Qu’il s’agisse de Goya ou de Mondrian, Alberto Posadas trouve dans la peinture ou dans des œuvres plastiques des sources d’inspiration sur le mode du défi lancé à l’écriture et à l’interprétation musicale. Alors qu’il entame pour la première fois une œuvre en collaboration avec un artiste vivant, il nous rend attentif à ce que peut avoir de fascinant et de risqué à s’aventurer sur le terrain des analogies.
Nombre de vos productions citent des œuvres picturales comme source d’inspiration. Comment opère chez vous cette analogie entre univers visuels et sonores ?
Il n’y a pas qu’une seule réponse à cette question. Ma première œuvre inspirée par la peinture est Anamorfosis pour ensemble, en 2006. Il s’agit toujours pour moi de chercher des affinités, des similitudes entre les disciplines pour trouver ensuite des points de collision et des points de rencontre. Il s’agit de manière empirique de transférer certains phénomènes des arts visuels à l’intérieur des sons. Par exemple, quand on parle du son, il arrive qu’on dise qu’une chose est sombre ou lumineuse, cela permet de se comprendre, mais c’est une terminologie qui n’est pas adaptée au son mais à la lumière. Quand, dans les arts visuels, on dit qu’une chose est sombre, cela revient à dire qu’elle absorbe la lumière, et quand elle est lumineuse, cela signifie qu’elle réfléchit beaucoup de lumière. Mais l’équivalent en musique, ce serait sec ou réverbérant, un vocabulaire qu’on n’utilise pas en dehors des laboratoires d’électronique. Nous nous servons de « sombre » afin de simuler quelque chose qui commence à perdre le détail, mais, normalement, pour un musicien une chose lumineuse est quelque chose de très précis. Ce n’est pas le cas dans les arts visuels où quelque chose de très, très brillant nous fait perdre le détail. Cette fausse relation est l’approche phénoménologique.
Il y a un autre point de rencontre avec les arts visuels qui se rattache à un concept sous-jacent de l’artiste, mais qui viendra de ma propre lecture des arts visuels. La plupart du temps, je trouve un point de contact à travers cette perspective qui est la façon dont je lis les arts visuels. Lorsque je recherche ce point de rencontre, celui-ci offre un grand luminombre de positions. Ce mécanisme de production et celui de la perception sont totalement différents.
Est-ce que le cycle Sombras vient aussi des arts visuels ?
Au départ, l’idée provient d’un texte de Cioran. Le reste gravite autour de la perte du détail et de la redéfinition. Pour moi, le principal, quand j’essaie des rapprochements entre musique et arts visuels ou entre musique et science, c’est d’être capable d’aller à un problème que je veux affronter. Concrètement, je trouve de nombreux modèles qui viennent des arts visuels. Par exemple, dans le cas d’Anamorfosis, j’avais comme référence un portrait de Charles Quint par Lucas Cranach qui se trouve dans la cathédrale de Valence. C’est une œuvre que j’ai découverte lorsque j’avais huit ans. J’ai utilisé le processus de création d’une anamorphose pour contrôler l’évolution du son. D’un côté, la perception de l’image, et, de l’autre, la perception du son questionne la signification de cette technique. La façon dont on produit une anamorphose visuelle est très claire, ce n’est pas le cas avec le son. Il y a cette idée d’une distorsion de la perspective. Un concept de l’harmonie contrôlé par une distribution topologique dans l’espace. La technique anamorphique était une façon de contrôler cette distribution topologique des points.
D’une certaine façon, tout se rattache à des problèmes de forme.
Oui, dans ce cas, cela tenait plus au formel et à la structure. Quel type de relation entre les différentes sections de la pièce et les différents paramètres de la musique ? Mais, par exemple, dans le cas de Tres pinturas imaginarias, créée à ManiFeste-2015, le premier des trois mouvements « traite » de la question de la technique du sfumato. Comment créer une véritable perception de profondeur et de lumière ? Il fallait choisir un type de matériau, musical ou sonore pour créer cette réalité avec le son – c’est moins une technique commune qu’un concept sous-jacent. Dans le deuxième mouvement, Variaciones perforadas sur un tema de Mondrian, il s’agissait de savoir comment affronter un timing gradué, de la même façon que Mondrian utilise une sorte de grille. Comment organiser une perception du temps fondée sur des grilles, en employant un matériau aussi homogène que les couleurs de Mondrian. Cela se rattachait aux couches qu’il fallait être capable de diviser, dans l’espace pour Mondrian, ou d’être en mesure de diviser le temps dans le cas du son. Encore une fois, c’est un lien sous-jacent. Pour le troisième mouvement, Tachisme, c’est encore très différent. Il n’existe pas de modèle, et je voulais essayer de travailler différemment. C’était un défi parce que je suis habitué à travailler d’une façon très formaliste. Le matériau musical était comme lancé d’une façon très spasmodique, un geste très direct, et au cours du mouvement nous avons ces différents tirs de gestes énergiques, avec des sons « venus » de nulle part.
Tout cela nous ramène à la question de la perception du temps et de l’espace. Lorsque ce son imprévisible apparaît pour la première fois, l’effet direct est là. Mais, naturellement, la deuxième fois, on commence déjà à établir une relation avec le premier.
Mais quand la musique est une confrontation avec la masse, c’est le caséminemment dans Magma pour orchestre, vous utilisez des procédures de contrôle assez proches de celles de Xenakis. D’une certaine façon, le geste direct localisé n’est plus considéré que comme élément d’une masse, et nous avons affaire à un phénomène stochastique.
Dans Tachisme, précisément, je souhaitais éviter tout modèle, tout formalisme qui viendrait contrôler, à la différence de Magma. Peut-être parce qu’après des années d’expérience, j’ai eu le désir et la capacité d’aller dans cette direction nouvelle, de ne pas répéter le même processus, de me déplacer dans un autre endroit. Que se passe-t-il quand on ne dispose plus de ses outils habituels ? Il faut inventer un autre chemin pour trouver une solution aux problèmes.
Pourquoi, pour un compositeur, y-a-t-il cette nécessaire référence à l’abstraction lorsqu’il s’agit d’imaginer une articulation aux arts visuels ?
En musique, nous avons le même problème que les peintres, nous tentons d’échapper à nos propres contraintes qui sont de nature temporelle plutôt que spatiale. C’est pourquoi tant d’artistes au vingtième siècle sont devenus si importants pour les compositeurs parce qu’ils apportent des perceptions différentes de l’espace. La plupart de mes collègues compositeurs s’inspirent de l’abstraction et moi aussi, parce qu’elle permet d’affronter plus facilement nos problèmes abstraits qu’une œuvre figurative. Mais dans mon cas, je me suis également inspiré de Goya.
Pour la première fois, vous vous engagez dans une collaboration avec un artiste visuel vivant, Krijn de Konig. Pouvez-vous nous dire quelque chose de ce projet ?
C’est encore un peu tôt pour en parler. Je suis en train d’écrire six pièces pour les six saxophones qui existent, du sopranino au basse, et ces pièces sont conçues en relation avec des poèmes dont un de José Ángel Valente. J’ai eu l’idée de sortir de la situation normale de concert où l’auditeur serait davantage impliqué ou saisi dans son écoute. J’ai proposé à Krijn de Konig de ne travailler qu’à partir d’un seul instrument. Il va bâtir des structures (nous ignorons encore combien), mais chacune des pièces sera jouée dans un espace-structure différent. À un certain moment, on entendra des poèmes. Le projet est de donner au public – des auditeurs-visiteurs en nombre très réduit pour permettre à chacun de se déplacer – un cahier avec quelques esquisses de Konig, quelques exemples de ma partition, des extraits des poèmes et des pages blanches. Sur ces pages blanches, ils pourront écrire tout au cours de la performance. À la fin, nous demanderons aux spectateurs d’échanger leurs cahiers.
Certains des saxophones utilisés dans la pièce seront transformés dans l’esprit de ce que je nomme micro-instrumentation, et qui consiste à explorer les intervalles microscopiques. Pour le sopranino, par exemple, j’ai, pour la première fois, utilisé une sourdine. C’est très surprenant ; on obtient des effets multiphoniques et on peut même produire facilement des battements. C’est une recherche que je mène avec l’instrument, mais il serait intéressant de mener aussi des recherches scientifiques pour expliquer pourquoi on obtient ces effets. Pour le saxophone basse, on a aussi conçu une sourdine avec un anneau en caoutchouc. La sourdine ne fait pas que tempérer le son, ce n’est pas le but, elle agit comme un filtre de basse. Ce sont des phénomènes acoustiques qui rejoignent les sons produits par l’électronique. L’électronique est pour moi, comme pour d’autres compositeurs de ma génération, la plus grande influence que j’ai reçue. Elle a modifié l’ensemble de mon travail avec le son. Même pour des œuvres « sans électricité », elle est présente comme horizon de travail.
Propos recueillis par Patrick Javault, critique d’art.
L'Étincelle #17, juin 2017 : journal de la création à l'Ircam.
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Ircam-Centre Pompidou
2017