Text quoted

Marc Monnet, à contretemps

par Jérémie Szpirglas

Feb. 23, 2012


Marc Monnet, la rumeur court que vous n’aimez pas l’exercice de la biographie, souvent incontournable dans les programmes de salle…

C’est juste : j’ai toujours trouvé cet exercice ridicule et inutile. Je me suis même longtemps amusé à en écrire des fausses ! Elles sont encore reprises ça et là… On les recopie sans se soucier de leur véracité – j’ai donc, depuis, décidé de ne plus m’y livrer. Aux vraies comme aux fausses.

Ne peuvent-elles tout de même livrer quelque indice, quelque clef d’écoute, sur l’œuvre d’un compositeur ?

Oui et non. Par exemple, toutes mes bios (les vraies !) indiquent que j’ai étudié auprès de Mauricio Kagel – ce qui est vrai, évidemment. Mais cette information, reproduite et répétée, a fait de ces moments passés auprès de Mauricio Kagel un énorme handicap : il a fallu que je me batte pendant des années pour faire comprendre que ce n’est pas parce qu’on est « avec » Kagel, qu’on est « comme » Kagel et qu’on fait la même musique que lui : ce n’est pas parce qu’on a travaillé avec Messiaen qu’on fait du Messiaen. En réalité, il n’est intervenu que quand il le fallait et m’a donné les moyens de faire ce que je voulais faire : c’est tout ce qu’on demande à un professeur.

Mais si vous avez choisi de travailler avec Kagel, ce n’est pas non plus un hasard…

Naturellement. Je suis allé vers lui car c’était un homme intelligent. Il était doué d’une grande ouverture d’esprit et n’était nullement dogmatique. J’ai ainsi eu avec lui des échanges formidables : on pouvait même se permettre de critiquer son travail ! Et c’était du reste très enrichissant : tout simplement parce qu’il savait se défendre et apporter les arguments nécessaires à une meilleure compréhension de sa musique – des arguments qui, du même coup, pouvaient éclairer mon propre cheminement.

La surprise est un aspect essentiel de votre travail – une surprise qui est à la fois celle de l’auditeur, et la vôtre propre.

Oui. Et j’essaie de préserver cette fraîcheur. Pour moi, le « projet » représente souvent un danger.

N’y a-t-il pas là un oxymore : bâtir une œuvre avec pour axiome de départ de refuser tout projet, n’est-ce pas déjà un projet ?

Bien sûr. De toute façon, dès l’instant où l’on trace une figure sur la page, elle s’inscrit dans le temps pour devenir réalité. Mais j’évite systématiquement d’avoir un projet lorsque j’entreprends une œuvre, et de rester ouvert. La cohérence d’une partition n’est pas toujours où l’on croit et je laisse donc toujours un grand rôle à l’inventivité de l’instant, à ce qui va se transformer et me transformer aussi, me surprendre. La création, c’est avant tout la surprise.

Votre rapport à l’écriture, votre remise en cause des schémas préétablis, semblent receler un humour assez dévastateur, à l’instar de cette ironie qu’on se plaît à trouver dans la démarche de Gustav Mahler. Que vous évoque ce rapprochement ?

On me parle souvent, en effet, de l’ironie qui se dégage de mes œuvres. Ce n’est pas un acte délibéré de ma part. Concernant Mahler, que j’admire bien entendu énormément, j’avoue toutefois que sa musique me gêne un peu par son côté théâtral et dramatique. Je pencherais davantage vers Bruckner et son travail de masse – un travail, au reste, qui, sous des apparences simplistes, se révèle bien plus complexe.

Vous dites être gêné, toutes proportions gardées, par l’aspect théâtral et le dramatique de la musique de Mahler, mais la théâtralité semble pourtant être un aspect en effet essentiel de votre musique. Bosse, crâne rasé, nez crochu, ne serait-ce que par son titre, fait référence au théâtre…

Moins que le théâtre, c’est la physicalité de la musique qui m’intéresse. Un musicien est un être humain, un individu de chair et de sang. Le son n’est pas abstrait. Selon le musicien qui joue, la perception de l’œuvre sera affectée. Cela étant dit, sans être systématiquement le lieu d’un geste théâtral, j’ai constaté que la musique faisait presque toujours naître chez l’auditeur une image. Comme si nous avions besoin d’une fiction imagée de la chose. Même par le passé, chez les Romantiques par exemple, les symphonies ont eu des titres suggestifs. À l’inverse, une image peut me suggérer un geste musical – avec Imaginary travel (1996), j’ai ainsi travaillé autour de photos prises par Wim Wenders pendant le tournage de Paris, Texas (1984). J’ai d’ailleurs eu aussitôt la prudence de dire que je n’essayais nullement d’illustrer musicalement les clichés. On ne peut, à mon avis, illustrer une image qu’au prix d’une caricature extrême. Mais ces photos m’ont inspiré. Elles sont étonnantes, désertiques, brutes. La pièce est donc née, non pas des clichés eux-mêmes, mais du sentiment qu’ils ont éveillé.

Vous vous distinguez parmi les compositeurs d’aujourd’hui par votre ouverture sur les autres disciplines artistiques. Y trouvez-vous également des déclencheurs de l’écriture ?

Pas systématiquement. Mais il est essentiel pour moi de se nourrir d’autres pratiques, théâtre, cinéma, arts plastiques… Il faut rester à l’écoute des autres avant-gardes. Et pas seulement des avant-gardes, d’ailleurs. C’est fondamental.

Vous écrivez vous-même…

Je ne suis pas un écrivain. J’écris des textes – pour des lieder par exemple –, j’aime jouer avec les mots, mais je ne suis pas un écrivain.

Vous donnez le sentiment d’une personnalité un peu touche-à-tout… Pourquoi avoir choisi la musique ?

C’est mon univers. C’est pour moi une évidence depuis le début. C’est au moyen du son que je m’exprime. C’est aussi l’art qui m’apparaît comme le plus fort : celui où le « dire » n’est pas le plus évident. La peinture, même dans l’abstraction, représente. Le texte aussi, qui travaille sur la formulation. La musique, non. Je suis intéressé plus par le signifiant que par le signifié.

Mais revenons un instant sur votre rejet de toutes les habitudes : que pensez-vous de l’étiquette et du décorum des concerts ?

Je les remets constamment en question. Sous diverses formes, d’ailleurs, et d’abord au travers de mon écriture. C’est le cas de Bosse, crâne rasé, nez crochu. La commande spécifiait une œuvre longue, d’au moins une heure. En me lançant dans l’écriture, je ne savais pas exactement ce que je voulais faire. Plus tard s’est ajoutée la contrainte d’une pièce avec soliste, ce qui m’intéressait peu. Ma réaction, même si elle n’allait pas délibérément contre la contrainte, s’est dévoilée au cours de la composition. Tout d’abord, au sein de l’ensemble, j’ai eu envie de mettre en avant le piano. Puis j’ai ajouté les trois intermèdes à deux pianos. Ces intermèdes n’ont rien à voir avec le reste, tant par sa formation – l’orchestre se tait, le chef doit attendre que par son contenu. Cette pièce s’est ainsi déstructurée pour se structurer autrement. Mais mon travail sur les modes de représentation et d’appréhension de la musique, je le réalise surtout au Printemps des Arts de Monte-Carlo, dont je suis directeur artistique depuis maintenant presque dix ans. Ce festival est, en ce sens, un outil extraordinaire et j’y fais de nombreuses expériences. Comme par exemple ce que j’appelle « voyage surprise » : un concert sans programme pré-annoncé. Le public vient sans savoir à quoi s’attendre ni du contenu ni du lieu du concert. Et il s’y est engouffré, avec un plaisir étonnant, prouvant que le désir est bien là, de sortir de cette routine. Et, dans ce cadre, je mélange joyeusement Moyen Âge, classique et créations…

Pourquoi avoir pris ce poste de directeur artistique du Printemps des Arts de Monte-Carlo ?

D’abord, parce que c’est intéressant, bien sûr. Mais aussi parce que cela représente un revenu hors de l’enseignement, hors de la composition, qui me permet de ne pas dépendre de l’économie de la commande. C’est pour moi un confort considérable. Je peux m’offrir le luxe de passer plus de dix mois sur une seule partition… Et de refuser ou repousser d’autres travaux qui s’y ajouteraient nécessairement si je devais accepter des commandes pour vivre, ce que j’ai fait presque toute ma vie… Or le travail doit être prioritaire. Je ne veux pas de contraintes économiques. Certaines pièces nécessitent d’avoir du temps. Je suis ainsi un homme libre.

Comment « écrit-on » un programme de concert ? Comment articuler le métier de compositeur et celui de programmateur ?

Pour moi, c’est un travail d’écriture, au même titre que la composition. Du reste, le compositeur a longtemps été aussi programmateur : Haydn, Mozart, Beethoven, Schumann, Mahler, Schoenberg… C’est le XXe siècle qui a retiré la représentation musicale des mains des musiciens. Il faudrait que le compositeur reprenne cette prérogative essentielle. Le dernier de cette longue lignée de compositeurs/programmateurs est Pierre Boulez. À Monte-Carlo, j’ai toute latitude. Et ça marche. La créativité et l’inventivité que je mets dans la programmation de mon festival touche et convainc le public bien plus qu’une simple administration de la culture ne le ferait, pourtant je bouscule sérieusement les habitudes !

Dernière question, Marc Monnet, à quoi travaillez-vous en ce moment ?

Un trio avec électronique, ici à l’Ircam. J’y travaille depuis dix mois, ce qui me permet de beaucoup essayer… et de beaucoup jeter !

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas, programme du concert du 23 février 2012, Centre Georges Pompidou.
© Ircam-Centre Pompidou February 2012