps suspendu et cet étrange rapport à la lumière. À dix degrés du pôle Nord et autour du solstice d’été, le soleil décrit un cercle dans le ciel sans jamais se coucher. C’est assez perturbant dans un premier temps, mais il m’a semblé intéressant d’évoquer le rapport au temps en rendant compte de ce phénomène. Nous sommes donc revenus avec plusieurs dispositifs de prise de vue nous permettant de capter cette évolution du temps à travers le phénomène de rotation des astres : prises de vue en time-lapse à 360°, prises de vue sur 24 heures… Le photographe Raphael Dallaporta nous a accompagnés dans cette aventure et a réalisé une série de panoramas à 360°. C’est pour rendre compte de tout ce travail que j’ai conçu le dispositif scénographique : un écran rectangulaire susceptible de se déformer et de devenir un demi-cylindre puis un fragment de sphère.
Campo Santo est traversé de multiples références littéraires et philosophiques : pourquoi et comment conditionnent-elles le processus de création ?
JC : C’est le texte qui nous fournit le socle sur lequel échafauder notre propos, organiser les images et les musiques. Comme il n’y a pas de texte dramaturgique préexistant au projet, pas d’histoire proprement dite (le livre de Sebald est un recueil de réflexions), il a fallu créer une dramaturgie à partir d’une pluralité de textes, dans des langues différentes, pour souligner le caractère universel de la ruine. Ce sont alors des textes de Diderot, Rainer Maria Rilke, Georges Didi-Hubermann, Sebald bien sûr, mais aussi Italo Calvino, Jacques Derrida (sur la fascination de Marx pour les fantômes), Maïakovski, Mandelstam ou encore Auguste Blanqui (L’éternité par les astres, un traité d’astrologie incroyable). Campo Santo se réfère précisément à Pyramiden, dans cette partie du globe bien particulière, mais ces ruines sont les mêmes partout ailleurs : ce pourrait être celles de Détroit ou de Gunkanjima, toutes ces cités érigées à la gloire du travail, que des hommes ont construites puis abandonnées. Les textes sont organisés selon des thèmes qui se recoupent plus ou moins : la ruine dans une acceptation générique, la ville et ses décrépitudes,la poussière, les fantômes, le temps et les astres ; ces textes ont servi de charpente à la construction temporelle de Campo Santo. Pour son organisation, j’ai été assisté par Bertrand Lesca, jeune metteur en scène qui m’a déjà assisté sur Austerlitz. Ensuite, Jacques Gamblin a prêté amicalement sa voix (parmi d’autres) à cette petite dramaturgie de la ruine.
Quelle place avez-vous accordé à la technologie dans tout ce processus ?
JC : La technologie fait pour nous partie des différents outils à disposition pour réaliser l’objet artistique de Campo Santo. Aujourd’hui, il me semble que les outils informatiques sont intégrés à notre manière de penser et de travailler. On ne se pose pas la question de leur pertinence ou de leur nécessité : ils sont là. Ensuite, il est vrai que nous avons imaginé des choses qui n’existaient pas. C’est une bonne part de notre mission en tant qu’artistes : « Comment travailler à une idée artistique dans un monde qui ne l’attend pas ? » me disait Daniel Yvinec. J’imaginais, au centre du projet, un immense sablier se déversant sur des plaques de métal amplifiées dont le son serait transformé en temps réel. Cela, effectivement, il a bien fallu le réaliser avec le concours de la technologie : confectionner un prototype, faire des essais en studio, réaliser la programmation, réaliser la partition musicale des transformations sonores. C’est en grande partie grâce à Robin Meier que cette installation sonore a pris corps.
PN : Concernant les prises de vue, nous avons utilisé différents moyens : drone, caméras à 360°, algorithmes de reconstitution 3D. Ces technologies nous ont permis de brosser un portrait à un instant T de cette ville de Pyramiden, qui fut la ville la plus au nord du monde, aujourd’hui probablement vouée à une lente destruction et érosion. C’est la dimension mémorielle de l’image qui m’intéresse ici, plus que sa dimension technologique, mais il arrive que les deux entrent en résonance, comme cette représentation en nuages de points 3D de la première maison construite à Pyramiden, l’une des images techniquement les plus complexes du spectacle et dont l’aspect fantomatique et granuleux évoque la disparition et le temps qui passe.
Comment fonctionne votre duo ?
JC : Notre première rencontre artistique remonte à l’exposition Samuel Beckett au Centre Pompidou en 2007, une commande de l’Ircam. Au départ, nous devions travailler sous l’égide de Jean-François Peyret, mais il s’est désisté et nous nous sommes retrouvés tous les deux. Il a bien fallu alors que nous prenions les choses en main. Aujourd’hui, nous nous connaissons bien et notre manière de travailler n’a pas vraiment changé : je parle beaucoup plus que Pierre, car le projet initial vient souvent de moi, je lui donne des pistes de travail, je lui parle de ma manière d’entendre les choses, de mes lectures surtout. La musique elle-même pose ses propres conditions : le temps qu’elle déploie, la disposition des musiciens dans l’espace. Je sais également que Pierre aime à réagir en fonction de telles contraintes, surtout temporelles.
PN : Je ne suis effectivement pas un grand bavard ! Jérôme définit le cadre du projet et s’occupe de toute la dimension littéraire et sonore. Je me charge de l’aspect visuel du projet. Notre dialogue se nourrit ensuite de la matière que nous cherchons et produisons au cours du projet. En dix ans, nous avons appris à bien nous connaître et développé un modus operandi. Il s’agit en réalité d’un faux duo car, à part notre première collaboration, nous sommes entourés d’une équipe : Bertrand Couderc (lumière), Sébastien Naves (son), Bertrand Lescat (dramaturge), Thomas Leblanc (régie). Présente depuis des années, cette équipe participe beaucoup au travail de création, de recherche et d’écriture de nos projets.
JC : Ce sont les va-et-vient entre les différents membres de l’équipe qui ont peu à peu conduit à la forme de Campo Santo, une forme que nous espérons singulière, un spectacle « sensoriel », à la fois concert, installation sonore et dispositif cinématographique, qui pose une multitude de questions tout en laissant ouvertes les réponses.
Quel équilibre avez-vous recherché entre le visuel et le sonore ?
PN : C’est un mécanisme complexe qui nous mène au résultat final. Dans notre processus de création, l’image et le son ne se rejoignent que très tardivement. La musique se compose alors que des images ont déjà été tournées. Cela permet parfois à Jérôme de composer en ayant des images en tête, mais il m’est quasiment impossible d’organiser cette matière visuelle sans avoir une idée de ce que sera la musique. Au cours de nos discussions, nous tentons de « scénariser » l’objet. Car il ne s’agit pas uniquement d’une relation son/image. À ces éléments viennent s’ajouter des textes, de la lumière, et un dispositif scénique complexe faisant appel à de la machinerie et de l’électronique. La musique se dévoile très tard, et jusqu’aux répétitions avec l’ensemble je ne dispose que de très peu d’éléments (durée approximative des pièces, instrumentation, structure des pièces) à partir desquelles j’essaie de construire et d’organiser les images, mais elles évoluent jusqu’aux tout derniers moments des répétitions. D’un bout à l’autre de ce processus, nous nous efforçons de focaliser l’attention des spectateurs tour à tour sur le texte, la musique, l’image, l’espace et la lumière et de créer des interactions ponctuelles entre tous ces éléments.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas, journaliste et écrivain.
L'Étincelle #17, juin 2017 : journal de la création à l'Ircam.
©
Ircam-Centre Pompidou
2017