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Peindre la lumière avec le pinceau du son. Entretien avec Januibe Tejera

par Jérémie Szpirglas

July 9, 2019


 

Tablado est le premier volet d’un triptyque autour du théâtre musical: quel en est le projet global ?

Ma relation aux perceptions ainsi que mes nécessités artistiques sont en pleine mutation. Lorsqu’ils abordent un travail multimédia, la plupart des artistes interviennent transversalement dans tous les domaines : les metteurs en scène de théâtre participent bien souvent à la conception de la scénographie de leurs spectacles, ils ont leur mot à dire sur la lumière, quand ils ne travaillent pas eux-mêmes le texte. En musique, chacun de ces prés carrés est encore bien trop cloisonné – encore que quelques grands créateurs ont déjà passé le pas, et depuis bien longtemps : je peux citer Monteverdi, Wagner, Kagel, Aperghis... J’imagine que, pour chacun d’eux, cela relève à la fois d’une utopie, d’un goût du risque, et d’une recherche d’un espace créatif élargi.
Ce triptyque est donc pour moi comme un laboratoire, chaque volet me permettant d’aborder un autre élément de la scène dans son rapport à la musique : la lumière (qui est l’objet de cette première partie), le geste (qui sera au centre d’une pièce pour ensemble vocal et quatuor à cordes l’an prochain avec la Chapelle de la Reine Elizabeth de Belgique) et enfin la scénographie. J’en profite pour approfondir chacun de ces éléments à la fois individuellement et pour interroger leurs relations au son, sans me noyer sous les informations – comme cela peut se passer lorsqu’on crée habituellement une pièce de théâtre musical, et qu’il faut gérer tout à la fois les corps, les gestes, le texte, etc. Il s’agit d’établir un langage, de l’inventer et de le codifier.
Le but étant de déplacer les perceptions. Cela implique de penser la temporalité de chaque matériau, leurs entrelacements, en même temps que de jongler avec les perceptions que le public peut avoir d’un ou plusieurs de ces médias, seuls ou combinés.

Comment s’exprime ce projet dans Tablado elle-même – ou plutôt dans son écriture ?

Tablado s’attache aux jeux entre son et lumière, la question principale étant : comment la lumière peut-elle prendre vie en lien avec la musique ? De là, mon idée a été de penser la lumière comme une matière avec laquelle on pourrait peindre.

Vous vous êtes entouré pour l’occasion d’une équipe artistique. Vous n’êtes donc pas « le seul maître à bord » : comment avez-vous choisi ces collaborateurs et comment avez- vous procédé à cette écriture à plusieurs mains ?

La vie de compositeur est une vie d’ermite, qui ne se reconnecte à la société qu’occasionnellement, pendant les périodes de contact avec les instrumentistes qui occupent généralement un laps de temps très réduit. Inversement, l’un des aspects qui me tient le plus à cœur dans ce genre des projets multimédia est justement la collaboration avec d’autres artistes. La période de travail au plateau est alors fondamentale : c’est là, dans le dialogue entre les diverses personnalités en présence, qu’une grande partie de la pièce prend forme. Dans le cas de Tablado, j’ai réuni autour de moi une équipe constituée de Claudio Cavallari (avec lequel j’avais déjà collaboré auparavant), Jérôme Bertin, ainsi que deux jeunes, David Fierro et Lenaïc Pujol. La période de recherche a également été enrichie du travail avec les membres de l’ensemble TM+.
 Lorsque je monte une pièce de théâtre musical, je procède normalement sur deux fronts. D’une part, dans mon laboratoire personnel, pour les prises de décisions et une vue d’ensemble de la pièce. D’autre part, avec l’équipe, dans la découverte de ses divers membres et de leurs propositions, afin de voir comment donner corps à des personnalités si différentes. J’écris au préalable des scènes entières en ayant déjà une idée du discours scénique en articulation avec le discours musical : la partition s’accompagne donc déjà à la table de croquis de scénographies, de lumières et d’images. De là, le travail au plateau donne son unité au projet.
Le cas de Tablado est toutefois un peu unique au sens où une autre couche de complexité s’ajoutait à ce dispositif déjà riche. Il se trouve que les membres de l’équipe n’avaient jamais travaillé sur un spectacle sonore : je me suis un peu senti comme Hermès guidant un aveugle dans le noir absolu...

Comment avez-vous procédé pour écrire son et lumière : quelle(s) « grammaire(s) » avez- vous mise(s) au point qui les uni(ssen)t ?

Cela s’est fait très naturellement. Comme je l’expliquais à l’instant, j’avais imaginé en amont un plan des interactions entre son et lumière : je sortais d’Insanae Navis, projet hybride au sein duquel la lumière jouait déjà un rôle prépondérant, ce qui m’avait permis de me constituer un réservoir d’idées conséquent. Notre perception de la musique se construit dans un espace temporel où chaque seconde est importante, mais la lumière permet d’autres formes d’interactions, ce qui m’a amené à remettre mon écoute en question. Par ailleurs, l’imaginaire de Tablado est lié à la danse et cette référence a également fait surgir une forme de grammaire qui articule geste, son et lumière.

Comment envisagez-vous le discours : est-ce un discours musical étendu ou un discours scénique ?

D’abord, je pense qu’un discours musical peut être uniquement sonore tout en étant scénique ou étendu. Ensuite, la pièce devrait se suffire à elle-même, que ce soit en tant qu’œuvre exclusivement musicale ou, inversement, uniquement visuelle, même si, évidemment, ce sont les inter-relations entre les deux qui lui donnent forme et sens. Mais ce qui m’a plus particulièrement intéressé, c’est la manière dont chacun de ces langages s’émancipe tout en gardant ces interrelations : c’est là que l’œuvre travaille. Si le public erre entre ses différents sens, sans distinguer clairement ce qui guide son errance, le pari sera gagné.

Comment « génère-t-on » un matériau esthétique qui est à la fois musical et lumineux ?

Outre les idées que j’avais développées seul à la table, nous avons aussi joué sur des notions de spontanéité, de non-répétition, d’improvisation, qui devraient être perceptibles, à la fois dans le son et la lumière.

Comment développe-t-on ce matériau ? Qu’est-ce qui guide la forme : les nécessités du développement musical ou celles de l’évolution scénique ?

Dans le cas précis de Tablado, il y a d’une part l’allégorie de la danse qui constitue comme une suite (non baroque) à l’intérieur de l’œuvre. À cette superstructure relativement ouverte s’ajoutent des problématiques plus structurantes, qui touchent par exemple à la quantité de lumière ou de son, dans le but de guider la perception de l’auditeur vers les liens possibles entre les deux. Au début de la pièce, ces liens sont assez évidents mais les deux matières s’émancipent au fur et à mesure l’une de l’autre.

Écrire son et lumière dans un même geste exige, on l’imagine, une articulation fine entre les deux temporalités (compliquées en outre ici par le fait que la musique est interprétée par la machine et l’homme) : comment avez- vous résolu ce problème ?

La synchronisation est une des approches possibles – et nous avons travaillé par exemple sur des dispositifs de captation de geste, appliquée notamment au chef d’orchestre et au percussionniste. Le geste contrôle donc la lumière, la vidéo, le son et la scénographie mobile afin de retranscrire le lien entre mouvement et transformation. Ainsi, l’action de sculpter le son dépasse le sonore et conduit à une conception scénographique, à une dramaturgie, voire à une chorégraphie des corps et des objets sur scène.
Mais la cohabitation de deux médias n’implique pas nécessairement leur synchronisation. Ce fut du reste l’une de nos interrogations premières et essentielles : pour moi, réunir des langages n’impose pas de les lier de manière synchrone (comme ces fameux effets vidéo des lecteurs médias informatiques !). L’importance d’un geste est davantage dans la perception qu’on en a que dans sa réalité et peut-être pouvons-nous donner le sentiment de ces liens, en aspirant plutôt à une polyphonie des sens.

Sur la scène, la lumière est un élément essentiel qui plante un décor, une atmosphère... Comment dialoguer avec un tel pouvoir d’évocation en jouant sur le son ?

Son et lumière ont en commun leur immatérialité : tous deux sont susceptibles de créer un langage sans narrativité – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai commencé ce triptyque par les relations entre son et lumière.
Dans l’écriture musicale électronique, je joue ainsi essentiellement sur la notion d’espace possible avec la lumière : j’imagine l’espace acoustique en lien avec le champ visuel, que ce soit en passant de l’un à l’autre, ou en les opposant (en superposant par exemple un espace lumineux contraint et un son large, ou inversement). À cet égard, les recherches des équipes Espaces acoustiques et cognitifs de l’Ircam sur la création d’acoustiques virtuelles (pouvoir varier les acoustiques au sein d’une même salle) nous ont été précieuses, pour donner le sentiment de changements de plateau, de distance, etc.

Note de programme du concert du 26 juin 2019 à la Maison de la musique de Nanterre
© Ircam-Centre Pompidou 2019