Ce spectacle intitulé SIMPLEXITY marque indubitablement un tournant dans votre parcours : pour la première fois, vous signez un spectacle entier et non plus seulement la musique. Exception faite de votre casquette de cinéaste, ce spectacle présente une vision panoptique de votre univers artistique.
Thierry De Mey : En effet, pour la première fois, j’assume un art « complet ». Cela ne relève pas d’un désir de conquête de nouveaux territoires expressifs : composer le mouvement, musical ou filmique, a toujours été au centre de mes préoccupations, mais je n’ai jamais revendiqué le titre de chorégraphe.
Pourquoi ?
Parce que les chorégraphes avec lesquels je travaillais, et avec lesquels je travaille encore, sont des personnalités absolument géniales dans ce domaine : Anne Teresa De Keersmaeker, Michèle Anne De Mey, Wim Vandekeybus… Et puis je trouvais déjà ridicule de m’affirmer compositeur et réalisateur de films – alors que deux vies suffisent à peine pour mener à bien chacun de ces métiers. Comment pouvais-je m’en adjoindre un troisième ! Plus personne ne m’aurait pris au sérieux, sous aucune des casquettes que j’aurais enfilées.
Qu’est-ce qui change aujourd’hui ?
Le moment est venu d’accepter que c’est justement cette transdisciplinarité (une appellation que je revendique) qui constitue ma spécificité – voire ma mission. Que ce soit un hasard familial, le fait de mon parcours, ou la force des choses, c’est là que je me sens bien. Déjà, pendant mes études de cinéma (art transdisciplinaire par excellence), je squattais tous les enregistreurs du studio son pour faire jouer mes boucles sonores. Il était donc grand temps d’assumer ce rôle. En outre, je ne pouvais pas demander à quelqu’un d’autre de faire le tri dans mes propres processus, dans mon propre langage, qu’il soit musical, chorégraphique ou scénique : c’est à moi qu’il revient d’articuler tous les aspects de mon discours, quand bien même je revendique le travail en équipe.
Quel est le rôle de cette équipe ? Les interprètes en font-ils partie ?
Bien sûr ! SIMPLEXITY n’aurait jamais vu le jour si tous les partenaires de ce projet, l’Ircam, l’Ensemble intercontemporain, Charleroi Danses, ainsi que leurs équipes, ne m’en avaient donné les moyens et le temps depuis toutes ces années. Concernant la danse, par exemple, je m’appuie beaucoup sur le matériau fourni par mes danseurs, qui sont fabuleux et très créatifs, ainsi que sur mes deux assistantes (Zsuzsanna Rozsavolgyi et Manuela Rastaldi), dont c’est le métier, qui portent un regard très pointu sur ce matériau. Je n’ai donc pas « écrit » les « phrases chorégraphiques » du spectacle en tant que telles, mais tantôt des partitions de mouvements, tantôt des schémas structurels d’organisation spatiale et temporelle. En outre, une grande partie du matériau que m’ont donné les danseurs est née de suggestions et de stimuli de diverses natures venant de moi. Pour la musique, j’ai bien sûr à mes côtés Benoit Meudic, réalisateur en informatique musicale Ircam, mais aussi Stéphane Orlando et François Deppe, un de mes vieux camarades du groupe Maximalist!, qui est resté mon complice de coeur pour la composition : il m’accompagne dans tout mouvement d’instrumentation. Le travail collaboratif intervient à toutes les étapes du travail : à la fois dans la génération du matériau et dans le processus d’élaboration qui suit. Je n’en ressens ni gêne ni remords. Je me souviens d’avoir été le témoin, en tant qu’assistant au cours de mes études de cinéma, au « choc » entre Chantal Akerman et Pina Bausch sur le projet Un jour, Pina m’a demandé filmé à Avignon en 1989. J’ai ainsi été le témoin d’un énorme conflit entre ces deux immenses artistes, qui avaient des conceptions diamétralement opposées sur la question : Pina, de son côté, a l’habitude de travailler avec la matière que lui donnent ses danseurs, tandis que Chantal était une militante de la politique de l’auteur, et voulait révéler les « secrets de fabrication » de Pina. En ce qui me concerne, ma position est claire : si je travaillais avec un autre danseur, la danse ne serait pas la même. Idem avec les musiciens. Surtout dans les passages où je leur laisse une grande liberté.
Cela pose la question de la pérennité de l’œuvre.
Tout à fait. Si SIMPLEXITY est repris par d’autres interprètes, il faudra sans doute que je la revoie, à commencer par le montage des différentes pièces qui la composent. Mais, si j’investis toujours mes collaborateurs dans le processus de création, j’aspire également à une structuration forte de son devenir. Trop se fier à l’improvisation, c’est risquer une oeuvre qui racle le plancher le jour où l’interprète n’est pas inspiré. Aussi, cette volonté de structuration vient de deux contraintes : la pérennité et l’authenticité du message, c’est-à-dire son invariant créatif. Prenez les textes religieux : c’est leur versification qui permet de les transmettre facilement et de manière invariable. De même, du Bach, même sur un mauvais piano désaccordé ou sur un synthé avec un son de koto, reste du Bach.
Vous dites donner des suggestions et des stimuli à vos interprètes : quel genre de stimulus ? Comment se passe le travail ?
C’est extrêmement varié. Pour les danseurs, par exemple, il m’est arrivé de leur proposer quelques gestes puisés dans mon catalogue de mouvements, cette taxinomie du geste que j’ai compilée depuis mes travaux sur Light Music. Cela peut se présenter sous forme de cartes à jouer : ils entirent ou en choisissent plusieurs, les agencent à leur guise et imaginent à partir de ces gestes une équence de mouvements. Le lendemain, je peux très bien leur apporter une phrase d’un poème de E. E. Cummings, ou une proposition visuelle extraite d’un documentaire animalier (gibbons, serpents volants, raies Manta…) – à partir desquels ils improvisent. Idem pour les musiciens, qui sont des improvisateurs hors pair. D’autres fois encore, j’ai organisé ce que j’appelle des « Face-to-Face » : j’envoyais des binômes musicien/danseur travailler seuls dans une pièce pendant deux heures sur un thème donné – au sortir de quoi, je gardais ce que j’aimais, ou je donnais quelques indices pour réorienter le travail. Sans s’obstiner : il faut que le processus vive de manière organique. Autre stimulus qui s’est avéré très riche et que j’ai largement utilisé pour SIMPLEXITY : les modèles physiques. Nous avons, avec mon RIM Benoit Meudic, développé sur ordinateur des modèles (pendules multiples, vols de chauve-souris, essaims d’étourneaux, reptations, inversions de la gravité…) – des systèmes dont l’évolution est déterminée par les lois de la physique ou de la biologie, mais qui peuvent conduire à des situations imprévisibles, comme des équilibres instables. Prenant ces modèles pour inspiration, nous avons fait diverses expériences d’improvisation, danseurs et musiciens ensemble – soit en roue libre, soit à partir d’un accord, une texture déjà colorée sur laquelle ils devaient broder. S’inspirant de l’image du modèle, danseurs et musiciens tentent une forme de projection mimétique, gestuelle ou sonore. Les résultats sont tout simplement fantastiques – et lorsque le spectateur n’est pas conscient du modèle : ça devient presque magique ! Tous ces matériaux produits constituent ce que j’appelle les « Instant Compositions ».
Ces improvisations sont-elles ensuite fixées sur la partition ?
Pas toujours. L’« Instant Composition » peut effectivement parfois aller vers la fixation, avec l’« Instant Variation », qui est l’improvisation autour d’un matériau donné produit par une « Instant Composition », voire la « Fixed Variation », variation que les interprètes ont déjà produite, et qu’ils reproduisent telle quelle. Au bout de l’échelle, il y a l’écrit. À l’inverse, afin de garder la fraîcheur de la chose, certains passages de SIMPLEXITY sont des « Instant Compositions » produites en direct, au cours du spectacle – c’est alors une improvisation codifiée, autour d’un type de modèles déjà travaillé en amont. Je parcours ainsi toute la fourchette entre forme fixée et forme improvisée – et cela peut concerner la danse et la musique, l’une ou l’autre, ou ni l’une ni l’autre : toutes les combinaisons sont possibles. Le seul danger, dans ce domaine, est l’exhaustivité qui essoufflerait la démarche – l’entorse au système est bien plus intéressante que son respect absolu. Cela concerne d’ailleurs aussi la forme globale de SIMPLEXITY, pour laquelle j’ai travaillé à partir de l’hypothèse d’un parcours « à la Cosi Fan Tutte ».
C’est-à-dire ?
Cosi Fan Tutte est réputé pour proposer toutesles combinaisons possibles entre les six voix dans ses ensembles vocaux (à l’exception des trop nombreux quintettes) – ce qui permet à Mozart et Da Ponte d’élaborer une structure absolument géniale, surtout quand on met en parallèle tessitures et rôles dans la conspiration. La combinatoire musicale et dramaturgique est fascinante.
Dans SIMPLEXITY, cette combinatoire met en présence deux équipes : cinq danseurs et cinq musiciens.
C’est juste, et il s’agit de parcourir dans le même temps les différentes relations entre musiqueet danse. La première étape dans la genèse de SIMPLEXITY fut ainsi la création de Ripple Marks à la Philharmonie de Paris, une pièce dansée « traditionnelle » : les danseurs dansent une chorégraphie écrite sur la musique (très virtuose) jouée par un trio (clarinette, alto et harpe), le tout accompagné par une vidéo inspirée d’une chorégraphie de Trisha Brown. Mais la deuxième entrée fut Traceless, une pièce de gestes, interprétées par les dix protagonistes : musiciens et danseurs sont en binôme, les seconds, placés derrière les premiers, suivent puis extrapolent leurs gestes comme leurs ombres. Des rythmes très simples gagnent ainsi une complexité prodigieuse. Dans un second temps, on a pu placer des capteurs sur les danseurs pour enrichir le tissu musical électronique… Dans la pièce finale, intitulée Affordance (un concept issu de l’éthologie, qui désigne aujourd’hui le degré d’intuitivité d’une interface – pour clore SIMPLEXITY, cela va de soi), j’ai demandé à tous les musiciens, même les non percussionnistes, de jouer des percussions – pour générer une multiplicité de couches rythmiques que les danseurs déploient dans l’espace.
Votre credo a toujours été le mouvement : le mouvement comme origine de la pensée musicale, source d’inspiration, moteur d’organisation, colonne vertébrale du discours, et, singulièrement dans une oeuvre comme SIMPLEXITY, le mouvement comme interface entre les diverses disciplines : transposez- vous également des techniques d’écriture propres à une discipline vers une autre ?
Tout le temps ! C’est même le principe de base demon fonctionnement. Laissez-moi vous donner quelques exemples, que j’ai utilisés au cours de la composition de SIMPLEXITY. Pour organiser l’espace scénique, je me suis longtemps appuyé sur des clefs de proportions comme les séries de Fibonacci ou les nombres radiants. Si j’inscris ces séries au sol sous forme géométrique et que je demande à un danseur de parcourir ces formes à vitesse constante, l’espace devient temps, les proportions mathématiques se manifestant sous forme de rythmes. Si, à l’inverse, je demande au même danseur de parcourir chaque segment dans un temps régulier, il va devoir courir de plus en plus vite, développant de fait une proportion spatiale dans le temps. De la même manière, je peux transformer une formemusicale en une phrase de mouvements, et vice versa – projetant ainsi le temps sur l’espace, ou l’espace sur le temps. Je peux aussi détourner des outils typiquement musicaux – comme cette fonction mathématique, couramment utilisée par les musiciens spectraux, qui, d’une série d’accords, dégage une fondamentale commune : une fondamentale virtuelle qui n’est autre que le plus grand commun diviseur des fréquences données. Au lieu de fréquences, j’applique cette fonction à des rythmes, en recherchant la plus petite pulsation commune d’une série de formules rythmiques – que je peux ensuite déployer dans l’espace. Ainsi, une fonction spectrale devient rythmique puis spatiale. De manière plus pragmatique, j’ai déjà dit que, dans SIMPLEXITY, un poème peut générer une séquence de mouvements, par le biais d’improvisations notamment, laquelle séquence peut alors devenir un rythme qui réapparaîtra dans la musique. On peut aller plus loin encore, en triangulant la relation stimulus/chorégraphie/composition. D’abord, je filme des danseurs élaborant une logique de mouvements en réaction à un stimulus donné (un film, un poème, un modèle physique…). Puis je compose une musique en m’inspirant de ce même stimulus, sans regarder ce que font les danseurs, de même que les danseurs n’entendent pas ma musique. Puis on met les deux ensembles, en faisant abstraction du stimulus d’origine – faisant jaillir nombre de relations étonnantes et inattendues. Parfois, ça ne marche pas. Parfois, des ajustements sont nécessaires. Mais toujours un dialogue s’instaure entre les deux.
Dans SIMPLEXITY, le discours transdisciplinaire est également nourri par les nouvelles technologies de captation de geste. Vous vous êtes déjà confronté à ces technologiques par le passé, dans Light Music par exemple. Comment votre approche de ces outils a-t-elle évolué ?
Ce sont surtout les outils de captation de mouvement qui ont évolué. La finesse de la captation s’est améliorée, de même que la vitesse de transmission et de traitement du signal et la polyvalence des capteurs (combinant accéléromètres et gyroscopes), pour obtenir un véritable rendu du geste en trois dimensions. Dans Light Music, une grande partie du travail était réalisé par une captation vidéo – mais cela implique une latence de 80 ms, que n’ont pas les accéléromètres et gyroscopes dont la transmission MIDI est quasi immédiate : on peut même faire des solos de batterie avec des baguettes MIDI. Toutefois, la multiplication des interprètes pour SIMPLEXITY a créé des problèmes d’interférence difficiles à résoudre et, plus généralement, un problème majeur demeure : la localisation des gestes dans l’espace – problème que la vidéo résolvait en partie dans Light Music. Je croyais pourtant que cette question serait réglée très rapidement ! Après tout, nous disposons de GPS qui localisent un véhicule au mètre près… Mais pas moyen de localiser précisément un objet sur une scène. Résultat : un même geste réalisé à deux endroits différents (distants de quelques décimètres ou même de quelques mètres), sera « entendu » par la machine comme étant exactement le même geste. Même chose pour un mouvement de translation lent, par exemple : les capteurs ne donneront rien. Même une caméra n’y suffirait pas : dans le cas d’une scène, ce n’est pas une, mais au moins trois caméras qui seraient nécessaires afin de situer précisément un objet dans l’espace – et encore, la triangulation ne serait pas parfaite, et les contraintes logistiques seraient considérables. Le seul dispositif qui fonctionnerait, c’est l’attirail extrêmement lourd du Motion Capture utilisé par le cinéma : une captation infrarouge, par onze caméras, de marqueurs passifs réfléchissants qui dessinent le squelette. J’en ai fait l’expérience récemment, pour une création intitulée Solid Traces, à partir d’un travail sur Trisha Brown. C’est très amusant, mais extrêmement onéreux et le processus est incroyablement long : l’ordinateur doit au préalable « apprendre » toutes les relations entre les différents marqueurs, afin de recréer ensuite la continuité des mouvements.
L’autre obstacle de ces technologies, c’est la nécessaire interprétation du signal : le moindre doute peut être à l’origine de quiproquos insolubles.
C’est en effet la grande différence avec unelutherie traditionnelle. Dans Light Music, on avait imaginé un mur de lumière, qui servait d’interface on/off – à la manière d’un clavier. Pour SIMPLEXITY, cette solution n’est pas envisageable : non seulement parce que nous avons dix protagonistes, mais aussi parce que cela va à l’encontre de la logique scénique. Il faut donc limiter les outils de captations à ce qu’ils savent faire, et s’adapter à la situation scénique et chorégraphique – voire « tricher » ou faire un tour de passe-passe quand c’est nécessaire. Cela dit, ne confondons pas. Certes, l’informatique est « bête » : elle permet de récupérer un certain nombre de données et peut même nous aider à affiner nos résultats. Mais elle ne pourra que très difficilement prétendre se substituer à l’acte conscient, intuitif, décisionnel, du compositeur. Cela pose alors la question : qu’est-ce que la conscience ? Peut-elle être reproduite artificiellement ? Cette réflexion est d’ailleurs sous-jacente à toute la démarche qui anime SIMPLEXITY – un concept que j’ai emprunté aux neurosciences. Les sciences cognitives reposent sur la connaissance du cerveau telle que l’imagerie médicale (qui ne cesse de s’affiner) nous permet de le concevoir : quelles zones s’allument lorsqu’on fait tel ou tel geste, etc. Une position extrême, voire dangereuse, serait de considérer que toutes ces données obtenues constituent le propre de la conscience. Alors que ce ne sont que des données. D’où la question de la nature du lien entre les données récupérées et le phénomène que l’on veut comprendre… Si j’osais une comparaison, je dirais que ces données sont du même ordre que les images satellites, qui distinguent avec précision les mouvements des masses d’airs, mais ne nous disent pas grand-chose sur la conscience politique de notre société (en l’occurrence, ces images nous interpellent quant à la pollution atmosphérique) ! Après tout, il ne faut pas perdre de vue non plus qu’il s’agit d’un cerveau humain analysant un autre cerveau humain. Je suis convaincu qu’il faut se servir de l’ordinateur comme d’un outil. Je n’insérerai jamais de données brutes dans ma partition. Toujours s’interposera le geste du compositeur que je suis.
ManiFeste 2016
©
Ircam-Centre Pompidou
June 2016