Kaija Saariaho - Amers

par Grégoire Lorieux


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Présentation : esthétique et outils

Musique spectrale

L’évolution de la musique spectrale dans les années 1980-1990 chez certains compositeurs (Philippe Hurel, Tristan Murail, Magnus Lindberg, Marc-André Dalbavie…) est très liée au développement de nouveaux outils d’informatique musicale. Les équipes de recherche de l’Ircam, notamment, explorent la description objective du timbre sous différentes perspectives. Ces méthodes de représentation du timbre se présentent sous la forme d’outils technologiques, de logiciels d’analyse et de synthèse du son, mais offrent autant de paradigmes de représentation du timbre, et en cela modifient les conceptions des compositeurs sur l’harmonie, le timbre ou le rythme.

Amers (1992) de Kaija Saariaho, pièce concertante pour violoncelle solo, ensemble et électronique, est à ce sujet une œuvre représentative, une « œuvre de synthèse » 1, reflet esthétique, technique et technologique de la musique spectrale à cette époque. Nous allons analyser ici l’influence de différents modes de représentation du timbre sur certains aspects esthétiques et techniques d’Amers. Des analyses plus générales ou plus détaillées de l’œuvre sont disponibles ailleurs 1 2 3.

Autour du modèle spectral

Amers se construit à partir d’un son unique, choisi dans …à la fumée (pour flûte, violoncelle et orchestre, 1991) : un trille « vertica » de violoncelle, sur mi bémol 1, entre note appuyée et effleurée, avec des variations de pression d’archet.

Le violoncelle solo commence la pièce avec ce trille, et on a l’illusion que toute l’œuvre se construit en résonance de ce son. Composer une pièce sur un tel déploiement est l’idée fondatrice de la musique spectrale : l’utopie que l’observation et la restitution d’un son garantissent la cohérence de la structure musicale dans sa totalité comme dans ses détails.

« L’instrumentation et la distribution des volumes et des intensités suggèrent un spectre synthétique qui n’est autre que la projection dans un espace dilaté et artificiel de la structure naturelle des sons » 4

Le modèle spectral est fondé sur un son de trille, à l’origine d’Amers 2.

La première page d’Amers présente d’emblée ce trille

Outils technologiques

Le matériau des premières esquisses de la pièce est fondé sur l’analyse par différentes méthodes de ce modèle spectral de mi bémol :

  • une analyse spectrale classique (), qui représente le son sous forme de listes de fréquences et d’amplitudes,

  • une analyse par « modèle de résonance », qui modélise le son sous forme d’un unique filtre résonant,

  • la synthèse par modèles physiques ne permet pas d’analyser le son, mais apporte un point de vue conceptuel supplémentaire sur les développements possibles du son.

En complément de ce travail sur le son, Saariaho exploite les possibilités de la technique d’interpolation, ou transition progressive d’une situation musicale ou sonore d’un état à un autre, dont le propre est d’être contrôlé par un algorithme. Si la technique est appliquée ponctuellement sur des éléments rythmiques relativement courts, le principe en gouverne l’évolution formelle des éléments harmoniques.

Le projet d’Amers est de déployer le plus largement possible son geste initial, le trille de mi bémol. Le même matériau, issu de l’observation du modèle spectral (analyses spectrales, éléments de synthèse sonore, interpolations rythmiques) va s’appliquer indifféremment à l’écriture instrumentale et la synthèse sonore, traités sur le même plan, la pratique de l’un enrichissant l’autre.

Analyse spectrale et perspective sonore

Modèle complet, modèle réduit

La première analyse spectrale réalisée sur le son est une analyse FFT, qui donne une liste de partiels avec leur fréquence et leur amplitude.

Dans les premières œuvres de musique spectrale, ces résultats étaient convertis en notes et en nuances et transcrits sur la partition. La restitution du son dans une œuvre musicale s’apparentait alors à l’opération de synthèse additive, où l’on réalise l’opération inverse de l’analyse : l’empilement d’ondes sinusoïdales. Chez Murail, par exemple, ces résultats pouvaient être confiés successivement à des sons de synthèse ou aux instruments (« synthèse instrumentale », (GRISEY, 1991)). Selon cette approche, l’analyse spectrale est considérée comme un outil qui fournit un matériau harmonique. On remarque alors que les résultats bruts d’une analyse spectrale donnent un matériau trop riche pour être utilisé harmoniquement (le propre de l’harmonie étant de donner une couleur à l’aide de quelques rapports d’intervalles).

L’algorithme de Terhardt, appelé également Iana, permet de simplifier les résultats bruts de l’analyse FFT aux fréquences les plus représentatives perceptivement pour un timbre : il permet de transcrire un timbre en accord.

Saariaho utilise d’une part une analyse spectrale brute, un modèle complet du spectre, pour construire les premiers sons synthétiques d’Amers, et d’autre part les résultats filtrés par Iana, le modèle réduit du spectre, pour composer les parties instrumentales. La compositrice peut ainsi jouer avec virtuosité sur la proximité perceptive entre harmonie et timbre : le modèle complet, proche du son d’origine, permet de fusionner ses éléments en un timbre, tandis que le modèle réduit introduit une perception séparée des fréquences, une fission de type harmonique.

Premières présentations du trille

Nous redonnons le trille d’origine :

Voici un exemple de son synthétique composé à partir du trille initial

Les analyses spectrales du violoncelle (COHEN-LEVINAS, 1993) correspondent à deux approches : d’une part, le modèle réduit (en haut) et d’autre part, le modèle complet (en bas).

L’analyse FFT découpe le son en tranches temporelles régulières. Saariaho, dans l’idée de projeter l’évolution du son dans la forme de l’œuvre, va s’appuyer sur cette présentation du matériau pour organiser les premières séquences. Dans ces séquences, un son synthétique lance la séquence : il est construit à partir du modèle complet correspondant à l’indice temporel de l’analyse. L’ensemble s’inscrit dans la résonance de ce son, avec les notes du modèle réduit. Le violoncelle lance le mi bémol trillé puis navigue entre ensemble et électronique, tel un marin dans une mer de sons.

Amers, repère D

son électronique

SON 04

extrait du CD

SON 05

Un matériau pluridimensionnel

La compositrice se trouve ainsi face à un matériau spectral à trois dimensions. À une inscription dans le temps des évolutions de l’harmonie s’ajoute une profondeur de champ, qui comme par des effets de focale, en révèle plus ou moins les détails. Un tel matériau harmonique ne se destine plus à conduire une forme de manière traditionnelle : le discours d’Amers est fondé sur la mise en perspective de ces différents éléments. La formation choisie (violoncelle solo, ensemble et électronique) est adaptée à ces continuels changements de points de vue.

Notons qu’un modèle secondaire est également utilisé (surtout dans la seconde partie de l’œuvre) : le même trille, joué sur la même corde du violoncelle, mais désaccordée d’une quinte inférieure (la bémol).

Le rapport entre violoncelle, ensemble et électronique dans la première partie

La construction de l’orchestration avec différents degrés de précision d’un même matériel harmonique ou mélodique est pratiquée depuis l’époque classique : les pupitres de cuivres et de percussion énoncent les grandes lignes de l’évolution tonale de manière morphologiquement simplifiée (tenues de cors) ou caricaturée (impulsions de timbales). Cette répartition instrumentale est de facto une répartition spatiale, ces pupitres se situant en fond de scène. Il y a d’ailleurs une cohérence perceptive entre l’éloignement physique des instruments et la simplification des traits musicaux : on entend moins bien les détails de variation d’un son lointain.

Dans la première partie d’Amers, l’électronique, à la morphologie la plus simple, prend en charge l’évolution harmonique globale. Comme dans une œuvre orchestrale de facture classique, s’y ajoutent ponctuellement les deux cors et les clarinettes, qui soulignent les éléments les plus prégnants de l’harmonie spectrale. Chaque protagoniste de ce concerto définit ici sa place dans cette perspective harmonique, à l’aide d’une morphologie spécifique.

Synthèse sonore

La synthèse électronique est la moins articulée : elle prend souvent la forme d’une vague. Le modèle spectral est représenté le plus fidèlement possible du point de vue timbral-harmonique mais la complexité rythmique, gestuelle du trille est simplifiée à l’extrême.

Dans l’exemple suivant, le son de synthèse avec une forte sensation de consonance fusionne avec le trille de violoncelle. Il est opposé en tout au violoncelle : son absence d’articulation et sa position acousmatique contrastent avec la physicalité et les mouvements du soliste, qui est ainsi mis en valeur.

Amers : repère E

Son électronique

SON 06

Extrait du CD

SON 07

Amers : repère F

Son électronique

SON 08

Extrait du CD

SON 09

Ensemble instrumental

Sur un canevas harmonique de quelques hauteurs (modèle réduit du spectre), l’ensemble instrumental présente des figures très variées rythmiquement. Comme par un effet de calque, il superpose au son électronique une représentation plus schématique et plus volubile du modèle spectral. Par la superposition du modèle complet au modèle réduit (et aidé par quelques réverbérations longues), l’ensemble fusionne donc naturellement avec l’électronique.

Le trille est donc représenté moins précisément du point de vue timbral-harmonique, mais son énergie agogique est en permanence exacerbée, détaillée, réinventée par un tissu d’interpolations rythmiques souples et élégantes.

Amers, repère C, m.25-28 : comparaison du violoncelle, de l’ensemble et de l’électronique

violoncelle

SON 10

Les extraits de violoncelle seul sont extraits des passages correspondants dans la pièce soliste Près (voir plus bas pour des explications sur la relation entre les deux œuvres).

Relevé des notes de l’ensemble et du violoncelle en notes noires (modèle réduit). Notes principales du son électronique en notes blanches.

son électronique

SON 01

extrait du CD

SON 11

Soliste

La présence d’un soliste dans une pièce de musique spectrale peut sembler à première vue contradictoire avec le principe qui veut que les instruments doivent fusionner en un son unique. Si pour Diadèmes (concerto pour alto, ensemble et électronique, 1986), Marc-André Dalbavie, par ailleurs peu intéressé par le principe de fusion harmonique, abandonne peu à peu les fondamentaux de la composition spectrale (voir citation ci-dessous), Amers permet une mise en avant du soliste. Son activité reste inscrite à l’intérieur d’un champ harmonique pluridimensionnel, dont il exprime la surface la plus extérieure. A chaque instant, en combat avec l’inertie des sons synthétiques ou les pulsions de l’ensemble, le violoncelle doit affirmer un degré supérieur, synthétique, de la représentation du modèle.

Peut-on parler d’un concerto spectral ? Selon Marc-André Marc-André Dalbavie : « Tout a commencé lorsque j’ai écrit Diadèmes. A un moment de ma pièce, je me suis retrouvé avec un instrument solo, mélodique, un alto, dans une section qui, de ce fait, devenait contradictoire avec les principes de l’orthodoxie spectrale. Je me suis aperçu que, si l’on voulait écrire une forme concertante, l’écriture spectrale devenait une gêne. On est alors coincé entre ce système qui prône la fusion instrumentale et la nécessaire séparation du soliste et de l’ensemble qui est caractéristique de la forme concertante. » (TEXIER, 1993)

Ce rôle convient tout à fait à la rhétorique d’un soliste de concerto : la construction des figures se fait donc dense, le registre d’expression large car tantôt toutes les notes du modèle réduit doivent être prononcées, tantôt certaines sont polarisées, cristallisées. La partie soliste expose le son d’origine en relation avec sa mise en abîme la plus extrême, beaucoup plus travaillée que les figurations de l’ensemble.

Amers, violoncelle, lettre O (m. 154-161)

SON 12

La partie de violoncelle représente le modèle spectral de manière tellement complète et autonome qu’elle a donné lieu à l’écriture d’une « pièce-sœur », Près (1992-1994), qui reprend dans un ordre légèrement différent et dans trois mouvements séparés les principaux éléments du violoncelle et de l’électronique d’Amers (LORIEUX, 1999).

Analyse spectrale et écriture

L’écriture de Saariaho s’est développée dans les années 1980 autour de la notion d’axe timbral (SAARIAHO, 1991) : les éléments musicaux d’une pièce (rythmiques, timbraux, harmoniques) y sont intrinsèquement dotés de qualités consonantes (sons « clairs ») ou dissonantes (sons « bruités », ou sombres). Une œuvre comme Lichtbogen (pour ensemble, 1986) organise les variations de « luminosité » de tels éléments. Déjà, le sonagramme de l’analyse spectrale d’un son ne fournit pas seulement le matériau harmonique, mais inspire à la compositrice les évolutions formelles de la pièce (GRABOCZ, 1993).

Les analyses spectrales sont utilisées pour l’harmonie de manière systématique à partir de Io (pour ensemble et bande magnétique, 1987). Ces éléments sont considérés comme porteurs de qualités dynamiques et hiérarchisés en différents niveaux. Comme avec Lichtbogen, un discours s’élabore alors entre différents éléments sonores, ici entre différents niveaux de représentation harmonique.

« Le groupe instrumental et la bande commencent souvent sur le même accord, puis l’un ou l’autre, ou bien les deux à la fois, s’en vont vers des structures différentes, pour se rencontrer à nouveau plus tard. Cela produit le même effet que deux calques ou transparents superposés dont les figures seraient partiellement similaires et différentes, de telle sorte que quand une des images bouge de temps à autre, les lignes se séparent pour construire des figures différentes. » (SAARIAHO, 1991)

Extrait de Io (pour ensemble et électronique), 1987

SON 13

Un peu plus tard l’écriture massive de Du cristal (pour orchestre, 1991) est fondée sur la même idée de blocs harmoniques dérivant les uns par rapport aux autres.

Extrait de Du cristal (pour orchestre), 1991

SON 14

L’écriture par superposition de matériaux sonores par « transparence » du diptyque orchestral …à la fumée évoluera dans Amers vers une construction de l’harmonie et de l’instrumentation en perspective, grâce à la possibilité de nouvelles analyses spectrales, et notamment la mise en œuvre du principe de « modèles de résonance ».

Écriture de la résonance et modèle source-filtre

Dans la méthode d’analyse sonore par modèles de résonance, un son est considéré comme l’interaction entre un excitateur (source) et un résonateur (filtre). Par exemple pour une cymbale, la baguette met en vibration l’instrument ; pour un violoncelle, une corde excitée résonne dans le corps de l’instrument (POTARD & al., 1991). L’algorithme d’analyse trace les continuités des partiels entre les différents moments de la résonance. Ces résultats sont alors transcrits sous forme de bancs de filtres résonants. En théorie, une impulsion bruitée, courte et forte qui excite un tel banc de filtres suffit à restituer la résonance du son analysé. Plus généralement, une source sonore passée dans ces filtres se voit appliquer d’une sorte de réverbération colorée, à la manière de résonances par sympathie.

Cette méthode conçue pour modéliser des sons à la résonance riche, comme des cloches ou des pizzicatos d’instruments graves, gagne à être appliquée à d’autres types de sons (tenus, ou très courts) : considérés comme résonants, ils permettent de définir un champ harmonique. Un modèle de résonance est une représentation dynamique d’un son, celle de sa potentialité spectrale.

La notion de champ harmonique de cette méthode d’analyse dépasse une conception de modélisation spectrale en suite d’objets harmoniques de l’analyse FFT. L’analyse spectrale, plus qu’un outil qui fournit du matériel harmonique, devient un moyen d’appréhender la couleur générale d’un modèle à travers différents points de vue. Cette couleur générale, complexe, variante, définit un espace de résonance. La composition est alors l’inscription d’éléments musicaux dans une relation de consonance/dissonance par rapport à cet espace de résonance.

Cette conception de l’harmonie et cette perspective sur l’écriture spectrale sont issues du principe de modèles de résonance, qui tranche avec l’utilisation de la grammaire spectrale chez les confrères de Saariaho, souvent réduite à la même époque au déploiement combinatoire de couleurs harmoniques typiques.

La notion d’espace de résonance est travaillée dès les débuts de la musique spectrale, sur le modèle tutélaire de la résonance du spectre de si bémol de Stimmung, de Stockhausen, étalé sur plus d’une heure. Prologue, de Grisey (pour alto et résonateurs, 1976) et Appels, de Lévinas (pour ensemble) associent aux instruments des résonateurs : des caisses claires ouvertes auxquelles s’ajoutent un piano ouvert, une palme et un métallique d’ondes Martenot, un tam-tam, une grosse caisse pour Grisey. Le discours musical de ces pièces est sous-tendu par la définition d’un arrière-plan sonore de résonances sympathiques qui apparaîtront à l’auditeur avec différents degrés de présence, réglés par l’écriture. Il y a un effet de perspective entre un premier plan sonore et cet arrière plan volatil, qui est de l’ordre de la séparation entre un excitateur et un résonateur dans un instrument de musique. A l’arrivée au début des années 1990 de la possibilité technique de restituer des modèles de résonance en temps-réel, et pour des raisons de mise en place technique plus facile, Grisey souhaitera remplacer les résonateurs instrumentaux de Prologue par leurs équivalents modélisés.

Dans la première partie d’Amers, les sons synthétiques définissent un arrière-plan au-dessus duquel l’ensemble et le soliste vont s’inscrire dans un rapport de fusion (consonance) ou de fission (dissonance).

La fonction de l’électronique est ici de représenter la résonance du trille au ralenti : les différentes séquences représentent différents moments de l’analyse FFT. Ces sons synthétiques sont construits avec des sons filtrés par des modèles de résonance. Les filtres résonants, construits à partir de versions légèrement différentes du modèle spectral, sont appliqués sur des sons riches : vagues (la métaphore marine est à l’œuvre dans Amers, comme l’indique son titre), modes de jeu bruités du violoncelle, trémolos de grosse caisse, ces sons riches pouvant être transposés et/ou ralentis. Cependant, dans la partition, les sons synthétiques sont notés simplement sous forme harmonique. Cette notation ne fait pas apparaître l’évolution de la morphologie des sons filtrés, qui évoluent en fonction du caractère harmonique.

Exemples : évolution des rapports entre électronique et instruments

Amers (début, repères A à I) : évolution du rapport entre la bande et l’orchestre section par section.

En notes noires : relevé des notes de l’ensemble et du violoncelle d’Amers

En notes blanches : relevé de la représentation harmonique de la bande, telle qu’inscrite sur la partition.

(La durée de ces accords est indiquée par les pointillés.)

Du début à B : pas de son électronique. C’est le violoncelle lui-même qui définit son espace résonant. Il y a un jeu de fusion entre le violoncelle et l’ensemble, comme le montrent ces deux extraits respectivement de A et de B :

SON 02

SON 15

Repère C : entrée de l’électronique. L’ensemble et la bande sont harmoniquement fusionnés. La bande présente une synthèse additive du modèle, reverbérée.

SON 16

Repère D : Le modèle utilisé à l’électronique est le même : on entend un équivalent du son précédent, mixé avec un son de vague coloré par un modèle de résonance réalisé à partir du même modèle de mi bémol. L’ensemble présente en plusieurs courtes phrases une déviation progressive de l’accord de l’électronique vers la structure harmonique présentée au son E.

SON 05

Repère E : Le modèle utilisé à l’électronique est celui du la bémol. L’ensemble s’inscrit d’abord dedans, puis en dérive un peu, par une sorte de principe de broderies. La bande présente un modèle insistant sur les fréquences aigues de sol8, puis de fa7 et de ré7, ces deux dernières fréquences étant soulignées par différents instruments, dont le violoncelle.

SON 07

Repère F : La bande insiste sur une zone autour du fa#7, qui sera prononcé par des glissandos de piccolo entre le fa#7 et le sol7. L’ensemble fusionne et ne s’écarte que peu.

SON 09

Repère J : on retrouve le modèle de mib d’origine, avec une fusion à l’ensemble. Environ à la mesure 90, le son électronique présente un son de violoncelle qui évolue d’un son habituel vers un son écrasé, avec lequel le son s’arrête. Cela correspond à une variation rapide de l’ensemble d’une harmonie en fusion avec la bande vers une harmonie plus proche du second modèle.

SON 17

Alternance de modèles

Le modèle spectral de mi bémol énoncé à l’ouverture de l’œuvre agit comme un point de repère — un amer — qui correspond à un point de consonance et de repos agogique lancé au début de chaque section de cette la première partie (LORIEUX, 2004). Saariaho organise une dynamique de consonance/dissonance à la fois du point de vue local entre électronique et ensemble, et du point de vue formel : les plus grands moments de tension, matérialisés par des sons bruités et une figuration rythmique mouvementée sont ceux où l’état harmonique est le plus éloigné du modèle de mi bémol d’origine. Un point éloigné pourra être porté par le modèle spectral alternatif de la bémol. L’alternance, à l’échelle formelle, entre les modèles de la bémol et mi bémol rappelle le mouvement du trille.

Amers (repère L) : utilisation du modèle de la bémol (caractère mouvementé)

SON 18

Amers (repère ZZ, fin de la pièce) : utilisation du modèle de mi bémol (caractère calme)

SON 19

Écriture et synthèse par modèles physiques

Avec les analyses présentées précédemment, le son est défini par un spectre : l’analyse spectrale FFT, précisée par iana, décrit différents moments du son, et l’analyse par modèles de résonance décrit le son globalement par un banc de filtres résonants.

Avec la méthode de synthèse par modèles physiques (implémenté dans le logiciel de l’Ircam Mosaic qui deviendra plus tard Modalys ), éléments excitateurs et résonants sont séparés, comme pour les modèles de résonance, mais une attention particulière est accordée à l’attaque comme définition du son.

« La synthèse traditionnelle tend à faire prévaloir la partie résonante du son quand la synthèse par modèles physiques restitue aux régimes transitoires du son toute leur importance pour le discours musical, singulièrement pour l’articulation et le phrasé. » (NICOLAS, 1991)

En effet, pour synthétiser un son, l’utilisateur doit procéder virtuellement à la construction mécanique des différents objets qui vont le produire. Par exemple entendre une corde frottée par un archet, on définit notamment la taille et la tension de la corde, la vitesse et la pression de l’archet. On définit un son non par l’énonciation d’un spectre comme dans la synthèse classique, mais à la manière d’un instrument, par un geste virtuel sur un résonateur virtuel.

Saariaho utilise cette méthode de synthèse de manière métaphorique dans la première partie, en développant la partie de violoncelle autour de ce concept et de manière concrète dans la seconde, où l’on entend des sons percussifs très présents. Alors que la première partie de la pièce s’intéressait à la définition de la résonance du trille, la seconde va développer son aspect physique, gestuel.

Partie de violoncelle

La partie de violoncelle aborde dès le début de l’œuvre le trille comme s’il s’agissait de l’analyser en termes de modèle physique. En effet, dans ce paradigme de synthèse, c’est à l’utilisateur de spécifier les paramètres physiques de l’instrument qu’il veut synthétiser ou reconstituer, et il ne peut le faire que par l’observation préalable d’un instrument réel.

Le modèle sonore, après avoir été observé sous l’angle spectral, se trouve alors observé sous l’angle de sa production gestuelle :

  • une variation de la pression de l’archet

  • une variation de la position de l’archet

  • une alternance rapide sur la corde entre appui et effleurement.

L’écriture de violoncelle chez Saariaho utilise à plein régime une telle dissociation des paramètres de jeu d’archet (point de contact, pression, vitesse, sens) ou même de main droite (trilles, variations rapides de pression du doigt entre harmonique et son appuyé).

Exemples (violoncelle)

Le violoncelle est construit par imitations et développements du trille (principe d’alternance, principe d’allégement du doigt).

Amers, violoncelle, m 58-59 (lettre F) : reprise d’un trille vertical sur une note du modèle réduit

SON 20

Amers, violoncelle, m. 10 : ralentissement (« zoom ») du trille vertical (son appuyé vers son effleuré)

SON 21

Amers, violoncelle, m.73 et m.172-179 : rythmisation du principe d’alternance entre son appuyé et son harmonique

SON 22

SON 23

Amers, violoncelle, m.150-153 : exploitation du principe d’allégement de l’archet

SON 24

Partie électronique

La seconde partie de l’œuvre marque un passage de sons électroniques sans morphologie bien dessinée à des sons extrêmement précis rythmiquement, obtenus par synthèse par modèles physiques, toujours inscrits dans le champ harmonique des modèles spectraux en alternance de mi bémol et de la bémol.

Ces sons synthétiques rappellent les figurations de l’ensemble, ou encore du violoncelle, et témoignent eux aussi d’une ré-interprétation des principes du trille.

Amers : repère BB

SON 25

Amers : repère NN

SON 26

Les rythmes dans la première partie étaient réalisées par des figurations arpégées de l’harmonie, superposant volontiers différentes divisions du temps. Ces processus rythmiques sont construits dans la seconde partie à l’aide de programmes informatiques d’interpolations rythmiques.

Amers, repère DD (son et partition) : transcription de l’électronique

SON 27

La partie électronique de la seconde partie témoigne d’ailleurs d’une volonté de travailler les correspondances concertantes entre les différentes attaques du violoncelle avec les modèles physiques présents dans la bande.

Amers, repère LL (son et partition) : échanges ou unissons rythmiques entre la partie électronique et le violoncelle

SON 28

Mieux, ce type de synthèse permet de contrôler des modèles hybrides : par exemple, il est possible de réaliser un glissando qui représente la transformation d’un gong virtuel.

Amers, repère OO (son et partition) : transformation progressive d’une plaque métallique vers une lame de bois

SON 29

Amers, repère RR (son) : glissando d’un gong virtuel

SON 30

Des continuums rythmiques et timbraux entre électronique, ensemble et violoncelle sont donc possibles, sous la forme de passage de relais de hauteurs et de timbres.

Amers, repère HH (son) : passage de relais entre électronique et violoncelle

SON 31

Conclusions

Avatars de la représentation du modèle : de la modélisation à l’abstraction

A la base du projet d’Amers, Saariaho s’intéresse donc à la cohérence perceptive qui peut exister entre tous les timbres synthétiques. Un même modèle spectral, ou un même son, est ici à l’origine d’une partie de violoncelle, d’une partie orchestrale, de sons de synthèse additive, de résonateurs et de modèles physiques. Jean-Baptise Barrière propose une typologie des sons synthétiques, basée sur les notions de modélisation, hybridation, interpolation, dérivation, extrapolation, abstraction du modèle d’origine (POTARD, BAISNEE, BARRIERE, 1991).

La synthèse additive ou par modèle de résonance permet de représenter littéralement le son d’origine, de le modéliser, et les différentes versions de ses analyses permettent une dérivation, voire des interpolations ou hybridations entre elles. L’extrapolation est illustrée par l’utilisation de la synthèse par modèles physiques, qui prêtent au modèle une représentation avec d’autres timbres synthétiques : les sons de gongs d’Amers sont entièrement étrangers spectralement au trille. Il s’agit dans la deuxième partie d’une extrapolation de la notion d’éloignement, qui était présente sous forme seulement harmonique dans la première partie. On assiste donc au passage extrême d’une présentation textuelle du modèle à l’élaboration de structures musicales presque totalement imaginées à partir de lui.

Modèle spectral : le trille sur mi bémol.

SON 01

Modélisation : premier son de l’électronique dans Amers.

SON 03

Hybridation : enregistrement de gong filtré par le modèle sous forme de banc de filtres (modèle de résonance).

SON 32

Interpolation : mixage de grosse caisse et crotale se transforment progressivement vers un son de violoncelle ralenti. Le tout est filtré par un modèle de résonance sur le trille d’origine.

SON 33

Dérivation : mixage croisé entre un son de violoncelle et la résonance d’un gong réalisé par synthèse par modèles physiques. Interpolation rythmique ralentie.

SON 34

Extrapolation : Construction rythmique sur les notes du modèle, éloignée du son référentiel.

SON 35

Abstraction : glissando de gong réalisé par synthèse par modèles physiques. Ce son est en dehors des notions du modèle, mais lié à lui par une évolution.

SON 36

Synthèse sonore et écriture spectrale

Chez Saariaho, les outils d’informatique musicale sont donc intégrés du point de vue technique comme du point de vue esthétique : ils donnent lieu à la mise en place de situations musicales originales qui nourrissent la poétique de l’œuvre.

La musique spectrale de la première génération a montré que les principes de synthèse sonore permettent de renouveler le point de vue des compositeurs sur l’organisation du matériau sonore, en ne dissociant pas orchestration et harmonie de manière à créer directement du timbre. Ce mode de composition a de plus l’avantage de façonner la matière sonore avec une oreille formée à la musique classique : c’est un mode de contrôle du matériau avant tout harmonique. Le rythme, par exemple, reste un paramètre secondaire : d’abord gommé au nom de la non-figuration nécessaire à la fusion timbrale, il allait cependant être réintégré quelques années plus tard, comme c’est particulièrement le cas dans Amers .

Pérennité de l’écriture de la résonance

Prenant acte des développements technologiques les plus récents de son époque, Saariaho prolonge ces innovations tout en redynamisant le système spectral. Si le passage continu entre perception timbrale et perception harmonique est au centre de ses préoccupations au tournant des années 1990, la notion d’espace de résonance va devenir de plus en plus importante, la plaçant sur une voie qui va lui permettre de développer un langage tout à fait personnel.

Saariaho va utiliser dans ses œuvres mixtes après Amers, comme Six Japanese Gardens ou Lonh, l’analyse par modèle de résonance sur des sons instrumentaux, qui seront excités par des sons riches : vent, vagues, souffles, etc. Se détournant du travail avec les modèles physiques, son travail préparatoire compositionnel se focalise alors systématiquement vers l’extraction de modèles de résonance, à la base de bon nombre de ses pièces. Ces modèles permettent un travail de filtrage à la fois dans le domaine éléctroacoustique, comme dans Amers, et dans le domaine symbolique, comme ce sera le cas avec l’opéra L’Amour de Loin, où les accords utilisés sont obtenus par croisement de trois accords spectraux (obtenus par analyse des modèles de résonance, et correspondant chacun à un personnage) avec l’analyse spectrale de sons instrumentaux 5. Ce type de travail harmonique garantit à la fois variété et cohérence autour de modèles bien reconnaissables.

Cette méthode tout à fait riche accompagne donc l’évolution de la compositrice, qui a d’ailleurs pu caractériser son travail au moyen d’une métaphore significative : « Le compositeur est comme un banc de filtres que des matériaux divers font résonner de manière variable » 6.

Références

Références bibliographiques

  • Marc BATTIER, Gilbert NOUNO, « L’électronique dans l’opéra de Kaija Saariaho L’Amour de loin », dans Carlos Agon, Gérard Assayag, Jean Bresson (éditeurs), The OM Composer’s Book, coll. « Musique et sciences », Ircam, Centre Georges-Pompidou, 2006, 271 p.

  • Danielle COHEN-LEVINAS, « Entretien avec Kaija Saariaho », Cahiers de l’Ircam, n° 2 « La synthèse sonore », 1993, p. 13-41.

  • Marta GRABOCZ, « Conception gestuelle de la macrostructure dans les œuvres de Kaija Saariaho et Magnus Lindberg, œuvres créées à l’Ircam », Les Cahiers du C.I.R.E.M., n° 26-27, « Musique et Geste », été 1993, p. 155-168.

  • Gérard GRISEY, « Structuration des timbres pour la musique instrumentale », dans Le timbre, métaphore pour la composition, Jean-Baptiste Barrière (éditeur), Paris, Ircam / Christian Bourgois, 1991, p. 352.

  • Grégoire LORIEUX, Les pièces sœurs de Kaija Saariaho, à travers deux exemples : Lichtbogen/Stilleben et Amers/Près, Mémoire de Maîtrise, sous la direction de Geneviève Mathon, 1999, Université de Tours, inédit.

  • Grégoire LORIEUX, « Une analyse d’Amers de Kaija Saariaho », DEMeter, novembre 2004, Université de Lille-3.

  • François NICOLAS, « Synthèse par modèles physiques et composition musicale », inédit, Ircam, 1991.

  • Yves POTARD, Pierre-François BAISNÉE, Jean-Baptiste BARRIERE, « Méthodologie de synthèse du timbre : l’exemple des modèles de résonance », dans Le timbre, métaphore pour la composition, Jean-Baptiste Barrière (éditeur), Paris, Ircam / Christian Bourgois, 1991, p. 135-163.

  • Kaija SAARIAHO, « Timbre et harmonie », dans Le timbre, métaphore pour la composition, Jean-Baptiste Barrière (éditeur), Paris, Ircam / Christian Bourgois, 1991, p. 412-453.

  • Ivanka STOIANOVA, « Une œuvre de synthèse : analyse d’Amers », dans Cahiers de l’Ircam, série « Compositeurs d’aujourd’hui », n°6, « Kaija Saariaho », 1994, p. 43-66.

  • Marc TEXIER, « Entretien avec Marc-André Dalbavie », dans Cahiers de l’Ircam, série « Compositeurs d’aujourd’hui », n°3 « Marc-André Dalbavie », 1993, p. 9-18.

  • Todor TODOROFF, Éric DAUBRESSE, Joshua FINEBERG, « Iana~ (a real-time environment for analysis and extraction of frequency components of complex orchestral sounds and its application within a musical realization) », Proceedings of the International Computer Music Conference , San Francisco, ICMA, 1995, p. 292-293.

  • Miao Wen WANG, Le son comme élément commun à la grammaire et au matériau : étude de Amers de Kaija Saariaho, Mémoire de DEA [Musique et Musicologie du XXe siècle], sous la direction de Hugues Dufourt, EHESS / ENS / Ircam, Paris, 1997.

Références discographiques

  • Kaija SAARIAHO, Château de l’âme, Graal-théâtre, Amers ; Avantii CHamber Orchestra/Anssi Karttunen, cello, dir. Esa-Pekka Salonen, 1 Cd Sony, 2001, SK 60817.

  • Kaija SAARIAHO, Private Gardens (Lonh ; Près ; NoaNoa ; Six Japanese Gardens), Dawn Upshaw, soprano, Anssi Karttunen, cello, Camilla Hoitenga, flûte, Florent Jodelet, percussions, 1 Cd Ondine, 1997, ODE 906-2.

  • Kaija SAARIAHO, Verblendungen, Lichtbogen, Io, Stilleben. Avanti, dir. Jukka-Pekka Saraste, 1 Cd Finlandia FACD 354, 1989.

  • Kaija SAARIAHO, Du Cristal ; …à la fumée ; Nymphea, Los Angeles Philharmonic, dir. Esa-Pekka Salonen, Kronos Quartet, Anssi Karttunen, cello, Petri Alanko, flûte), 1 Cd Ondine, 1993, ODE 804-2.

Liens internet

3: Grégoire LORIEUX, « Une analyse d’Amers de Kaija Saariaho », DEMeter, novembre 2004, Université de Lille-3. 2: Miao Wen WANG, « Le son comme élément commun à la grammaire et au matériau : étude de Amers de Kaija Saariaho », Mémoire de DEA [Musique et Musicologie du XXe siècle], sous la direction de Hugues Dufourt, EHESS / ENS / Ircam, Paris, 1997. 1: Ivanka STOIANOVA, « Une œuvre de synthèse : analyse d’Amers », dans Cahiers de l’Ircam, série « Compositeurs d’aujourd’hui », n°6, « Kaija Saariaho », 1994, p. 43-66. 4: Gérard GRISEY, « Structuration des timbres pour la musique instrumentale », dans Le timbre, métaphore pour la composition, Jean-Baptiste Barrière (éditeur), Paris, Ircam / Christian Bourgois, 1991, p. 352. 5: Marc BATTIER, Gilbert NOUNO, « L’électronique dans l’opéra de Kaija Saariaho L’Amour de loin », dans Carlos Agon, Gérard Assayag, Jean Bresson (éditeurs), The OM Composer’s Book, coll. « Musique et sciences », Ircam, Centre Georges-Pompidou, 2006, 271 p. 6: Danielle COHEN-LEVINAS, « Entretien avec Kaija Saariaho », Cahiers de l’Ircam, n°2 « La synthèse sonore », 1993, p. 13-41.