mise à jour le 22 octobre 2014
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Maurice Ohana

Compositeur français d'origine espagnole né le 12 juin 1913 à Casablanca, Maroc, mort le 13 novembre 1992 à Paris.

Maurice Ohana passe l’essentiel de son enfance au Maroc. Entre 1927 et 1929, sa famille s’installe temporairement à Biarritz où il travaille le piano avec Jehanne Pâris. Après l’obtention de son baccalauréat, en 1932, il débute des études d’architecture (qu’il abandonnera quelques années plus tard) à Paris tout en étudiant le piano avec Lazare Lévy puis avec Frank Marshall à Barcelone. Il donne plusieurs récitals, rencontre « La Argentinita », célèbre danseuse, et son guitariste Ramón Montoya, effectue une tournée avec la cantatrice Lotte Schöne, travaille le contrepoint avec Daniel-Lesur et compose ses premières œuvres (détruites ou retirées du catalogue). En 1939, il se marie avec sa première épouse et s’engage, un an plus tard, dans l’armée britannique avec laquelle il est amené à voyager en Europe et en Afrique. En 1944, il est mobilisé en Italie, d’abord à Naples où il rencontre André Gide avec qui il se liera d’amitié, puis à Rome, où il entre à l’Académie Santa Cecilia dans la classe de piano d’Alfredo Casella. C’est à cette époque qu’il compose le Caprice n°1 pour piano.

Démobilisé en 1946, Ohana revient habiter à Paris et fonde, un an plus tard avec Alain Bermat et Pierre de La Forest Divonne, le groupe Zodiaque qui défend la liberté de langage contre toutes les « tyrannies artistiques ». C’est dans cet esprit d’indépendance qu’est créée, en 1950, une de ses œuvres majeures, le Llanto por Ignacio Sánchez Mejías, influencé à la fois par Manuel de Falla et le « cante jondo » espagnol. Il met de côté sa carrière de concertiste pour se consacrer exclusivement à la composition. Il s’initie à la musique concrète auprès de Pierre Schaeffer et réalise de nombreuses pièces radiophoniques à travers lesquelles il poursuit l’élaboration de son langage personnel, marqué à la fois par un refus de tout intellectualisme et une fidélité à la tradition espagnole et aux rythmes africains, qui s’exprime notamment dans les Cantigas (1953-54), et les Etudes chorégraphiques pour percussion (1955).

Poursuivant son exploration de l’univers sonore, il mène des recherches sur les micro-intervalles qu’il utilise notamment dans le Tombeau de Claude Debussy (1962), œuvre qui marque un tournant dans son parcours, selon ses propres dires. Il reçoit le grand prix de l’Académie Charles Cros pour les enregistrements de Syllabaire pour Phèdre et Signes, puis, plus tard, de Cantigas et Cris. Les années 1970 constituent une nouvelle étape dans son activité créatrice avec la composition d’œuvres majeures comme les Vingt-quatre Préludes pour pianocréés par le pianiste Jean-Claude Pennetier en 1973, l’Anneau du Tamarit pour violoncelle et orchestre (1976), les Lys de Madrigaux pour voix de femmes et ensemble instrumental, la Messe, créée au festival d’Avignon en 1977, qui cherche à renouer avec la liturgie des premiers temps chrétiens, le Livre des Prodiges (1978), une de ses rares partitions pour grand orchestre ou les Trois Contes de l’Honorable Fleur (1978) dont le livret a été rédigé avec le concours de la seconde épouse du compositeur, la philosophe Odile Marcel.

Il continue à explorer l’écriture pianistique au début des années 1980, notamment à travers des œuvres comme le Concerto pour piano et orchestre (1980) dédié à Jean-Claude Pennetier et les six premières Etudes d’interprétation (1981-82). Il se consacre alors essentiellement à son opéra La Célestine (1982-87) qui est créé à l’opéra de Paris en 1988. A quelques exceptions près comme le Concerto pour violoncelle et orchestre « In dark and blue » (1988-90), son Troisième Quatuor à cordes « Sorgin-Ngô » (1989) ou Anonyme XXe siècle (1988) pour deux guitares, ses dernières œuvres sont essentiellement vocales.

Fidèle à ses origines andalouses, tout en élargissant leur essence musicale à des dimensions universelles et en recourant à des modes d’expressions résolument contemporains, Maurice Ohana a progressé vers une synthèse tout à fait personnelle. Epris de liberté, il se définissait comme un « moderne archaïque ». Ce grand superstitieux, qui disait d’ailleurs être né en 1914 - et non en 1913 -, est décédé à Paris, ironie du sort, un vendredi 13 au mois de novembre 1992, laissant derrière lui une œuvre riche et profondément originale.

Principales distinctions

  • 1961 : Prix Italia pour Histoire véridique de Jacotin qui épousa la sirène des océans ;
  • 1975 : Grand prix national de la musique ;
  • 1978 : Prix Florence Gould de l’Académie des beaux-arts ;
  • 1982 : Commandeur dans l’ordre des Arts et Lettres, prix Arthur Honegger ;
  • 1983 : Prix musical de la Ville de Paris ;
  • 1985 : Prix Maurice Ravel ;
  • 1990 : Chevalier de la Légion d’honneur ;
  • 1992 : Prix SACEM de la meilleure composition contemporaine pour le Concerto pour violoncelle « in dark and blue ».

© Ircam-Centre Pompidou, 2014

Sources

François Porcile, Édith Canat de Chizy, Maurice Ohana, Fayard, 2005 ; site de l’association Les amis de Maurice Ohana (voir ressources).

Par François-Xavier Féron

Figure musicale marquante de la seconde moitié du XXe siècle, Maurice Ohana, comme Henri Dutilleux dans sa génération, s’est tenu à l’écart des courants dominants pour tracer sa propre voie. À travers les multiples genres musicaux qu’il a abordés, Ohana a sans cesse tenté de libérer le son, de le mettre en scène afin de bâtir un folklore imaginaire où se croisent cultures savantes et populaires. « Les sons, par leur essence, sont incapables d’exprimer quelque chose, explique-t-il. Mais ils peuvent diriger la conscience de l’auditeur vers un certain aspect des choses, en formant en lui une espèce de théâtre imaginaire, simplement avec le titre ou avec un texte fragmentaire qui se trouve dans la musique. » Nées de l’intuition, concrétisées au piano, les œuvres d’Ohana sont imprégnées des pays, civilisations et rencontres qui ont jalonné sa vie.

« Composer, c’est fatalement explorer ses racines »

Né à Casablanca d’un père britannique et d’une mère espagnole, Ohana passe l’essentiel de son enfance au Maroc mais séjourne aussi temporairement au pays basque français, entre 1927 et 1929, où il donne ses premiers récitals de piano. En 1932, il s’installe à Paris pour suivre des études d’architecture, études qu’il abandonnera rapidement pour se consacrer pleinement au piano. Malgré son talent, il décide après la guerre de mettre de côté sa carrière pianistique pour se consacrer pleinement à la composition. Avec les compositeurs Alain Bermat et Pierre de la Forest-Divonne, il fonde en 1947 le groupe Zodiaque que rejoindront, l’année suivante, Stanislas Skrovatcheski et Sergio de Castro. Ce groupe promeut la liberté d’expression face aux idéologies et systèmes, ligne de conduite qu’il poursuivra tout au long de sa vie en puisant son inspiration dans ses racines multiples et métissées. D’abord circonscrite à l’Espagne, cette inspiration fait progressivement son miel des cultures musicales du pourtour méditerranéen, de l’Afrique sub-saharienne puis d’autres continents.

Ses premières œuvres révèlent clairement son profond attachement à la culture ibérique. Dès le milieu des années 1940, il s’inspire de la poésie de Federico Garcia Lorca (Deux Mélodies sur des poèmes de Federico Garcia Lorca) et harmonise des chansons populaires espagnoles (Alborada), exercice auquel il s’adonnera durant toute sa vie pour constituer « une sorte de journal intime ». Ohana rendra hommage à Lorca dans plusieurs de ses œuvres, notamment dans Le Guignol au gourdin, l’Anneau du Tamarit – dont le titre fait référence au dernier recueil achevé du poète, Le divan du Tamarit –, ou encore Tiento – qui fait écho au poème Cante jondo. La culture populaire espagnole ne cessera de nourrir sa musique, qui se réfèrera aux cante jondo – chants andalous dont les racines se situent dans les systèmes musicaux primitifs notamment venus de l’Inde –, au flamenco – en particulier les tientos – ou aux saetas – chants andalous, « synthèse de tous les courants spirituels du monde méditerranéen », qui étaient improvisés depuis les fenêtres lors des processions de la semaine sainte. Ohana s’imprègne de leurs structures rythmiques (Trois Graphiques) ou de leurs phrasés mélodiques (troisième des Trois Caprices pour piano, mouvement central du Concerto pour piano et orchestre, deuxième desQuatre Etudes chorégraphiques) sans jamais les pasticher. Il se réfère aussi à des techniques ou éléments de langage spécifiques comme le rasgueado de guitare – raclements des doigts qui donnent une densité sonore âpre et riche en attaques et en harmoniques – qu’on retrouve dans ses œuvres pour guitare mais pas uniquement puisqu’il lui arrive d’indiquer « fouetté, comme un rasgueado », notamment dans le quinzième des Vingt-quatre Préludes pour piano.

Llanto por Ignacio Sánchez Mejías, Cantigas, La Célestine… tendent à magnifier les richesses de la culture espagnole. La plainte écrite en hommage au toreador Ignacio Sánchez Mejías (1891-1934) est une immense fresque sonore pour chœur, orchestre et récitant bâtie sur le poème éponyme de Lorca et dans laquelle Ohana donne à entendre le drame profond d’un pays en proie à la dictature franquiste. Les Cantigas sont un cycle de six pièces basées sur des textes anciens et puisant leur inspiration dans le trésor musical que constituent les 423 cantigas transcrits en notation neumatique par Alphonse X le Sage, un véritable trésor musical contenant « l’essence de toute la musique apportée par les migrations successives qui ont traversé l’Espagne primitive ». Pour son opéra La Célestine, dont la composition s’étala sur plus de cinq années, Ohana adapte, avec le concours de la philosophe Odile Marcel, le texte éponyme de Fernando de Rojas en lui donnant une vocation sonore, le livret devant s’adapter à la musique et non l’inverse. Le compositeur privilégie ainsi le phonème au détriment du mot et adopte une écriture et un découpage relevant davantage du cinéma que de l’opéra. Parmi ses autres sources d’inspiration espagnole, citons Don Quichote de Cervantes qu’il met en musique dans un de ses premiers opus intitulé L’Auberge enchantée (La Venta encantada, retiré du catalogue) et plus tard dans Images de Don Quichotte ; citons aussi Goya dont il cherche à reproduire dans le domaine du sonore, les contrastes saisissants portées par les jeux d’ombre et de lumière (Trois Caprices, Si le jour paraît…, Cinq Séquences).

Durant les cinq ans et demi où il a servi l’armée anglaise, Ohana explique ne s’être jamais séparé des partitions suivantes : Prélude à l’après-midi d’un faune et Trois Nocturnes de Claude Debussy, Les Tréteaux de maître Pierre de Manuel de Falla et le Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel. Ces trois compositeurs forment le socle à partir duquel Ohana a développé son langage. Il n’est donc pas étonnant qu’il leur rende hommage sous diverses formes. La quatrième des Douze Etudes d’interprétation pour piano est écrite pour la main gauche seule « in memoriam Maurice Ravel » alors que Swan Song s’appuie sur le poème éponyme de Ronsard, poème repris par Ravel dans une de ses mélodies. L’instrumentation dans Le Guignol au gourdinetSacral d’Ilx se réfère respectivement aux Tréteaux de maître Pierre et à la quatrième sonate inachevée de Debussy pour hautbois, cor et clavecin. Tombeau de Claude Debussy, vibrant hommage composé à l’occasion du centenaire de la naissance du compositeur, est une œuvre charnière qui révèle certaines caractéristiques essentielles du langage d’Ohana : importance des percussions, disposition instrumentale visant à transcender l’alliage des timbres, exploration de l’univers microtonal, des clusters et des résonances, jeux de contrastes produits par l’alternance des motifs mélodiques et des blocs harmoniques homophoniques, désagrégation du texte au profit des syllabes… « C’est à partir de cette œuvre, précise-t-il, que j’ai découvert une nouvelle ouverture de la musique, que j’ai largement exploitée par la suite, qui est très loin de toutes ces œuvres premières que j’avais faites, et où, évidemment, on ne peut pas nier que la présence du spectre de Debussy soit assez évident. »

« Je prétends que je possède une mémoire immémoriale, qui remonte à des temps où l’homme n’est pas ce qu’il est maintenant »

Par leurs titres, la plupart des partitions d’Ohana nous plongent d’emblée dans des époques ancestrales, le compositeur pouvant puiser son inspiration aussi bien dans la mythologie (Sibylle, Kypris, le Livre des Prodiges) que dans la liturgie primitive du IIe siècle (Synaxis). En réincarnant des mythes, en invoquant des civilisations séculaires et leurs rites oubliés par les sociétés modernes, Ohana fait l’éloge d’une « mémoire immémoriale ». S’il met en exergue la voix et les percussions dans sa musique, c’est aussi bien pour leur capacité à sortir du système tempéré que pour leur aspect primitif, celles-ci étant considérées comme les premiers moyens d’expression musicale. Pour s’assurer de la parfaite intelligibilité d’un texte, le compositeur fait souvent appel à un récitant autour duquel il organise l’action musicale mais lorsqu’il veut rendre à la voix un peu « de son état primitif, de sa sauvagerie, de la libérer de la préciosité du bel canto », il bannit le vibrato et privilégie les phonèmes aux mots, les murmures, cris et toutes sortes d’onomatopées au chant mélodique : dans Sibylle, par exemple, il recourt à huit mots pris dans différentes langues et sujets à une désagrégation sémantique [Figure 1].


Figure 1 : Sibylle (1968) pour soprano, percussion et bande, © Editions Jobert, Paris.

Les percussions renforcent généralement l’aspect tribal et cérémonial recherché par le compositeur. Elles occupent une place essentielle dans son œuvre depuis les Quatre Etudes chorégraphiques écrites en 1954, initialement pour la danseuse Dore Hoyer et son mari percussionniste, puis adaptées pour 4 interprètes avant qu’Ohana en donne la version définitive, en 1963, pour 6 percussionnistes, destinée aux Percussions de Strasbourg qui ont fait triompher l’œuvre. Comme chez Varèse, les percussions ne sont pas envisagées uniquement sous l’angle rythmique mais servent principalement à construire de subtils blocs harmoniques et timbraux qu’on peut pleinement apprécier, entre autres, dans Silenciaire pour 6 percussionnistes et 12 cordes. Si les percussions apparaissent dans presque toutes ses pièces pour ensemble, elles sont aussi employées dans un contexte de musique de chambre (Sibylle, Etudes d’interprétation n°11 et n°12, Miroir de Célestine). La terminaison « ngô » – qui se retrouve dans un certain nombre de mots désignant des danses d’origine africaine et aussi dans les noms d’instruments accompagnant ces danses – est reprise par Ohana dans une dizaine d’œuvres depuis Sorôn-Ngô jusqu’au Troisième Quatuor à cordes sous-titré Sorgin Ngô. Dans Farân-Ngô (dernier mouvement du Deuxième quatuor à cordes) où les rythmes ibériques et africains visent à recréer l’atmosphère d’une fête nocturne, c’est le côté percussif qui est souligné. Dans T’Hâran-Ngô, une des rares partitions symphoniques du compositeur, c’est l’aspect chorégraphique qui domine, Ohana cherchant à restituer l’atmosphère particulière dégagée par les danses incantatoires lors des cérémonies tribales. Cette fascination pour les rites extra-européens, composante fondamentale de sa musique, est née de ses séjours au Madagascar, au Kenya, en Ouganda… alors qu’il servait l’armée anglaise durant la guerre.

L’Afrique, ses paysages, ses civilisations et rites ancestraux, ont en effet fortement fertilisé l’imaginaire musical du compositeur. Son séjour au Kenya s’avère d’ailleurs déterminant au regard de ses orientations stylistiques. Il y rencontre tout d’abord le poète sud africain Roy Campbell, traducteur de Lorca, qui attire son attention sur Llanto por Ignacio Sánchez Mejías. C’est au Kenya aussi qu’il assiste à des cérémonies villageoises où sont glorifiés la nature et les esprits divins : il cherchera plus tard, à travers sa musique, à restituer la force incantatoire et la dimension magique de ces cérémonies, cultivant ainsi une esthétique du rituel. En exergue de T’Hâran-Ngô, on peut lire : « Conjuration, contemplation, glorification des forces premières de la Nature. Astres, lumière et nuit. Le feu, la terre. Les moissons et les arbres. L’air et l’eau, le silence et l’absence ». Ce genre de références, omniprésent dans son œuvre, révèle l’inclination métaphysique et naturaliste du compositeur qui accordait par ailleurs une signification mystérieuse aux chiffres, lettres et symboles. Dans l’Office des Oracles et Lys de Madrigaux, le chiffre 3 occupe une place centrale dans l’organisation des séquences et des groupes vocaux. Nombre de ses œuvres portent un titre commençant par la lettre S, que l’on pourrait interpréter comme la représentation verticale du signe de l’infini. Certaines partitions, comme Signes, sont agrémentées de symboles représentant les différents états de l’arbre au gré des saisons, évoquant ainsi l’écoulement du temps. D’autres se réfèrent explicitement au soleil, par le biais d’une signature avec les lettres OANA placées aux points cardinaux ou à travers le choix des titres de sections (Soleil renversé dans leLivre des Prodiges, L’aube dans Si le jour paraît…). La part de mystère et d’envoûtement que suscite la musique d’Ohana repose en partie sur cette manière si particulière d’invoquer des forces primitives et d’ordonner le son suivant des rituels ancestraux appartenant à des civilisations extra-européennes : africaine dans T’Hâran-Ngô, maya dans Synaxis, afro-cubaine dans Avoaha… Ohana était lui-même très superstitieux et ne souhaitait pas dévoiler la conception de ses œuvres afin de conjurer les sorts, expression qu’on retrouve d’ailleurs dans une des sections du Livre des Prodiges et de La Célestine.

« …si l’on dispose d’un ‘‘haut-fourneau’’ assez puissant pour opérer une synthèse […], il se crée un style »

La musique d’Ohana est une invitation au voyage — un voyage à travers les continents et les époques. La diversité apparente de ses sources d’inspiration lui a été reprochée mais c’est grâce à cette diversité qu’il a su élaborer un style si singulier, résolument tourné vers l’émotion et reconnaissable entre tous. Ce métissage, déjà latent dans le Concertino pour trompette et orchestre en 1950, deviendra une constante de son œuvre. Si les musiques du pourtour méditerranéen et de l’Afrique ont contribué à l’élaboration de son style, Ohana a ensuite su le faire évoluer en brassant d’autres musiques provenant notamment de Cuba, des Caraïbes, du Brésil, des Etats-Unis. Les références au jazz, au blues, au negro spiritual sont décelables dans plusieurs de ses partitions : « in Memory of Fats Waller and Count Basie » (Étude d’interprétation n°9 pour piano) ; « chanter dans le style des Negro Spiritual, sans vibrer et avec un peu de liberté » (Swan Song) ; « penser à Thelonious Monk » (Troisième Quatuor à cordes) ; « Here’s to you Satchmo » (Concerto pour violoncelle « In dark and blue »). L’Extrême-Orient est aussi une source d’influence pour le compositeur qui, dans Sibylleet Syllabaire pour Phèdre, se réfère au Nô japonais. LesTrois Contes de l’Honorable Fleur découlent à la fois de ses affinités avec le Kabuki mais aussi avec le théâtre chinois et ses jeux de marionnettes et d’ombres, qu’il découvre en 1954 à Paris.

Concevoir une musique théâtrale plutôt qu’un nouveau genre de théâtre musical est une idée qui hante le compositeur depuis Stream, « suggestion scénique capable d’inspirer, à la manière de l’opéra chinois, le mimodrame, le théâtre d’ombres ou les masques ». Musique, jeu d’acteur, lumières, décors, accessoires, costumes… doivent alors servir à part égale le projet artistique. Après avoir lu des légendes japonaises issues de la tradition orale, Ohana décide d’écrire ses propres contes où se mêlent une fois de plus ses principales obsession : le mystérieux, le maléfique et la magie. C’est à partir de ces textes qu’Odile Marcel conçoit le livret des Trois Contes de l’Honorable Fleur, opéra de chambre écrit pour Michiko Hirayama (interprète et inspiratrice privilégiée de Giacinto Scelsi) dans lequel elle assure le rôle de soprano soliste, mime et récitante. La partition mentionne la présence d’« aides de scène », personnages muets qui interviennent dans l’action et qui peuvent être au choix des marionnettes, des mimes masqués ou des ombres. Ainsi à la fin du premier conte « Ogre mangeant des jeunes femmes sous la lune », une ombre ou marionnette doit suivre avec précision les indications données par Ohana en bas de la partition telles que : « La tête d’un passant qui écoute, apparaît. Il s’approche de l’Ogresse. Le passant se rapproche par saccades de l’Ogresse qui le saisit et l’avale ».

C’est à travers ses musiques de scène, opéras et illustrations musicales, qu’Ohana expérimente peut-être le plus, n’hésitant pas à puiser quelques trouvailles techniques héritées des courants dominants. Dès les années 1950, il s’intéresse aux récents développements technologiques, s’initiant auprès de Pierre Schaeffer à la musique concrète, et prend conscience « qu’on pouvait repenser la musique comme partie d’une matière organique qui serait première, (entraînant par là même une réflexion sur la matière sonore) et les recherches scientifiques, notamment en ethnomusicologie ». Entre 1948 et 1966, il compose dix illustrations musicales, dont trois avec bande, dans l’idée d’un théâtre radiophonique où le verbe, à travers des auteurs célèbres, et la musique ne feraient plus qu’un. Ce travail réalisé en étroite collaboration avec ingénieurs du son et producteurs d’émissions littéraires révèle l’intérêt du compositeur pour les tragédies grecques – il mettra en musique pas moins de quatre adaptations par Gabriel Audisio de pièces d’Euripide – et sa curiosité pour les possibilités techniques du studio.

Le cinéma – avec ses enchaînements rapides de séquences brèves, les modifications de l’éclairage, les oppositions de rythmes… – a profondément marqué le compositeur. Ainsi, dans des ouvrages lyriques comme Autodafé et La Célestine, il construit et agence des séquences en s’inspirant de procédés d’articulations cinématographiques. Il n’hésite pas à utiliser aussi l’espace afin de renforcer les effets dramatiques comme dans Autodafé, l’Office des Oracles ou Lys de Madrigaux où les interprètes sont amenés à se déplacer. S’il réfute le primat de la construction en musique, tant revendiqué par les avant-gardes dont il se méfie, il ne délaisse pas pour autant l’expérimentation et se montre particulièrement inventif dans le domaine de la microtonalité. Déjà présents, mais de manière laconique, dans la partie de violon de Llanto por Ignacio Sánchez Mejías, les micro intervalles sont employés de manière récurrente à partir des années 1960 dans l’idée de renouer avec des « tempéraments perdus ». C’est après avoir découvert à Paris en 1955 les instruments microtonaux de Julian Carrillo, que le compositeur recourt à l’échelle en tiers de ton, d’ailleurs présente dans les musiques arabes ou andalouses [Figure 2].


Figure 2 : Notice des Cinq séquences (Quatuor à cordes n°1) (1962-63), © Editions Jobert, Paris.

L’échelle des tiers de ton favorise la continuité mélodique tout en créant un climat harmonique singulier. Ohana l’utilise souvent pour produire des oscillations microtonales [Figure 3] ou pour doubler les demi-tons, ce qui a pour effet de produire des battements complexes. Ces techniques d’écriture, archétypes de son langage musical, concourent pleinement au modelage du « son Ohana ».


Figure. 3 : Silenciaire (1969) pour cordes et percussions, © 1993 Gérard Billaudot Editeur SA, Paris.

À partir des années 1960, Ohana commence à introduire également des éléments aléatoires au sein de ses partitions. Dans Silenciaire ou l’Office des Oracles par exemple, le chef d’orchestre doit établir lui-même l’ordre des sections. Plus généralement, le compositeur agence souvent des cellules musicales – comprenant un réservoir de notes ou un motif rythmique – que les interprètes sont amenés à répéter librement, suivant une durée approximative, ce qui permet de varier constamment le degré de coordination et de densité entre les voix. Dans Sorôn-Ngô qui comporte deux fins possibles, les deux pianistes doivent à plusieurs reprises improviser sur des neumes, procédé d’écriture qu’on retrouve dans la plupart de ses œuvres de musique de chambre comme par exemple Noctuaire [Figure 4]. À la fin de l’Étude d’interprétation n°12 qui comporte de nombreux éléments libres, le percussionniste peut, s’il le souhaite, réellement improviser durant quatre mesures pour autant qu’il utilise les instruments indiqués sur la partition. L’ajout de telles sections aléatoires engendre une certaine souplesse rythmique qui renforce le caractère improvisé et libre de sa musique.


Figure 4 : Noctuaire (1975) pour violoncelle et piano (avec l'aimable autorisation des Editions Durand Paris).

Réticent aux grandes formations orchestrales, Ohana privilégie les ensembles instrumentaux plutôt restreints – même s’ils diposent d’un vaste éventail d’instruments à percussion – auxquels il adjoint souvent des instruments solistes. Le clavecin, apprécié pour sa netteté percussive et l’âpreté de son timbre, est déjà présent dans Llanto por Ignacio Sánchez Mejías. Il reviendra ensuite de manière constante au sein de sa production en tant qu’instrument soliste. La rencontre du compositeur avec Elisabeth Chojnacka à la fin des années 1960 est à l’origine de plusieurs œuvres dont Chiffres de clavecin, Sacral d’Ilx et Miroir de Célestine – commentaire pour clavecin et percussion de son opéra La Célestine. Les recherches autour du clavecin vont de pair avec celles sur la guitare. Dans Solea, le clavecin est accompagné par deux guitares alors que Tiento peut être interprété au clavecin comme à la guitare. Trouvant le registre de la guitare à six cordes trop limité, Ohana incite le guitariste Narciso Yepes à jouer sur une guitare à 10 cordes, ce qui permettrait d’enrichir la palette des harmoniques et des résonances tout en offrant la possibilité de produire des clusters. Mise au point en 1964, cette guitare suscita la transcription d’œuvres anciennes (Tiento et lesTrois Graphiques) et l’écriture de nouvelles comme Cadran lunaire ou Si le jour paraît… Avec l’organologue médiéviste Monique Rollin, Ohana met aussi au point une cithare en tiers de tons qu’il emploie pour la première fois en 1956 dans l’illustration radiophonique Les Hommes et les autres et qu’il utilisera presque systématiquement dans toutes ses partitions jusqu’à Syllabaire pour Phèdre.

Le compositeur entretient un rapport particulier avec le piano, instrument qu’il aimait à qualifier de minotaure à 83 dents. C’est par le piano qu’il est entré dans le monde musical en tant que concertiste, puis, à partir de 1943, en tant que compositeur – Enterrar y callar, le premier des Trois Caprices est la première œuvre officielle de son catalogue. « Je cherche au piano, j’improvise, et pour moi ça a été le moyen d’accéder à la musique par le son, plus que par des spéculations ou des travaux conceptuels » explique Ohana. C’est en effet au piano qu’il construit ses œuvres et conçoit leur orchestration. Après la Sonatine monodique et les Trois Caprices, composés dans les années 1940, il attendra plusieurs années avant de mettre à nouveau cet instrument en valeur dans certaines pièces. Le Tombeau de Claude Debussy, avec sa longue cadence, signe cette réconciliation. Viendront ensuite Synaxis, concerto pour 2 pianos, 4 percussions et grand orchestre, Sorôn-Ngô pour 2 pianos, puis les Vingt-quatre Préludes et les Douze Etudes d’interprétation, pierres angulaires du répertoire pour piano seul de la seconde moitié du XXe siècle. L’écriture pianistique chez Ohana se concentre sur l’articulation des résonances – avec l’utilisation constante de la troisième pédale qui permet d’échapper au tempérament en sculptant la résonance et le timbre du piano par filtrage des harmoniques –, sur l’architecture des silences et des clusters – souvent obtenus par le biais de règles feutrées –, sur la précision des dynamiques et des attaques, les contrastes entre les lignes mélodiques et blocs harmoniques…

*

« En musique l’intelligence et la spéculation ne devraient jouer qu’un rôle mineur, derrière l’intuition et la sensibilité », aimait à dire Ohana. Si on peut parfois reprocher à ses œuvres l’absence de structure formelle, on peut en revanche souligner la sensibilité avec laquelle le compositeur agence les sections suivant leur degré de similitude ou de contraste.

Ohana, dans une synthèse toute personnelle et tel un alchimiste sonore, a su élargir l’éventail de la création en offrant une musique à la fois sauvage et chatoyante mêlant les ingrédients d’un folklore traditionnel et les techniques d’écriture modernes. Riche en contraste, portée par un sens aigu de la dramaturgie et émancipant la palette des timbres par métissage culturel, cette musique se présente comme un rituel qui chante l’histoire des civilisations et de la nature. Suivant son seul instinct, bannissant la hiérarchie entre les arts populaires et savants, Ohana a su développer son propre style : un style exalté par un son bien spécifique, empli de mystère – un son noir, pour citer Lorca.


NdA : toutes les citations de Maurice Ohana sont issues de l’ouvrage de François Porcile et Édith Canat de Chizy, Maurice Ohana, Fayard, 2005.

© Ircam-Centre Pompidou, 2014

Liens Internet

  • Site de l’association des Amis de Maurice Ohana, www.mauriceohana.com (lien vérifié en septembre 2014).
  • Site des éditions Billaudot, page sur Maurice Ohana, www.billaudot.com (lien vérifié en septembre 2014).

Bibliographie

  • Christophe CASAGRANDE, Maurice Ohana ou la musique de l’énergie, préface de Jésus Aguila, postface de Guy Reibel, Château-Gontier, Aedam Musicae, coll. « Musiques XX-XXIe siècles », 2013.
  • Edith CANAT DE CHIZY, François PORCILE, Maurice Ohana, Paris, Fayard, 2005.
  • Marie-Pierre LASSUS (sous la dir. de), Pensée mythique et création musicale (actes du colloque autour de Maurice Ohana, 2 et 3 avril 2001, Maison de la recherche de l’Université de Lille 3), Lille, Université de Lille III, coll. « UL3 – travaux et recherches », 2006.
  • Marie-Lorraine MARTIN, La Célestine de Maurice Ohana : d’un mythe fondateur de la culture espagnole à un « opéra-monde », préface de Christine Prost, Paris, L’Harmattan, coll. « Musique et Musicologie », 1999.
  • Christine PROST (sous la direction de), « Maurice Ohana. Miroirs de l’œuvre », La Revue Musicale, n° 391-392-393, 1986.
  • Caroline RAE, The Music of Maurice Ohana, Aldershot, Ashgate, 2000.
  • Jean ROY (sous la direction de), Le monde de la musique, Cahier spécial Maurice Ohana, 1994.
  • Jean ROY, Odile MARCEL, Christine PROST, Maurice OHANA, « Maurice Ohana. Essais, Etudes et Documents »*, La Revue Musicale*, n° 351-352, 1982.
  • « Maurice Ohana. La Célestine, Syllabaire pour Phèdre, Trois Contes de l’Honorable Fleur », L’Avant-Scène Opéra, Hors-série n° 3A, 1991.

Discographie

  • Maurice OHANA, Syllabaire pour Phèdre ; Cris ; Messe ; Llanto por Ignacios Sánchez Mejìas ; Cantigas ; Signes ; Livres des prodiges ; Chiffres de clavecin ; Anneau de Tamarit ; Sorôn-Ngô ; Sacral d’IIx ; Deux pièces pour clavecin ; Carillon pour des heures du jour et de la nuit, 4 cds Erato, 2006, n° 2564 61321 – 2.
  • Maurice OHANA, « La voix transfigurée », Llanto por Ignacios Sánchez MejìasSyllabaire pour PhèdreSwan Song ; Nuit de PouchkineLe tombeau de Louize LabéLys de MadrigauxCrisSibylleLux NoctisDies Solis ; MesseAvoahaOffice des Oracles ; Cantigas ; Sundown Dances, Ensemble Musicatreize, direction : Roland Hayrabedian, 5 cds Musicatreize, 2013, n° M13018.
  • Maurice OHANA, Les Trois Contes de l’Honorable Fleur, Ensembles Musicatreize et Arabesques, Kiyoko Okada : soprano, direction : Roland Hayrabedian, 1 cd Musicatreize, 2014, n° M133C11.
  • Maurice OHANA, In Dark and BlueT’Harân-NgôConcerto pour piano, Sonia Wieder-Atherton : violoncelle, Jean-Claude Pennetier : piano, Orchestre Philharmonique de Luxembourg, Arturo Tamayo : direction, 1 cd Timpani, 1997, n° 1C1155.
  • Maurice OHANA, Tombeau de DebussySilenciaireChiffres de clavecin, Elisabeth Chojnacka : clavecin, Christian Ivaldi : piano, Sylvie Sullé : soprano, Laure Morabito : cithare, Orchestre Philharmonique du Luxembourg, Arturo Tamayo : direction, 1 cd Timpani, 1998, n° 1C1147.
  • Maurice OHANA, Livre des ProdigesAnneau du Tamarit ; Synaxis, Anssi Karttunen : violoncelle, Pascal Devoyon et Christian Ivaldi : pianos, Orchestre Philharmonique du Luxembourg, Arturo Tamayo : direction, 1 cd Timpani, 1999, n° 1C1056.
  • Maurice OHANA, Miroir de Célestine ; Deux Pièces pour clavecin ; So Tango ; Sacral d’Ilx ; Carillons ; Tiento ; Sarabande, Elisabeth Chojnacka : clavecin, Béatrice Daudin : percussions, Fabrice Mélinon : hautbois, Miklós Nagy : cor, Orchestre Philharmonique du Luxembourg, Arturo Tamayo : direction, 1 cd Timpani, 2002, n°1C1161.
  • Maurice OHANA, « La musique de chambre », Quatre Improvisations ; Neumes ; Syrtes ; Sarc ; Noctuaire ; Satyres ; Kypris, Étienne Plasman, Markus Brönnimann : flûtes, Fabrice Mélinon : hautbois, Kris Landswerk : alto, Aleksandr Khramouchin : violoncelle, Thierry Gavard : contrebasse, Pascal Devoyon : piano, 1 cd Timpani, 2002, n° 1C1137.
  • Maurice OHANA, Trois Caprices ; Vingt-quatre Préludes, Jean-Claude Pennetier, piano, CD Arion, 1989, N° ARN 68091.
  • Maurice OHANA, Douze études d’interprétation, Jean-Efflam Bavouzet : piano, Florent Jodelet : percussions, 1 cd Harmonic Records, 1993, n° 9354.
  • Maurice OHANA, « Complete Piano Music Vol. 1 », Sonatine MonodiqueTrois Caprices ; Vingt-Quatre Préludes ; So Tango, Prodromos Symeonidis : piano, 1 cd Telos music, 2010, n° TLS 09.
  • Maurice OHANA, « Complete Piano Music Vol. 2 », Douze Études d’Interprétation, Prodromos Symeonidis : piano, Friedemann Werzlau : percussions, 1 cd Telos music, 2012, n° TLS 091.
  • Maurice OHANA, Dix Études d’Interprétation, Maria-Paz Santibanez : piano, 1 cd La Ma de Guido, 2011, n° 4009.
  • Maurice OHANA, Intégrale des quatuors, Quatuor Psophos, CD AR Ré-Sé, 2004, n° 2004 – 7.
  • Maurice OHANA, « L’œuvre pour guitare », Si le jour paraîtCadran lunaireTiento, Stephan Schmidt : guitare 10 cordes, 1 cd Astréee-Auvidis, 1993, n° E 8513.