Yan Maresz - Metallics

par Philippe Lalitte


Versions de l’œuvre

Configuration de la version en temps réel

La version originale fait appel au programme MAX sur la station NeXt de l’Ircam qui sert de base pour la gestion de tous les événements électroniques en temps réel : synthèse par filtres, traitements, sampling, spatialisation et déclenchement de sons direct-to-disk. À l’époque, l’Ircam avait mis au point deux outils permettant une plus grande interactivité entre l’instrument et l’ordinateur ; un micro-capteur situé dans l’embouchure de l’instrument, et qui, par une analyse très précise du signal d’entrée, permettait de faire un suivi de hauteur (pitch tracking) et d’amplitude (envelope follower), ainsi qu’un petit déclencheur situé sur l’instrument, actionné par le pouce de l’interprète, qui servait à déclencher les sons direct-to-disk. Dans la version Max MSP (2001), le son de la trompette est capté par un microphone sur pied. Le signal est envoyé aux quatre haut-parleurs et à la carte d’entrée de l’ordinateur. Il est traité en temps réel par le logiciel pour produire divers effets (réverbération, delay, filtres, harmoniseurs, chorus, spatialisateur, etc.), puis renvoyé vers les quatre haut-parleurs. Afin d’obtenir la meilleure précision possible dans l’interaction entre le jeu direct et l’électronique, le compositeur préconise que le trompettiste déclenche lui-même les traitements en temps réel en utilisant une pédale MIDI en suivant les indications de la partition et en s’aidant de la clicktrack (diffusée par le casque). Si cette option n’est pas possible, les événements MIDI peuvent être déclenchés par un fichier MIDI chargé dans le patch Max.

Configuration de la version « temps réel »

Configuration de la version avec bande 4 pistes

Il existe une version pour bande dans laquelle la plus grande partie des sons électroniques provenant du traitement en temps réel a été récupérée, mais où les traitements spécifiquement interactifs (comme la spatialisation de la trompette ainsi que tous les procédés de filtrage) sont absents. Toutefois, une simulation des réponses de ces différentes sourdines a été effectuée à l’aide d’échantillons de trompette.

Configuration de la version « bande »

Remarque

Les exemples sonores de cette analyse proviennent de l’enregistrement du concert du 26 juin 1995 à l’Ircam (version temps réel, Laurent Bômont : trompette, Xavier Chabot : RIM), des archives sonores de l’Ircam et des archives personnelles du compositeur. Les références aux mesures proviennent de la version pour bande.

Recherche sur les sourdines

Points de départ

Le projet compositionnel de Metallics repose sur la modélisation informatique des sourdines de trompette. Les travaux de René Caussé et Benny Sluchin[^causse] sur les sourdines des cuivres ont posé les bases du paradigme compositionnel : comment simuler, à l’aide de l’électronique, les caractéristiques spectrales des sourdines ?

Selon René Caussé et Benny Sluchin : « Les sourdines, agissant au niveau du pavillon, modifient les conditions de réflexion et de transmission des ondes acoustiques. Cela se traduit par une modification de l’amplitude et de la fréquence des extrema de la courbe d’impédance d’entrée de l’instrument et, en sortie, par un filtrage fréquentiel différent (certaines composantes seront affaiblies, d’autres renforcées dans le spectre). La distribution temporelle des composantes diffère également lors des attaques des notes (transitoires) et crée une modification du rayonnement dans l’espace, les composantes n’ayant pas le même « poids » dans toutes les directions de l’espace [^causse]. »

Partant de cette constatation – les sourdines agissent par un filtrage fréquentiel et par une modification du rayonnement spatial – Yan Maresz a développé des bancs de filtres capables de produire les mêmes effets. Le dispositif de filtrage en temps réel est devenu alors l’intercesseur d’un jeu entre image sonore réelle et ombre synthétique. Si les données acoustiques des sourdines de cuivres ont pu être appliquées à l’écriture orchestrale (par exemple dans Modulations ou Transitoires de Grisey), Metallics représente la première tentative de modélisation d’un filtrage de sourdines en temps réel.

Les sourdines permettent une large palette expressive. Au même titre que certains timbres instrumentaux ou que les typologies vocales de l’opéra, les sourdines constituent des images sonores archétypales : chaque sourdine possède une sonorité typique facilement identifiable et, par là même, suggère à l’auditeur l’évocation d’un monde sonore et d’un imaginaire particuliers. Yan Maresz s’est servi de ces archétypes comme des éléments porteurs de forme. Ainsi, la trompette open (sans sourdine) véhicule une image de puissance, d’héroïsme ou même de bellicisme (comme celle qu’évoquent, chez Verdi, les trompettes d’Aïda). Tout à l’opposé, la sourdine cup, délivre une sonorité veloutée, lyrique, proche de la clarinette, qui engendre un monde sonore plus introverti. La sourdine straight, la plus employée au XXe siècle, évoque la virtuosité, la brillance. Elle possède un caractère percussif et mordant. La sourdine harmon possède un double visage. Lorsqu’elle est munie du tube (wawa), elle évoque un monde ludique, clownesque, comme dans les musiques d’accompagnement des dessins animés. Sans le tube, sa sonorité est à la fois chaleureuse et distordue. On l’associe immédiatement au jazz. La sourdine whisper (sourdine de travail), distille le calme, l’intimité mais aussi le mystère, l’ambiguïté car elle « déréalise » l’instrument (c’est celle dont le filtrage fréquentiel est le plus important). Le compositeur va donc mettre à profit cette typologie de sonorités archétypales afin d’établir une forme dont chaque section reflète un univers spécifique. Ces images sonores fortement individualisées favorisent la mémorisation de la structure et permettent également de créer des relations sémantiques entre les différentes sections.

Une idée directrice qui organise la forme : le classement des sourdines suivant leur inharmonicité

La forme de la pièce, telle qu’elle était prévue dans le projet initial, consistait en cinq sections, quatre d’entre-elles étant déterminées par l’emploi d’une sourdine particulière. Quatre transitions, jouées open, devaient les séparer. Dans le schéma ci-dessous, la section Straight et sa transition sont notées en pointillés car, bien qu’étant prévues dans le projet initial, elles n’existent, dans la version actuelle (et certainement définitive), que par la présence d’un son échantillonné qui sert de lien entre la deuxième transition et la section Harmon.

Schéma formel du projet initial de Metallics

Cependant, la forme de Metallics ne se réduit pas à une simple succession de moments ou de climats. Le compositeur a surajouté à cette forme en cinq sections une directionnalité en relation avec des données provenant de l’analyse des sourdines. Comme le précise le compositeur : « Une fois tout ce matériau mis à jour, j’ai tenté de l’organiser dans une forme qui fasse sens, en évitant la tentation gratuitement bruitiste et événementielle : le matériau s’inscrivait progressivement dans la forme, en découlant de l’organisation temporelle des données acoustiques obtenues par l’analyse et le classement des timbres, selon une hiérarchie allant du plus pur au plus bruité[^heuze] ». Une analyse formantique a permis de connaître le degré d’inharmonicité produit par chaque type de sourdine. L’analyse s’est déroulée en trois phases à partir d’un la2 tenu forte :

  • analyse FFT dans AudioSculpt afin de dégager la série harmonique
  • analyse IANA (réduction du spectre par l’algorithme de Terhardt) afin de déterminer les composants acoustiquement pertinents pour resynthétiser un timbre
  • analyse LPC (Linear Production Coding) sur DEC pour obtenir les formants (le compositeur n’a retenu que les seize premiers)

Voici, à titre d’exemple, les trois analyses de la sourdine cup :

Analyses de la sourdine cup (FFT, IANA, LPC)

L’ordre d’apparition des sourdines dans la pièce a été obtenu en comparant les taux de distorsion spectrale des différentes sourdines par rapport au spectre de la trompette open :

  • Cup = 0,390
  • Straight = 0,623
  • Harmon = 1,211
  • Whisper = 1,291

Comme il a été mentionné plus haut, les analyses n’ont été effectuées qu’à partir d’un son tenu forte. Mais les taux sont très similaires quelle que soit l’intensité, sauf pour la sourdine whisper qui a la particularité d’être la plus bruitée à forte intensité et la moins bruitée à faible intensité. Yan Maresz a choisi, pour des raisons esthétiques, de placer cette sourdine dans la section finale bien que la partie de trompette y soit le plus souvent jouée piano.

La forme de l’œuvre reprend donc le classement des sourdines par rapport au taux de distorsion spectrale. Entre chacune des cinq sections, s’intercalent quatre transitions de trompette, jouées open, qui suivent le même parcours vers le bruit mais par le biais de modes de jeu de plus en plus bruités : doigts alternés, flatterzunge, valve trills, pops, slaps… Le brouillage est d’ailleurs renforcé par les filtrages en temps réel qui s’effectuent uniquement pendant ces transitions. En outre, ces transitions se distinguent par un ambitus plus large que celui des sections. Celles-ci jouent donc un rôle important dans la perception de la forme puisqu’elles opèrent soit des anticipations (filtrage cup + harmon de la première transition), soit des rappels (la dernière transition reprend à rebours les cinq filtrages : whisper/harmon/straight/cup/open).

Le processus formel est renforcé par une sorte de crossfade structurel entre les traitements en temps réel (filtrage, synthèse par filtres, harmoniseur, filtres résonants, delays, etc.) et les sons direct-to-disk. Jusqu’à la section Harmon, les traitements en temps réel sont omniprésents alors que les échantillons ont un rôle moins crucial. Souvent de courte durée, ces derniers servent à renforcer un effet. À partir de la section Harmon, les sons direct-to-disk gagnent en complexité et en durée pour finalement éliminer tout traitement en temps réel lors de la section Whisper.

Ainsi, l’œuvre fixe sa destinée à travers un parcours qui explore les sonorités de la trompette, des plus claires aux plus bruitées. Yan Maresz a exploité, grâce à la puissance d’analyse de et de synthèse de l’outil informatique, la possibilité « de plonger à l’intérieur de l’instrument[^heuze] ». Métaphoriquement, Metallics réalise une sorte de voyage sensoriel à l’intérieur du tube de la trompette. Remontant du pavillon à l’embouchure, de la projection à la source, l’oreille de l’auditeur explore le son jusqu’à ses retranchements les plus extrêmes, jusqu’aux composantes les plus bruitées : slaps des lèvres, bruit des valves, etc.

Virtuosité instrumentale

Yan Maresz utilise à plein les possibilités de l’instrument, aussi bien en ce qui concerne la vélocité, l’exploration de registres peu inusités, que les modes de jeu. La première transition (mes. 31 à 51), avec ses traits virtuoses et ses notes répétées, est ainsi particulièrement périlleuse pour l’instrumentiste. D’une manière générale, l’ambitus des transitions (qui ont la caractéristique d’être interprétées sans sourdine) est plus large que celui des sections (entre 28 et 30 demi-tons). Au contraire, les sections Cup et Whisper se distinguent par un ambitus plus réduit (respectivement 24 et 19 demi-tons) qui renforce le caractère doux et intimiste de ces sourdines. La fin de la quatrième transition constitue un des passages les plus étonnants de l’œuvre dans lequel l’instrumentiste joue, uniquement avec la pression des lèvres, une longue phrase en sons pédales.

© Editions Durand / Universal Music Publishing Classical

Sons pédales

On trouve, dans Metallics, une dizaine de modes de jeu répartis majoritairement dans les transitions. Seule la première transition, qui mène à la section Cup, ne repose sur aucun mode de jeu particulier. On peut classer ces modes de jeu en deux catégories : ceux qui agissent principalement sur la hauteur du son et ceux qui agissent sur le timbre. Parmi les premiers, on trouve le trémolo ou le trille (parfois accompagnés d’accélérations ou de ralentissements), le trille de valves (une même note jouée sur deux positions procure des variations microtonales), le glissando simple, et le rip, sorte de glissando ascendant rapide sur la série harmonique qui produit l’effet d’un jet de son (par exemple mes. 53). Parmi les modes de jeu agissant sur le timbre, sont employés le flatterzunge (sorte de trille obtenu par un roulement de langue rapide) qui peut être superposé à un trille de valves (mes. 98-99), le doodle tonging (coups de langue rapides qui produisent une articulation ternaire à l’intérieur d’un son tenu), le demi-valve, obtenu avec le piston à moitié enfoncé qui produit un son riche en harmoniques, l’effet wawa produit en actionnant le tube de façon à ouvrir (o) ou fermer (+) plus ou moins progressivement le pavillon, le slap (son grave à hauteur indéterminée, souvent précédé d’un jet d’air) et le pops (claquement de lèvres à hauteur déterminée).

Ces modes de jeu sont répartis en fonction des affinités de timbre avec les filtrages. Ainsi, la transition 2 est dédiée aux doigtés alternés. Trilles de valves et flatterzunge se succèdent pour former un accord tenu par les filtres résonants et coloré par les interpolations entre les filtrages cup et harmon. Le recours à la sourdine harmon avec ou sans le tube délimite les trois sous-sections qui la divisent : A (mes. 114-126) sourdine avec tube (wawa), B (mes. 127-140) harmon sans tube et C (mes. 141-156) sourdine avec tube. Lors des sous-sections A et C, la partie instrumentale joue à plein le jeu de l’effet wawa (ouvert/fermé), sur des valeurs brèves comme sur des valeurs longues contrepointés par des sons direct-to disk. La sous-section B, semble un lointain souvenir de la fin de la première partie. Traits et trilles de trompette, excitation des filtres, delays, rotations rapides suggèrent un sentiment de vitesse et d’urgence.

La transition 4 fait émerger, au travers de quelques bribes de phrases, au son détimbré et lointain, les modes de jeu bruités et percussifs : air, trilles de valves sur le souffle, pops, slaps. Une atmosphère de mort et de désolation se répand à travers un chaos organisé. La chute se poursuit dans un quasi glissando en sons pédales (growl). La transition se termine dans un dernier souffle, morendo, prolongé par une longue réverbération.

Virtuosité de l’électronique

Le recours à l’électronique permet de surpasser les limites techniques de l’instrument et d’insuffler une « sur-virtuosité ». Maresz explique que : « L’une des grandes découvertes, lorsqu’on commence à travailler avec la lutherie électronique, réside dans cette possibilité d’approcher les limites de l’instrument et de se permettre de les dépasser[^heuze]. » L’électronique est à même de réaliser des tours de force irréalisables, même par l’instrumentiste le plus chevronné : augmenter démesurément la durée d’un son, accroître la vitesse d’un trait, outrepasser l’étendue de l’instrument, délocaliser le geste instrumental à l’aide de la spatialisation, et surtout générer une auto-polyphonie.

L’électronique rend possible cette dernière possibilité de deux façons, soit par les traitements en temps réel (delay, réverbération infinie, sampling, harmoniseur), soit par l’adjonction de sons direct-to-disk. Nous nous intéresserons plutôt aux traitements en temps réels qui offrent la possibilité d’une polyphonie virtuelle.

Le delay (retard) est un décalage temporel introduit sur le signal d’entrée. Suivant le taux de retard incrémenté (pouvant aller de quelques millisecondes à quelques secondes), l’effet sur le signal de sortie est soit une modification de timbre (delay très court, inférieur à 100 ms.), soit une modification temporelle. Le paramètre de feedback permet de réinjecter le signal de sortie vers le signal d’entrée et de multiplier ainsi les répétitions. Celles-ci sont contrôlées par un gain d’atténuation. Dans Metallics, le delay produit deux effets types qui alternent tout au long de la partition : des répétitions rapides d’une même note brève (indiquées sur la partition « bounce 8 ») et des sons entretenus à partir d’une valeur longue (dénommés « 4 delays with feedback »). Ces deux effets servent donc à épaissir la texture.

Au début de la section Cup, l’effet d’entretien est particulièrement intéressant, aussi bien sur le plan temporel qu’harmonique. Appliqué à des valeurs longues ornées de trilles à vitesse variable, le delay crée l’impression d’une nappe sonore irisée de multiples résonances. De plus, il est couplé aux filtres qui produisent une séquence harmonique transposée deux octaves plus bas.

© Editions Durand / Universal Music Publishing Classical

L’événement 31 déclenche ce delay en spécifiant quatre valeurs de retard (800 ms., 900 ms., 500 ms., 700 ms.) et une valeur de feedback (120) qui réinjecte le signal vers l’entrée de façon à prolonger le son.

La réverbération infinie prolonge, dans le même registre, certaines notes sans décroissance de dynamique afin de former un agrégat étagé. Ce traitement est employé à deux reprises : mes. 50 et mes. 117. Dans les deux occurrences, la réverbération infinie est couplée à des filtres résonants :

© Editions Durand / Universal Music Publishing Classical

Le sampling consiste à échantillonner une note pour lui affecter un traitement en temps réel. Il en est fait usage aux mes. 32 et 138. On peut entendre ainsi, à la fin de la section Open (mes. 32), un fa3 échantillonné, qui subit une dilatation temporelle puis un glissando descendant :

© Editions Durand / Universal Music Publishing Classical

L’harmoniseur effectue des opérations de translation sur la fréquence du signal d’entrée. Il permet donc de transposer un son, vers l’aigu ou le grave, sans modifier sa durée. Si le taux de transposition est de quelques degrés, le timbre n’est pas altéré, mais au-delà le son est déformé, et prend un timbre caractéristique. On peut affecter un delay à chaque transposition pour obtenir un effet d’arpège. Un exemple d’utilisation de l’harmoniseur se trouve à la fin de la section Cup (mes. 89-91), où le trompettiste joue un si3 en valeurs brèves. Lors de l’événement 43 (mes. 89), les valeurs de transposition sont respectivement de 10 cents, -300 cents, -1000 cents, -1300 cents. L’effet produit est un accord plaqué constitué des notes la #2, do #3, sol #3 et si3.

L’événement 44 (mes. 89) illustre le rôle que peut jouer l’affectation d’un feedback à l’harmoniseur en produisant des transpositions en chaîne par réinjection des valeurs vers le signal d’entrée. Un délai de 500 ms. est d’abord affecté à l’harmoniseur, l’accord joué par l’électronique est donc plaqué un demi-temps après la note jouée (noire = 60). Après un second délai de 2000 ms, une transposition (-200, -708, -897, -1289) est appliquée avec un feedback (fb 50) qui entraîne un glissement vers le grave pour chaque note de la phrase mélodique après un court délai de 50 ms.

© Editions Durand / Universal Music Publishing Classical

La question de l’identité

La question de l’identité entre l’instrument réel et son ombre synthétique est au cœur de la musique électronique et particulièrement de la technologie du temps réel. Metallics tire partie de l’ambiguïté d’identité entre son acoustique et son électronique grâce à la simulation par des bancs de filtres des caractéristiques spectrales des sourdines. Yan Maresz fait judicieusement intervenir les « formants » électroniques de sourdines avant ou après les sections jouées avec les sourdines réelles. Il en découle un jeu d’anticipation ou de rappel entre l’ombre électronique et l’instrument.

Le rôle du filtrage, dans Metallics, est crucial puisqu’il conditionne tout le projet de la pièce : recréer l’image acoustique des sourdines. C’est aux deux bancs (A et B) de seize filtres qu’est dévolue cette tâche. Ceux-ci sont réglés en fonction des analyses formantiques de la phase initiale du projet. Rappelons que seules les transitions, dans lesquelles l’instrumentiste n’a pas recours aux sourdines acoustiques, ont recours au filtrage.

À titre d’exemple, observons le processus de filtrage de la transition 2 (mes. 100-112) qui mène de la section Cup à la section Straight. Le filtrage se déroule en trois phases : 1) filtrage cup (mes. 100-104), 2) interpolation de cup vers harmon (mes. 104-105), 3) filtrage harmon (106-112).

Processus de filtrage entre les sections Cup et Straight

L’interpolation entre les seize formants cup et les seize formants harmon a été calculée à l’aide du programme Patchwork :

Interpolations entre les formants cup et harmon (en Hz). Les colonnes donnent les valeurs pour chacun des 16 filtres. À titre d’exemple, les valeurs du premier filtre décroissent de 535 Hz jusqu’à 384 Hz.

Des filtres résonants appliqués aux notes principales s’ajoutent au delay et au filtrage. Après être passé par une réverbération, le signal est ensuite dirigé vers le module qui gère les filtres résonants puis vers le module de chorus stéréo qui colore l’accord de résonance en lui appliquant un vibrato (speed 0.4, depth 42). Les cinq fréquences choisies pour résonner sont les suivantes : 174/175 Hz (fa2), 311 Hz (mi b3), 587 Hz (ré4), 740 Hz (fa #4), 68/69/70 Hz (do #1). Cet accord est ensuite transposé à trois reprises. Ainsi quatre accords-timbres sont formés pendant cette transition :

Harmonie produite par les filtres résonants

© Editions Durand / Universal Music Publishing Classical

Transition 2 entre les sections Cup et Straight

Les bancs de filtres servent également à la synthèse en temps réel. La constitution des harmonies produites est directement issue des analyses formantiques. Par conséquent, ces harmonies reflètent l’image sonore des sourdines.

Harmonies obtenues à l’aide de la synthèse par filtres

Lors de la section initiale, ces cinq accords-timbre sont déclenchés à partir d’un la3 par le trompettiste. Les deux bancs de filtres sont couplés à des échantillons qui renforcent l’effet de la synthèse par filtres. Ils servent à présenter les cinq images acoustiques de base : open (mes. 7), cup (mes. 10), straight (mes. 13), harmon (mes. 19) et whisper (mes. 23).

© Editions Durand / Universal Music Publishing Classical

Section Open (mes. 7-15) utilisant la synthèse par filtres

L’hybridation

L’exploration des ressources sonores de la trompette s’effectue, comme nous l’avons vu précédemment, à travers les modes de jeu et les traitements en temps réel. Cependant, le compositeur a poussé plus loin cette exploration en imaginant des sonorités « sur-naturelles ». On en trouve les traces dans les croisements et les hybridations entre divers métaux, effectués pour la fabrication des sons direct-to disk tels le mixage d’une attaque de trompette et d’une cymbale crash ou l’interpolation d’un tam-tam vers un crotale. Dix-neuf sons au format SDII (Sound Designer), stockés sur disque dur, sont prêts à être déclenchés par le programme MAX.

Pour la plupart, ces échantillons proviennent de sons de trompette enregistrés avec ou sans sourdine, avec ou sans modes de jeu. D’autres instruments ont été mis à profit pour des raisons de tessiture, comme le tuba, ou de timbre, comme la cymbale. Presque tous les sons ont subi des traitements semblables à ceux utilisés en temps réel : réverbération, delay, harmoniseur, filtrage. Des traitements spécifiques ont permis d’élargir démesurément la tessiture ou de dilater dans le temps certains gestes instrumentaux, de filtrer certaines fréquences et d’extraire la partie bruitée du son. De nombreux échantillons sont en réalité issus de montages à partir de plusieurs sons afin de créer des textures complexes (logiciels Studio Vision, Sample Cell et ProTools). Voici quelques exemples de traitements effectués sur les échantillons :

Exemples de sons hybridés

  • Tam-tam interpolé vers un son de crotale :
  • Cymbale jouée à l’archet dilatée avec le programme SVP :
  • Tuba avec sourdine wawa bruité avec le programme additive :
  • Clochettes dilatées :
  • Mixage d’une attaque de trompette et d’une cymbale crash :
  • Mixage de plusieurs rips de trompette (glissandi sur les harmoniques) et dilatation :

La section finale ne comporte aucun traitement en temps réel, sauf la réverbération. Un unique échantillon soutient le jeu de trompette en se prolongeant jusqu’à la fin de la pièce. Sa durée (quasi une minute), sa richesse, sa complexité et sa place lui confèrent un statut particulier d’élément à la fois récapitulatif et conclusif. C’est un montage de plusieurs sons constitué, au début, d’un mib4 répété et prolongé qui évoque le début de la pièce, puis de slaps de tuba et de trompette, de bruits d’air, d’effet wawa bruités qui renvoient à la section Harmon.

© Editions Durand / Universal Music Publishing Classical

Section Whisper où le soliste n’est soutenu que par un seul échantillon

Postérité du projet esthétique

Le projet de Metallics repose sur un travail préalable de recherches sur les propriétés acoustiques des sourdines et sur leur modélisation informatique par des bancs de filtres. Ce travail, tout en supportant une formalisation complexe de l’écriture, a également été mis à profit pour articuler la pièce en cinq sections. Ainsi, la forme de l’œuvre et les processus internes à chaque section dépendent directement du classement des sourdines en fonction de leur taux de distorsion spectral. Chaque section représentant un archétype sonore spécifique, la réception de la pièce en tire immédiatement un bénéfice en termes d’identification et de mémorisation du matériau. Par ailleurs, le choix du temps réel a permis de développer un environnement électronique capable à la fois de suggérer les images acoustiques des sourdines et d’élargir les possibilités de l’instrument tant sur le plan de la virtuosité que de la polyphonie.

Metallicsreprésente une expérience fondatrice pour Yan Maresz. Les recherches et les technologies mises en jeu ont eu une influence durable sur son écriture instrumentale et sur son utilisation ultérieure de l’électronique. De nombreuses œuvres en témoignent comme Entrelacs pour 6 instruments (1998), Zigzag études pour orchestre (1998) ou Eclipse pour clarinette et 14 instruments (1999), Sul Segno pour harpe, guitare, cymbalum, contrebasse et dispositif électronique (2004) ou Metal Extensions pour trompette et ensemble instrumental (2001). Ainsi,Sul Segnoconstitue le prolongement de recherches réalisées à l’Ircam à l’occasion d’une commande pour un spectacle chorégraphique de François Raffinot intitulé Al Segno (2000). A l’instar deMetallics, le compositeur manipule des images sonores archétypales et élargit les ressources des instruments solistes au moyen de la synthèse par modèle de résonance. Mais, la postérité deMetallicss’exerce d’une façon encore plus marquée dans Metal Extensions pour trompette et ensemble instrumental (2001) qui partage le même matériau que celui de la pièce pour trompette solo. DansMetal Extensions, le compositeur a relevé cette véritable gageure de trouver des équivalences orchestrales aux filtrages, mais aussi aux autres traitements comme ledelay, l’harmoniseur, la réverbération infinie ou lechorus. À l’heure actuelle, Maresz poursuit son activité de recherche en collaboration avec des chercheurs de l’Ircam, notamment sur la problématique de l’orchestration, un aspect de la composition qui n’a jamais fait l’objet de recherches systématiques.

Ressources documentaires

Bibliographie

  • CAUSSÉ, Réné, SLUCHIN, Benny, Sourdines des cuivres, Paris : Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1991.

  • HEUZÉ, Bruno, « Yan Maresz, Portrait », Résonance, Ircam/Centre Georges Pompidou, n° 14, septembre 1998.

Discographie

  • Yan MARESZ, Metallics; Eclipse ; Entrelacs ; Sul segno ; Metal Extensions, Ensemble intercontemporain, direction : Jonathan Nott, Ircam/Centre Georges Pompidou/Accord, 2005.

Références spécifiques

  • Logiciels MAX MSP, Patchwork, Additive, SVP.

  • Site personnel du compositeur www.yanmaresz.com

  • Enregistrement de Metallics en concert le 26 juin 1995 à l’Ircam (Laurent Bômont, trompette) medias.ircam.fr

[^causse]: CAUSSÉ, Réné, SLUCHIN, Benny, Sourdines des cuivres, Paris : Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1991.
[^heuze]: Yan Maresz, cité par Bruno Heuzé, dans HEUZÉ, Bruno, « Yan Maresz, Portrait », Résonance, Ircam/Centre Georges Pompidou, n° 14, septembre 1998, page 16.