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Atmosphères

par Marc Texier

 

Pur déploiement d'une nappe de sons dont tout rythme est aboli, dont la forme est celle de l'écoulement, de la stase, puis de l'évaporation silencieuse, Atmosphères (créée en 1961 à Donaueschingen par l'Orchestre du Südwestfunk sur une idée qui vint à Ligeti dès avant son exil viennois, en 1950), a la simplicité des démonstrations par l'absurde : voyez comme la polyphonie n'est plus, après multiplication des voix, qu'une harmonie et un timbre ; voyez comment une telle masse (89 instruments et autant de parties réelles) peut acquérir une si grande légèreté que la musique semble léviter. Et surtout, quelle leçon d'efficacité est assénée ainsi aux musiciens du temps : l'inouï ne naît pas de la complexité mais d'un quasi archaïsme, la nouveauté n'est plus issue de l'approfondissement d'une recherche séculaire (l'écriture, le contrepoint et son apothéose sérielle) mais éclôt naturellement d'un simple saut de côté, d'une manière assez désinvolte de faire tout le contraire de ce qui se fait avec les instruments mêmes de ceux dont on contredit la musique, de retourner contre lui le byzantinisme des musiques de l'époque en décidant une fois pour toute que ce ne sont pas les détails qui comptent, mais l'effet d'ensemble qui prime, et qui, bien que né de la profusion des détails, les annule.

Donc l'œuvre dans son statisme est incroyablement animée. Non par l'agitation brownienne des pièces de Xenakis, mais par le mouvement, tout traditionnel et presque scolastique du contrepoint. Après le cluster couvrant cinq octaves du début de l'œuvre, débute en effet un grand canon à 56 voix, aux cordes, dont la conduite rigoureuse nous est à jamais imperceptible tant son tissage est fin, et dont la courbe s'achève, estompée, dans le silence coloré des résonances du piano. Déjà Xenakis avec Métastasis (1955) ou Penderecki avec Anaklasis (1960) avaient donné à entendre des musiques de masse et d'évolution globale ; mais chez eux c'est l'écriture elle-même qui se simplifiait afin de radicaliser le discours ; et si l'on n'entendait plus de détails c'était en fait qu'il n'y en avait plus. Ligeti — c'est la force perverse de ses œuvres — mine les principes du sérialisme de l'intérieur, pousse la complexification de l'écriture jusqu'à l'absurde, jusqu'au non-audible ; mais conservant la maîtrise d'une écoute globale, évite, et dénonce, la grisaille sonore où sombrent les musiques écrites par accumulation et prolifération.

Ligeti dans toutes ses pièces de la période statique restera ainsi sur la ligne de partage des styles musicaux, aussi proche, et aussi loin, du sérialisme — ou de ce qui en tient lieu —, et de l'archaïsme volontaire de XenakisAtmosphères fut bissée à sa création, et marqua pour longtemps l'esprit du public comme celui des compositeurs, c'est que l'œuvre était non seulement belle mais aussi démonstrative. Evidente dans son principe, aboutie dans sa réalisation, tout un chacun pouvait en saisir la musique et le sens historique. Et dans ce qu'elle annonçait : la musique de timbre, et dans ce qu'elle dénonçait : la complexité excessive et inefficace.

 


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