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Femmes, entretien de Danielle Cohen-Levinas avec Florence Baschet.

Danielle Cohen-Levinas : Pourquoi avoir choisi de faire parler la langue hébreu et la langue arabe à travers deux femmes, autrement dit, au travers d’une représentation féminine de l’humain ?

Florence Baschet : Je pense qu’il est important qu’un tel sujet en langue hébraique et en langue arabe soit porté par des femmes car elles ont toujours eu à mes yeux la potentialité d’exprimer la voix latente et de participer aux origines d’un monde nouveau. Les femmes de 1789, celles de 1917, les Siciliennes qui dénoncèrent les premières l’omertà, les femmes d’Alger et celles de la place de Mai...
Pour moi, cette pièce est donc une histoire de terre, de deux langues distinctes mais aussi une histoire de femmes.

D. C.-L. : Est-ce précisément la notion de féminité qui unit ces deux langues et ces deux cultures ?

F. B. : Une partie du répertoire musical traditionnel se transmet de génération en génération par les femmes, au rythme des activités familiales, des fêtes et des rites. Là-bas, déjà gamine, on chante dans la cour de sa grand-mère ce qui constitue l’identité et la mémoire musicales de sa langue, l’histoire de son peuple et de sa terre natale. Il me semble donc naturel que ce soient des femmes qui chantent les poèmes de Darwich en arabe et de Laor en hébreu.

D. C.-L. : Avez-vous souhaité conserver l’hétérogénéité syntaxique de la confrontation de ces deux langues ou êtes-vous plutôt partie d’une idée d’homogénéité voire de fusion ?

F. B. : Les premiers sons prononcés par les deux femmes au début de la pièce sont des phonèmes communs aux deux langues, phonèmes qui constituent les racines des langues dites chamito-sémitiques. Ce sont des consonnes percussives, des syllabes pleines de bruit, des bribes de mot bégayés comme une langue consonantique qui balbutie. A partir de ce matériau linguistique se forment des prénoms, des noms topographiques puis des fragments de psaumes et de sourates, enfin les poèmes de Darwich en arabe et de Laor en hébreu..

Les femmes se retrouvent alors séparées par ce qui devrait les unir, le langage. Et chacune d’entre elles construit autour de sa langue un bloc musical distinct avec ses propres caractéristiques syntaxiques spécifiques. Le langage musical s'entend séparé dans des sphères autonomes dont chaque ligne vocale est pourtant déclarée souveraine parce qu'elle détient le texte.
Au bout de ce cheminement individuel qui confronte les langues sur leurs disparités et ressemblances syntaxiques, les femmes se retrouvent sur quelques syllabes isolées et communes qui ensemble, forment des mots et permet aux 2 voix de permuter ainsi leur langue respective.

D. C.-L. : Pour écrire avec le support de ces deux langues, est-ce la sonorité qui vous a guidé, la structure, la ligne mélodique ou encore la métrique propre à chacune de ces langues ?

F. B. : En commençant à travailler sur le projet de Femmes, je ne connaissais ni l’arabe, ni l’hébreu. J’ai passé beaucoup de temps en bibliothèque et en librairie à lire et à me faire réciter dans leur langue respective les poèmes de Darwich et de Laor. C’est par l’écoute que je me suis immergée dans ces mondes sonores et ce fut pour moi une expérience musicale unique.
J’ai immédiatement senti auprès de mes lecteurs la très haute exigence d’une accentuation juste, question polémique en herméneutique et fondamentale en sémiotique. C’est cette préoccupation première qui m’a guidé pour chaque ligne vocale. De là, j’en ai déduis la ligne mélodique et retranscris la métrique. Enfin, je voulais pour interpréter cette pièce des voix qui puissent chanter dans leur langue maternelle.

D. C.-L. : Votre lien avec la culture musicale de l’Orient provient-il du fait que l’Occident aurait selon vous épuisé des formes de contenu issues de la tradition musicale savante ? Serait-il ainsi nécessaire de se tourner vers l’Orient pour y puiser un réservoir d’idées et de formes que vous ne trouvez plus en occident ?

F. B. : Je ne pense pas qu’il faille généraliser à partir d’un projet spécifique comme Femmes, le désir d’aller chercher outre Occident des solutions musicales aux problèmes compositionnels de ma génération. L’idée musicale de cette pièce m’a envahie pendant plusieurs années, et c’est spécifiquement à partir de ce projet, pour le faire exister dans toute sa cohérence et son intégrité, que je me suis plongée dans la culture musicale de l’Orient.

Pour cette pièce, je voulais deux voix issues du Proche-Orient, habituées depuis leur enfance à des techniques vocales spécifiques qui sont intimement liées à l’énonciation musicalisée de l’arabe et de l’hébreu et que je tenais à retranscrire musicalement comme certains cris, sons de gorge, figures mélismatiques, psalmodies, lamentations, tadrij et trille yodelé.
Cependant, la pièce est volontairement définie par une écriture musicale parfaitement contemporaine de tradition occidentale dont je suis issue et que je revendique.

La difficulté d’un tel projet était donc d’une part le choix des interprètes desquelles il est exigé une réelle compétence musicale habituée à la technicité de l’écrit de notre musique occidentale qui souvent s’oppose à la tradition orale du moyen orient. D’autre part l’intégration compositionnelle de certaines formes typiques du répertoire traditionnel comme par exemple la relation privilégiée, intime et monodique entre la voix et l'instrument accompagnateur, dans une forme instrumentale plus vaste et plus indépendante typique de notre répertoire occidental.

Ce travail compositionnel qui s’enrichit aux sources de cultures musicales diverses est très évidemment bénéfique en apport d’idées, de contenus et de formes. Il l’est d’autant plus s’il arrive à en maîtriser les contradictions apparentes des différentes influences et à effacer les étiquettes de ce qui relève de l’Orient ou de l’Occident pour créer un langage musical à part entière qui ne tend qu’à célébrer musicalement la beauté du poème.

D. C.-L. : Votre manière de composer a-t-elle été bouleversée par l’écriture de Femmes ?

F. B. : Oui, très probablement. Comme toute tentative d’écriture. Comme un désir aussi très urgent d’essayer de palper l’essentiel. Comme encore l’expérience d’autres prospectives en matière de forme, notamment le rapport entre ensemble instrumental et les voix. Enfin, comme peut l’être la rencontre avec d’autres pensées musicales que la mienne.

D. C.-L. : Avez-vous souhaité en composant votre œuvre exprimer ou adresser un message qui excède le strict musical ?

F. B. : Oui, par le choix même du sujet. Il est important pour moi que le poète comme le compositeur puisse investir son travail dans des problématiques auxquelles il est confronté parce qu’il en est le témoin direct. En cela, Femmes est une pièce engagée, dans la mesure où elle cherche à faire résonner les poèmes de Darwich et de Laor dans le chant de leur langue (hébreu/arabe), non pas comme instrument de propagande mais comme langage poétique qui tend à célébrer les noces entre liberté et paix.