Fausto Romitelli - EnTrance

par Alessandro OltoLaurent Pottier


Introduction

Résumé

Fausto Romitelli est un compositeur à part de sa génération, qui a su développer un langage musical sophistiqué d’inspiration spectrale, intégrant le son et l’énergie des musiques populaires (rock, rock progressif) aux possibilités expressives et timbrales des instruments électriques et des techniques de synthèse sonore. Réalisée à l’Ircam en 1995, EnTrance est écrite pour soprano, ensemble et électronique et a été créée le 26 janvier 1996 à l’Espace de projection de l’Ircam par Françoise Kubler et l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Ed Spanjaard. Dans cette analyse, nous souhaitons mettre en évidence le modus operandi de Fausto Romitelli en nous appuyant notamment sur l’étude des avant-textes (croquis, esquisses de composition) et des patchs informatiques utilisés pour la synthèse sonore ou comme aide à la composition. Ce travail a été réalisé à partir de sources hétérogènes conservées à la Fondazione Giorgio Cini - Istituto per la musica de Venise [Arch. Fondation Cini], dans les archives Ricordi de Milan, de l’Ircam [Arch. Ircam] et de Laurent Pottier [Arch. Pottier], le Réalisateur en Informatique Musical (RIM) qui avait travaillé avec le compositeur pour la partie électronique de cette œuvre.

Contexte

Dans les années 1980 et 1990, une partie des recherches effectuées à l’Ircam portait sur la Composition Assistée par Ordinateur (CAO). Divers langages de programmation et systèmes pour le contrôle de la synthèse sonore y ont été développés afin d’offrir aux compositeurs des outils et des environnements propices à l’expérimentation d’une nouvelle organologie, élargissant ainsi les frontières de l’écriture musicale.

Confronté au monde de la synthèse sonore numérique et à son contrôle informatique, Romitelli a développé une approche personnelle du timbre dans le cadre d’un débat qui dans ces années animait la scène musicale européenne [Boulez, 1987 ; Barrière, 1991]. Dans les œuvres qu’il a composées durant cette période (1990-1996), on observe une influence indéniable des théories spectrales, notamment celles de Tristan Murail, qui semblent créer un pont entre le spectralisme processuel théorisé par Gérard Grisey et le spectralisme fonctionnel [Orcalli, 2013]. Grâce aux nouvelles formes d’écriture et de représentation du son, ainsi qu’à l’opportunité offerte par l’informatique d’extraire par analyse les paramètres des phénomènes acoustiques, il est devenu possible aux compositeurs de traiter les spectres non seulement dans leur dimension qualitative, mais aussi selon une perspective paramétrique discrète. Romitelli a donc rassemblé des règles combinatoires, issues de ses études avec Franco Donatoni, et des techniques spectrales proposées par les compositeurs du collectif L’Itinéraire.

Romitelli a suivi le cursus de Composition et d’Informatique musicale de l’Ircam (1990-1991) lors duquel il a appris les bases de la programmation informatique et s’est intéressé à la création de sons de synthèse par ordinateur. Il a ensuite bénéficié d’une bourse pour collaborer, comme compositeur en recherche (1993-1995), avec l’équipe Représentations musicales de l’Ircam autour des utilisations du programme PatchWork. À cette occasion, il a formalisé – et mis en pratique dans la plupart de ses œuvres – une réflexion sur les rapports pouvant exister entre les outils utilisés par les linguistes et ceux des compositeurs. Cette collaboration a débouché en 1995 sur une commande de l’Ircam qui s’est concrétisée par une résidence dans les studios du centre pendant six mois – de juillet 1995 jusqu’à janvier 1996 – où il travailla avec Pottier pour la réalisation de la partie électronique de l’œuvre [Olto, 2017a ; Pottier, 2001].

Pendant ses séjours à l’Ircam, Romitelli a mis au point des outils logiciels qui lui ont permis de construire des espaces de timbre établissant des relations entre les divers agrégats et spectres:

À partir des paramètres fixés de l’un ou de l’autre type, le système construit un réseau de contraintes qu’il cherche à résoudre en produisant tous les objets compatibles (i.e. moments spectraux contenant les bons intervalles). Une interface PatchWork permet de diriger les solutions vers une représentation en notation musicale ou vers la génération de script de synthèse pour Csound.
[Romitelli, 1993, p. 46]

EnTrance est le résultat le plus significatif de ses recherches durant cette période.

Influence des musiques pop-rock

Romitelli est un des très rares compositeurs à avoir voulu et réussi le renouvellement du langage et celui des timbres, en s’inspirant notamment des expérimentations effectuées dans le domaine du rock, du rock progressif et de la techno.

Ce qui m’intéresse depuis toujours dans la musique rock, et aujourd’hui dans la techno, c’est le traitement de la matière sonore. Prenons par exemple le cas de Jimi Hendrix : son intérêt était uniquement dans le traitement de la matière, mais il était énorme. Dans sa musique, on entend une modulation de l’épaisseur, du grain, de l’espace du son qui était bien sûr intuitif mais néanmoins toujours très subtil, inventif, énergétique […] Mais mon intérêt pour le rock n’est qu’un versant d’un intérêt plus général pour la synthèse, la fusion instrumentale, et plus généralement l’idée de créer des sons très granuleux, très distordus, de faire naître un matériau musical tellurique, violent. J’ai ressenti depuis longtemps cette corrélation très forte entre le rock et les domaines d’intérêt du spectralisme.
[Romitelli, 2001b, p. 76]

Les instruments électroniques et notamment la guitare, avec tout son arsenal de dispositifs de traitements, permettent de produire des sons saturés, sur des bandes de fréquences extrêmement denses, qui par le biais de l’amplification produisent une énergie inouïe. L’informatique permet quant à elle de dompter, contrôler et maîtriser cette énergie pour expérimenter et intégrer ces sons nouveaux à la composition.

Si nous voulons éviter la sécheresse académique, nous devons réfléchir à trois cent soixante degrés sur l’univers qui nous entoure et intégrer dans l’écriture des sollicitations provenant de mondes sonores différents. En dehors tant de ‘l’avant-garde’ que des circuits commerciaux, il existe un univers de l’expérimentation musicale qui, depuis les années soixante jusqu’à nos jours, dans le domaine du rock ou de la techno, a essayé avec acharnement, mais sans dogmes, de nouvelles solutions sonores, réussissant parfois à conjuguer la recherche sur le son et sur la modulation du bruit et un grand impact perceptif. La révolution musicale des prochaines années ne viendra peut-être pas de la musique écrite et des compositeurs cultivés, mais de la foule anonyme des jeunes, qui possèdent aujourd’hui un ordinateur avec lequel ils échantillonnent et traitent des sons: justement parce qu’ils n’ont pas de prétentions artistiques, qu’ils développent un nouveau savoir artisanal, une nouvelle sensibilité et peut-être, demain, une nouvelle musique.
[Romitelli, 2001a, p. 133]

Aujourd’hui, une musique doit être violente et énigmatique, car elle ne peut que refléter la violence de l’aliénation massive et du processus de normalisation qui nous entoure.
[Romitelli, 2001b, p. 74]

Dans la plupart des œuvres de Romitelli, on trouve des mélanges de timbres, comportant les sons des instruments de l’orchestre et les sons des instruments électriques, électroniques, ainsi que des sons produits par synthèse. Il n’a par contre jamais été particulièrement intéressé par les sons concrets, sinon comme une matière à modeler, à la base de la synthèse.

Présentation de l’œuvre

Instrumentation

EnTrance est une œuvre mixte dans laquelle les différents instruments acoustiques de l’ensemble sont complétés par des appareils électroniques : un synthétiseur, un échantillonneur et des enregistrements numériques quadriphoniques réalisés en studio. La nature hétérogène de l’instrumentarium renvoie à l’idée même d’une “organologie étendue”.

  • Bois : flûte (dont flûte basse), hautbois (et cor anglais), clarinette en si b (et clarinette basse), basson
  • Harmonica (3,5 cm long modèle diatonique) joué par le bassoniste, le tromboniste et un corniste
  • Cuivres : deux cors, trompette en do, trombone
  • Cordes : deux violons, alto, violoncelle, contrebasse à cinq cordes
  • Chant : soprano
  • Percussions à hauteurs déterminées : vibraphone, marimba, glockenspiel, trois gongs
  • Percussions à hauteurs indéterminées : grosse caisse, tam tam, steelpan, deux congas, trois cymbales china, cymbale splash, petite cymbale ride
  • Piano
  • Électronique :
    Clavier 1 (joué par le pianiste) : synthétiseur Yamaha SY99 avec deuxpresets*.
    Clavier 2 : synthétiseur Yamaha KX88 contrôlant un échantillonneur Digidesign SampleCell avec cinqpresets*.
    Clavier 3 : synthétiseur Yamaha KX76 déclenchant la bande quadriphonique réalisée en studio, comportant onze segments, synchronisée pour le chef avec unclick-track* joué en MIDI par un synthétiseur Yamaha TX802.

Deux claviéristes sont en charge de la partie électronique de la pièce. Le premier joue les parties de piano et de synthétiseur, le second contrôle deux claviers-maîtres MIDI dont l’un sert à déclencher les sons contenus dans l’échantillonneur et l’autre sert à déclencher les fichiers-sons quadriphoniques stockés sur ordinateur. Les deux interprètes disposent de deux pédales, l’une pour contrôler le volume du son et l’autre pour le maintien du son alors que des molettes de pitch-bend permettent de réaliser des variations continues de hauteur.

Le support quadriphonique comporte onze segments et est synchronisé avec un click-track pour que le chef puisse assurer une parfaite synchronisation entre la partie électronique fixée et les parties jouées par les musiciens. Les instruments de l’orchestre sont sonorisés en façade en sorte d’assurer une meilleure fusion avec l’électronique alors que les fichiers-sons sont diffusés sur six haut-parleurs situés autour du public. La chanteuse est également sonorisée par le biais de deux micros, l’un servant à une amplification classique en façade, l’autre servant à traiter le son en lui ajoutant de la réverbération diffusée depuis l’arrière de la salle.

Figure 1. EnTrance, schéma du dispositif de câblage audio et MIDI [© Part. Ricordi, 1996].

Structure et Matériau

La composition suit une forme cyclique impliquant la répétition de trois états A, B et C :

  • A) Respiration lente et régulière, polarisation harmonique, registres instrumentaux gelés, fusion (situation homéostatique, immobile, suspendue), souffle.

  • B) Respiration accélérée, temps d’inspiration toujours plus bref, crescendo dynamique et agogique, croissance exponentielle de la densité et des volumes, accélération du rythme harmonique et de distorsion, accentuation des transitoires d’attaque au point de produire une perturbation et une distorsion dans la perception des hauteurs.

  • C) Articulation rapide et violente, fin du mouvement inspiration/expiration dans la voix, nouvelle polarisation et régularité extrême du rythme harmonique devenant presque hypnotique, aucune fusion des instruments mais un unique geste furieux.

Ces trois états sont décrits par Romitelli comme correspondant à des situations statique (A), en accélération (B), avec des articulations “rapides et violentes” (C) [Romitelli, 1996, p. 5].

Sections de type A

Les sections de type A sont divisées en deux sous-sections, la première, telle un prélude en forme de stase, s’articule autour d’un matériau harmonique restreint et des registres instrumentaux immobiles [Figure 2 / Média 1]. L’introduction de la partie électronique marque le début de la seconde sous-section dans laquelle s’amorce progressivement un processus de transformation du timbre sur des agrégats de hauteurs perceptivement très proches, ce qui prolonge la sensation d’immobilité [Figure 3 / Média 2].

Figure 2. EnTrance, m. 1-10 [© Part. Ricordi, 1996].

Média 1. EnTrance, m. 1-8 [© Arch. Ircam – Production].

Figure 3. EnTrance, m. 11-20, p.2 [© Part. Ricordi, 1996].

Média 2. EnTrance, m. 9-40 [© Arch. Ircam – Production].

Sections de type B

Dans les sections de type B, les phases d’inspiration, très courtes, sont suivies d’une forte articulation vocale, affirmée, qui déclenche des mouvements rapides dans l’ensemble instrumental, tels que des arpèges et des glissandi. Ces phases alternent avec d’autres où les sons individuels, sans transition d’attaque, fusionnent avec des dynamiques plus contenues. La dynamique globale se situe donc entre sforzato et pianissimo ; la densité des sons est élevée. Les agrégats harmoniques sont clairement différenciés et insérés dans un processus de compression temporelle. La distorsion est systématiquement utilisée, considérée à la fois d’un point de vue harmonique et comme synonyme de saturation (dans la partie électronique il y a en fait des sons transformés de guitare et de basse électriques) [Figure 4 / Média 3].

Figure 4. EnTrance, m. 91-100 [© Part. Ricordi, 1996].

Média 3. EnTrance, m. 40-108 [© Arch. Ircam – Production].

Sections de type C

Les articulations “rapides et violentes” mentionnées par Romitelli deviennent évidentes dans les sections de type C. La composante rythmique est mise en évidence au détriment de la densité sonore qui tend à se raréfier. Il n’y a plus de progressions harmoniques, les timbres des instruments individuels émergent clairement tandis que la voix répète de manière presque “compulsive” des cellules mélodiques. Face aux articulations rapides de l’ensemble, on entend des sons de synthèse complexes (partie enregistrée) et le son d’une guitare électrique saturée reproduit par l’échantillonneur. Le caractère violent des sections C est indiqué au moyen d’indications telles que “furioso”, “con estrema violenza”, “molto ritmato”, “martellato”, “sempre f”, “brutale” [Figure 5 / Média 4].

Figure 5. EnTrance, m. 131-140 [© Part. Ricordi, 1996].

Média 4. EnTrance, m. 114-163 [© Arch. Ircam – Production].

Forme globale

EnTrance comprend trois parties correspondant à autant de cycles respiratoires. Les trois états inhérents à ces cycles sont clairement reconnaissables dans les deux premières parties où la linéarité du processus A (A’+A”) → B → C est parfaitement perceptible. La linéarité du processus est en revanche brouillée dans la troisième partie en raison de l’introduction de nouvelles sections d’essence hybride (de type A/B) et de la fragmentation de la section de type C [Figure 6]. L’alternance entre ces deux types de sections est perturbante, du fait des changements brutaux qu’elle introduit. Et c’est dans ce cadre que les mots de Romitelli deviennent particulièrement significatifs :

On cherche en vain dans cette pièce l’élégance et l’harmonie des proportions, l’équilibre formel et les transformations graduelles et linéaires. En revanche, j’ai exhibé l’aspect obsessionnel et violent, répétitif et visionnaire, oscillant entre une extrême densité et une extrême raréfaction.
[Romitelli, 1996, p. 7]

La composition se termine par une coda avec une dynamique comprise entre p et ppppp lors de laquelle l’ensemble et les parties électroniques fusionnent totalement. Une séquence d’accords descend progressivement vers l’extrême grave, conduisant les deux dernières cordes de la contrebasse à être désaccordées, dans un processus qui conduit au silence à la mesure finale.

Figure 6. Structure de la pièce EnTrance montrant la répartition des parties électroniques que le compositeur a choisi de représenter par des lettres. Le minutage est issu de l’enregistrement réalisé lors de la création [Arch. Ircam – Production].

Texte

L’idée sous-jacente de l’œuvre, comme le suggère le titre, est un rituel dont le but est d’induire un état de transe. Le texte de référence pour la partie chantée est un mantra de quinze syllabes provenant de Bardo Thödöl (Le Livre des Morts Tibétains) “om a yu še sa ra ha ra ka ra re sva re hûm p’at” [Tucci, 1972, p. 217 ; Iglesias, 2003]. Dans les notes de programme, Romitelli explique clairement l’utilisation de ce mantra selon les différentes parties du l’œuvre : du point de vue phonologique, le passage d’une section de type A à une section de type C “correspond à une évolution non linéaire qui, d’une situation caractérisée par des voyelles diffuses, graves (les u, e, o italiens), associées à des consonnes nasalisées (m) et fricatives (s, š), amène à une situation dans laquelle apparaît une voyelle compacte (a), associée à des consonnes occlusives (k, p) et vibrantes (r)” [Romitelli, 1996, p. 5].

Le processus décrit par Romitelli est respecté dans la première et la troisième partie de l’œuvre. En revanche, dans la deuxième partie, la voix entonne des consonnes occlusives et vibrantes (syllabes ha ra ka re, etc.) dans la section de type A, répète le mantra dans son intégralité dans la section de type B et disparaît dans la section de type C [Figure 7].


Figure 7. Structuration du texte dans EnTrance. Le mantra est énoncé dans son intégralité dans les sections 2B et 3C.

La soprano chante tantôt en inspirant, tantôt en expirant tout en réalisant des mouvements de la tête de manière à envoyer le son dans différents microphones [Figure 8]. La voix lyrique “expirée” est simplement amplifiée et diffusée depuis la scène. La voix bruitée “inspirée” est dirigée vers les unités de réverbération et d’écho pour être projetée depuis le fond de la salle de concert. La voix est l’élément pivot et la force motrice de la composition, car son rythme respiratoire marque le rythme harmonique de la partie instrumentale, ainsi que les transformations en termes de densité et de volume.

Ce mouvement, inspiration-expiration de paroles sacrées monosyllabiques, son accélération et les rotations de la tête dont il s’accompagne, rappellent les rites de certaines musiques traditionnelles qui favorisent l’entrée en transe en s’appuyant aussi sur des facteurs d’ordre physiologique, telle l’hyper ventilation durant l’accélération de la respiration, autrement dit une oxygénation maximale du cerveau [Romitelli, 1996, p. 5].

Figure 8. EnTrance, soprano, m. 1-10 [© Part. Ricordi, 1996].

Description de la partie électronique

Clavier 1 – synthétiseur

Dans la version originale, le clavier 1 est un synthétiseur Yamaha SY99 comprenant deux presets:

  • Son de type “cordes filtrées”.

  • Même son transposé ¼ de ton plus haut.

Le musicien utilise la molette de pitch-bend, programmée sur deux demi-tons afin de produire des variations de hauteur continues. Il contrôle aussi les variations d’intensité indiquées sur la partition grâce à une pédale de volume alors que la pédale de sustain lui permet de maintenir le son sans avoir besoin de tenir les touches enfoncées [Figure 9].

Figure 9. EnTrance, clavier n°1 indiqué tast I, m. 1-7 [© Part. Ricordi, 1996].

Clavier 2 – échantillonneur

Le clavier 2 – un Yamaha KX88 – sert à piloter un échantillonneur qui dispose de cinq presets. Le pitch-bend doit être réglé sur sept demi-tons vers le bas et vers le haut:

  • Son de type “cordes filtrées” (une note unique do 5 = 84 en MIDI) [Média 5].

  • Même son transposé ¼ de ton plus haut.

  • Note de guitare électrique avec distorsion (échantillon sur la note mi 1, durée de 4 s) [Média 6].

  • Accord majeur de guitare électrique avec distorsion (échantillon : triades sur la note mi 1, durée de 4 s) [Média 7].

  • Son de piano (multi-échantillonné, deux nuances p et mf, huit hauteurs de la 0 à si 4).

Média 5. Cordes filtrées [© Arch. Pottier].

Média 6. Guitare électrique avec distorsion (note) [© Arch. Pottier].

Média 7. Guitare électrique avec distorsion (accord majeur) [© Arch. Pottier].

Les échantillons de cordes filtrées sont joués en boucle et peuvent donc être maintenus par l’instrumentiste suivant la durée indiquée dans la partition [Figure 10]. Les sons de guitare électrique sont joués sans boucle [Figure 11]. Diffusés à partir d’une sortie audio différente (gauche) de celle du son de piano (droite) les sons de corde et de guitare électrique sont agrémentés d’une réverbération assez marquée, réglée par l’ingénieur du son.


Figure 10. EnTrance, clavier n°2 indiqué tast II, m. 71 [© Part. Ricordi, 1996]. Diffusion d’un son de type cordes, avec contrôle continu de la hauteur et du volume grâce à la molette de pitch bend et la pédale d’expression.


Figure 11. EnTrance, clavier n°2, m. 133 [© Part. Ricordi, 1996]. Diffusion d’un son de guitare électrique saturé et maintenu pendant que l’orchestre joue.

Support quadriphonique

La partie électronique fixée est formée de onze fichiers audio quadriphoniques, référencés respectivement S, T, Y, Q, W, AB, G, Ca, Cb, X et K sur la partition. Présente durant les trois quarts de l’œuvre [Figure 12], cette partie électronique fixée doit être diffusée à une intensité comparable à celle de l’orchestre. Elle met en jeu plusieurs familles de sons homogènes construites selon différentes méthodes de synthèse et de traitement. On peut notamment distinguer des sons de synthèse purement artificiels, des sons de synthèse générés à partir de modèles instrumentaux, et des sons instrumentaux échantillonnés, ayant ou non subi des transformations.

Figure 12. Enregistrement de la pièce (fond bleu) et partie électronique fixée (sur fond noir).

Les sons instrumentaux sources

Les sons instrumentaux échantillonnés étaient de deux types, selon qu’ils étaient destinés à servir de modèles pour la synthèse ou à être utilisés pour le montage de la partie électronique. Ceux destinés au montage – des sons très riches et bruités – avaient été produits par trois instrumentistes:

  • Un joueur de flûte à bec contrebasse pour des sons aspirés, du souffle circulaire, des multiphoniques, des balayages harmoniques ou des notes très graves [Média 8].

Média 8. Son de flûte à bec contrebasse [© Arch. Ircam – Production].

  • Un joueur de guitare électrique (Fred Bigot) pour des sons saturés joués à l’archet électronique, avec des froissements de cordes [Média 9].

Média 9. Son de guitare électrique [© Arch. Ircam – Production].

  • Un joueur de basse électrique (Kasper T. Toeplitz) pour des sons joués à l’archet, saturés et très bruités [Média 10].

Média 10. Son de guitare basse électrique [© Arch. Ircam – Production].

Les sons servant de modèle de synthèse ou utilisés pour les synthèses croisées provenaient quant à eux de banques d’échantillons commerciales (guitare électrique, percussion, violoncelle, cuivres).

La CAO pour le contrôle de la synthèse sonore

Selon les données issues de l’analyse d’un modèle instrumental, Romitelli et Pottier ont choisi des techniques de synthèse leur permettant de produire un son élémentaire, dont certains comportements s’inspirent de ce modèle [Pottier, 1997a]. Puis, par prolifération de sons élémentaires, ils ont produit des textures plus complexes. Des algorithmes d’interpolation, de déformation ou de progression harmonique ont ensuite permis de construire toute une série de sons homogènes dans une section donnée de l’œuvre. Toutes ces opérations étaient générées automatiquement à travers un programme réalisé par le RIM dans l’environnement PatchWork (PW) [Figure 13]. Les données étaient ensuite transmises au programme Csound [^Csound] qui synthétisait tous les sons au sein d’une même famille.

Figure 13. Les trois niveaux d’un patch PW pour le contrôle de la synthèse.

Enfin, d’autres séries de sons ont été produits selon ce même schéma en utilisant différentes techniques de synthèse ou de traitements. Ils ont ensuite été combinés, mixés entre eux générant des organismes sophistiqués ayant une vie propre et pouvant rivaliser et dialoguer avec l’orchestre. Si on considère par exemple la section 1B, la partie électronique T [Figure 14 / Média 11] est formée de la superposition de sons échantillonnés (basse électrique avec distorsion) et d’un assemblage de sons produits par quatre techniques de synthèse différentes que nous détaillons plus loin.

Figure 14. Schéma du mixage de la partie électronique T (section 1B). La progression harmonique s’accélère progressivement suivant neuf étapes successives et recourt à des sons de synthèse (“V04”, “V91”, “Celldist”, “datachantfof”) et des sons échantillonnés non traités de basse électrique (“KP”).

Média 11. Partie électronique T de la section 1B [© Arch. Ircam – Production].

Traitements sonores

En plus des sons échantillonnés utilisés tels quels dans le montage et des sons de synthèse, le support quadriphonique comprend des sons issus deux types de traitements : la synthèse croisée et le filtrage. Le logiciel Audiosculpt a été utilisé pour réaliser des synthèses croisées généralisées. En croisant deux sons aux spectres riches (comme par exemple une cymbale jouée à l’archet et une note de guitare électrique saturée), il est possible d’obtenir des sons ayant des caractéristiques spectrales intermédiaires entre les deux sons d’origine [Figure 15].

Figure 15. Exemple de réglages pour la synthèse croisée dans Audiosculpt. Croisement entre le son “BowedCymbale” [Média 12] et “MetalSingleNoteA1” [Média 13] afin de produire le son “BowCym3GCSMetalA1” [Média 14].

Média 12. Son “BowedCymbale” [© Arch. Pottier].

Média 13. Son “MetalSingleNoteA1” [© Arch. Pottier].

Média 14. Son “BowCym3GCSMetalA1” résultant du croisement entre les deux sons précédents [© Arch. Pottier].

Trois techniques de filtrage ont aussi été utilisées pour transformer des sons :

  • Le filtrage formantique, permettant de donner à certains sons bruités un aspect vocal.

  • Le filtrage résonant sur modèles de résonances [Médias 15 à 17], sorte de synthèse croisée dans laquelle un son riche et complexe est soumis à la résonance d’un modèle instrumental (obtenu par une analyse préalable).

  • Le filtrage résonant harmonique, destiné à faire apparaître dans des sons sources certaines hauteurs sélectionnées de manière à les harmoniser avec les sons de l’orchestre.

Figure 16. Tableau récapitulatif des types de sons électroniques utilisés pour construire la partie électronique quadriphonique dans chaque section de la pièce

Média 15. Son “attssaarv1b” produit par synthèse par modèle de résonance [© Arch. Pottier].

Média 16. Son “asectQ-filF00” produit par filtrage [© Arch. Pottier].

Média 17. Son “asectQ-fil00” produit par filtrage [© Arch. Pottier].

Média 18. Montage dans Protools de la partie électronique W [© Arch. Ircam – Production].

Analyse de la section 1B

Relation entre agrégats et spectres

On observe dans la section 1B l’alternance de deux situations harmoniques de nature différente : une liste de neuf agrégats T [Figure 19] et une liste de spectres S construits sur une mélodie de neuf fondamentales [Figure 20]. La section 1B est composée de neuf sous-sections, chacune étant à son tour divisée en deux (agrégat T suivi du spectre S). Le matériau harmonique ainsi que le rythme respiratoire de la voix font partie d’un processus de compression du temps et donc d’accélération. Après ces neuf sous-sections, on observe une codetta finale [Figure 17].

Figure 17. Structure de la section 1B.

La partie de soprano suit également cette répartition: dans chaque sous-section, des inspirations très courtes déclenchent des articulations qui, du registre aigu (fa 5), vont en expirant vers le grave [Kaltenecker, 2015, p.134-137) [Figure 18].

Figure 18. EnTrance, partie de soprano dans la première sous-section, m.41-50 [© Part. Ricordi, 1996].

Agrégats T

L’analyse de la liste des agrégats fait ressortir la nature des relations entre des objets sonores adjacents, connectés entre eux à travers deux règles de transition : des intervalles communs et des notes communes [Figure 19][^timbre]. Il en résulte un parcours harmonique cohérent entraînant un élargissement progressif du registre sonore.

Figure 19. Liste des agrégats T et leurs connexions (notes communes et intervalles communs).

Spectres S

Le calcul du spectre est conforme avec la procédure décrite par Murail pour souligner l’idée “d’harmonie fréquentielle” [Murail, 1984 ; Murail, 2000] : chaque note de la ligne mélodique devient essentielle dans le spectre composé de 30 partiels. Les spectres, toutefois, ne sont pas harmoniques car ils sont distordus par le biais de différents coefficients [Figures 20 à 22].

Figure 20. Liste des fondamentales pour les spectres S et des coefficients de distorsion associés.


Figure 21. Facteurs de multiplication des fréquences pour trois coefficients de distorsion différents (0.85, 1, 1.1).

Figure 22. Patch OpenMusic pour la production des neuf spectres (dix premiers partiels).

D’après les esquisses du compositeur, les fréquences fondamentales des spectres S sont associées à plusieurs coefficients de distorsion : pour S1, par exemple, nous trouvons les valeurs 0.95, 0.8 et 0.7. Romitelli semble alors opérer un choix arbitraire, en encerclant le coefficient 0.8. Il reste cependant à comprendre l’origine de ces différents coefficients. Une librairie de fonctions, écrite en langage Lisp et développée par Romitelli à cette époque laisse supposer qu’il a utilisé certaines de ces fonctions afin de créer un lien entre chaque agrégat T et le spectre S respectif. Une fois les neuf agrégats et la liste des fréquences fondamentales de S définis, il restait alors à identifier les coefficients de distorsion qui permettraient “d’intégrer” l’agrégat dans le spectre. En particulier, on trouve deux fonctions en Lisp adaptées, “HH” et “finddist-contr”. La première donne une liste de spectres, avec une fondamentale fixe, dans laquelle l’agrégat peut être intégré (approximation au demi-ton) ; la seconde en identifie les coefficients de distorsion. Les coefficients obtenus par l’évaluation de ce système de fonctions correspondent aux valeurs trouvées dans les esquisses.

Partie électronique

La partie électronique T correspondant à la section est formée de deux couches superposées [Figure 14] : une piste de sons échantillonnés de basse électrique jouée à l’archet, avec distorsion, et une piste comprenant une succession de neuf agrégats complexes obtenus par mixage de quatre groupes de fichiers audio synthétisés de différentes façons.

Les sons de synthèse sont de plusieurs types [Figure 23] :

  • Sons “V04” : synthèse par forme d’onde

  • Sons “datachantfof” : synthèse par fonction d’ondes formatiques (FOF) percussives sur un modèle de contrebasse

  • Sons “celldist”

  • Sons “V91” : synthèse par forme d’onde


Figure 23. Schéma d’assemblage des agrégats sonores à partir des divers types de sons de synthèse.

Le schéma ci-dessous montre à la fois le rôle des différents types de sons de synthèse utilisés (“V04” : ascension, “V91” : écho, “celldist” : résonance, “datachantfof” : percussion) et les liens avec les rôles des différentes familles instrumentales dans l’orchestration [Figure 24].

Figure 24. Les trois modèles compositionnels à la base de l’écriture de la section 1B [Arch. Pottier].

Les sons “datachantfof”

Ces sons ont été produits par synthèse percussive par FOF, technique développée dans les années 80 autour du programme Chant à l’Ircam [Barrière et al., 1985b]. Ici, la synthèse FOF est réalisée à partir d’une modélisation de la résonance d’un son de contrebasse, analyse effectuée par Jean-Baptiste Barrière et utilisée dans sa pièce Hybris en 1988. Ce modèle a été modifié en ne gardant que les partiels ayant les plus longues résonances (bw < 1,5 Hz) et en multipliant par trois la durée de ces résonances. Chaque partiel a par ailleurs été doublé au quart de ton supérieur pour enrichir le modèle [Pottier, 2009, p. 188]. La synthèse a été réalisée directement dans l’environnement PatchWork-Chant [Figure 25 / Médias 19 et 20].

Figure 25. Le patch de synthèse dans PW-Chant. À gauche le patch principal, contenant les accords à synthétiser, à droite le module de synthèse (reson-synth) faisant appel au modèle de résonance de contrebasse [Arch. Pottier].

Média 19. Son “datachantfof-CB-0” [© Arch. Pottier].

Média 20. Son “datachantfof-CB-1” [© Arch. Pottier].

Synthèse par forme d’onde variable

Un des grands principes de la synthèse sonore, pour obtenir des sons musicaux, consiste à faire varier en permanence tous les paramètres (fréquence, amplitude, spectre, etc.). La synthèse par forme d’onde variable permet d’interpoler progressivement plusieurs oscillateurs ayant des formes d’ondes différentes de façon à faire varier le spectre de façon continue. L’amplitude et la fréquence suivent également des courbes variant de façon continue. À cela s’ajoutent des modulations périodiques et aléatoires de ces paramètres. La synthèse est produite par Csound, mais l’environnement PatchWork est utilisé pour contrôler les différents paramètres de synthèse avec les bibliothèques SpData [Pottier, 1997b] et Csound/Edit-sco [Malt et Pottier, 1993]. Trois types de sons ont été générés de la sorte: “celldist”, “V91” et “V04”.

Les sons “celldist” sont réalisés à partir de l’analyse d’un son acoustique de violoncelle [Média 21]. Les formes d’onde utilisées pour la synthèse proviennent des analyses des dix premiers partiels réalisées toutes les secondes. L’objectif n’était pas de synthétiser des sons de violoncelle, mais de générer un son complexe dont les variations de timbre s’inspirent du monde instrumental. Chaque son synthétisé [Média 22] est alors utilisé comme un son partiel faisant partie d’un son plus complexe [Pottier, 2009, p. 186]. Le son final est obtenu en faisant jouer à ce synthétiseur l’ensemble des trente notes du spectre S [Média 23]. Contrairement à la synthèse additive qui se contente de superposer des sons purs, ce procédé permet de créer un spectre bien plus complexe et s’apparente à la technique spectrale de synthèse instrumentale.

Figure 26. Amplitudes des premiers harmoniques d’un son de violoncelle et formes d’onde associées, lors de l’attaque (en haut) et de l’extinction du son (en bas) [Arch. Pottier].

Média 21. Son de violoncelle d’origine [© Arch. Pottier].

Média 22. Un son partiel produit par synthèse [© Arch. Pottier].

Média 23. Un des sons définitifs [© Arch. Pottier].

Figure 27. Patch PatchWork pour la synthèse des sons “celldist” utilisant les bibliothèques SpData et Csound/Edit-sco. La case n°1 montre la variable “_distchds_”, qui contient la liste des hauteurs de chacun des accords distordus. La case n°2 permet la lecture des analyses additives du son de violoncelle, réalisées au préalable avec le logiciel Diphone. La case n°3 contient le module “edit-sco-obj”, dont la fonction est d’agréger tous les paramètres calculés et d’écrire le fichier de score pour Csound.

Les sons “V91” [Médias 24 et 25] et “V04” [Médias 26 et 27] ont également été produits par synthèse par forme d’onde variable dans l’environnement PatchWork-Csound, mais sans l’utilisation d’un modèle instrumental. Les sons de type “V91” utilisent les fréquences définies par les agrégats T [Figure 19] alors que les sons de type “V04” utilisent les fréquences définies par les spectres S [Figure 20].

Média 24. Son “V91 secT-V91_1accd1” [© Arch. Pottier].

Média 25. Son “V91 secT-V91_1accd2” [© Arch. Pottier].

Média 26. Son ”V04 secTB-V04-accd0” [© Arch. Pottier].

Média 27. Son ”V04 secTB-V04-accd1” [© Arch. Pottier].

Première sous-section

Les mesures 41 à 50 correspondent à la première sous-section [Figure 28]. Ici, l’orchestration de T1 est montrée en rouge alors que celle de S1 est montrée en bleu. La transition entre ces deux situations harmoniques est rendue plus douce par des notes communes, dont la plupart sont jouées par des cuivres. D’autres aspects restent à clarifier. L’articulation dans les mesures 44-47 du marimba, du clavier II et des violons, mise en évidence en vert, est produite par l’inversion de la structure intervallique de l’agrégat T1 [Figure 29].

Figure 28. EnTrance, m. 41-50 [© Part. Ricordi, 1996].

Média 28. EnTrance, m. 41-50 [© Arch. Ircam – Production].


Figure 29. Inversion de la structure intervallique de l’agrégat T1.

Nous pouvons aussi mentionner spécifiquement les arpèges et glissandi trouvés dans les mesures 41 et 43, surlignés en jaune. Ici, les matériaux de base, provenant également de l’agrégat T1, subissent une procédure combinatoire supplémentaire : en plaçant un axe de symétrie sur l’intervalle si – sol, Romitelli a produit par inversion une nouvelle réserve de sons [Figure 30]. Dans la mesure 43, les arpèges joués par les bois proviennent directement de ce matériau ; les cuivres et les cordes jouent des glissandi dont l’origine et la destination se trouvent dans les notes que l’on vient de sélectionner. La procédure choisie pour la composition des arpèges dans la mesure 41 est similaire, sauf lors d’une transposition d’une sixte mineure vers l’aigu (hautbois et violon I) et d’une seconde majeure vers le grave (basson et violoncelle). Ceci est fait de manière à atteindre le fa sur la dernière note des arpèges.


Figure 30. Réserve de sons pour mesures 41 et 43.

La partie de la soprano qui amorce la section 1B est également liée à une transformation de l’agrégat T1. En éliminant la note grave de l’agrégat T1, le si3, et en transposant les deux notes plus élevées d’une octave plus bas, sol #5 et la5 – c’est-à-dire en compactant le matériau mélodique dans l’octave – le résultat est exactement la partie de la soprano [Figure 31]


Figure 31. EnTrance, soprano, m. 40-41.

Analyse de la section 2A”

Progression harmonique

La structure de toute la section 2A” est guidée par la partie de soprano qui, comme le suggère Kaltenecker, “est constitué[e] de trois phrases caractérisées par une triple anaphore descendante sur la tierce 4 – si4, suivie à chaque fois de trois montées chromatiques […] vers mi b, qui sera le point de départ de la période suivante” [Kaltenecker, 2015, p. 138]. La montée chromatique, réalisée en neuf étapes (notées E), est introduite et entrecoupée par l’anaphore  – si (notée A) [Figure 32]. L’anaphore (syllabes “p’at om”) fait partie d’un agrégat [Figure 33] orchestré dans la partition et inchangé à chaque répétition. À la troisième répétition, l’indication de métronome passe de 66 à 76.

Figure 32. Structure de la section 2A” identifiée sur la partie de soprano, m. 181-212.


Figure 33. Agrégat de base orchestré dans la partition.

À chaque étape de la montée chromatique de la voix (E) correspond une nouvelle situation harmonique. La technique compositionnelle utilisée est la simulation de la synthèse par modulation de fréquence [Murail, 1984], dans laquelle les fréquences porteuses sont définies par la triade de si b mineur, “filtrée” en isolant les trois notes les plus graves de l’agrégat de base. Pour le calcul des fréquences, Romitelli a créé et utilisé un ensemble de fonctions écrites en Lisp. L’environnement graphique PatchWork a permis également de traduire les fréquences en notation traditionnelle et donc de faciliter l’écriture de la partition. Deux fonctions, notamment, ont été utilisées :

  • “fmmodplus” détermine la modulation de fréquence avec une fréquence porteuse fixe, une liste de fréquences de modulation et un index de modulation fixe.

  • “jinterpol” donne une liste de valeurs qui interpolent deux extrêmes donnés, avec la possibilité de définir le nombre d’états intermédiaires et un coefficient de distorsion. Cette fonction est utilisée par obtenir la liste des fréquences de modulation utilisée par “fmmodplus”.

Dans le détail, les fréquences porteuses p sont celles de la triade de si b mineur (233 Hz, 277,18 Hz, 349 Hz) et il y a neuf fréquences de modulation m[^mod] [Figure 34]. L’augmentation de la fréquence de modulation produit un élargissement progressif de l’ambitus à chaque étape. L’indice de modulation i est fixé à 2. Pour chaque fréquence porteuse, on peut obtenir de cette manière au moins quatre partiels : p ± m et p ± 2m [Figure 35]. Le matériel ainsi obtenu est ensuite doublé et transposé vers le grave (- ¼ de ton) afin de créer un effet de chœur.

Figure 34. Liste des fréquences de modulation m pour chaque étape [© Arch. Ircam – Production].

Figure 35. Exemple de reconstruction du patch dans le langage PWGL. La fonction “fmmodplus” réalise une modulation de fréquence d’indice 2 sur la porteuse 233 Hz (si b3). Liste de neuf fréquences de modulation définies par la fonction “jinterpol”.

Organisation temporelle

À chaque étape E, Romitelli utilise une grille structurelle, formée de douze “instants”, qui définit la distribution des entrées, des sorties et des pics d’intensité des sons [Figure 36]. La distance entre les impacts n’est pas constante, mais diminue dans un processus de densification rythmique [Figure 37].

Figure 36. Distribution des entrées, des sorties et des pics d’intensité des sons pour chaque étape.

Figure 37. Schéma rythmique établi à partir d’une esquisse du compositeur [Arch. Fondation Cini].

Partie électronique

La partie électronique de la section 2A” (notée Q) est réalisée à partir de sons filtrés de flûte à bec contrebasse [Média 29], de sons de guitare basse électrique frottée très légèrement avec un archet [Média 31], de sons de guitare électrique saturés [Média 33] et de sons de cloches. Différents filtrages [Médias 30 et 32] ont été réalisés pour chacune des trois notes de référence de cette section; si b,  b et fa. Les sons ainsi produits sont alors mixés entre eux. Le résultat sonore, très proche de celui obtenu dans la section 1A, évoque à nouveau le bruit du vent, le souffle mais de manière plus mystérieuse car moins facilement identifiable [Média 34].

Média 29. Son original “1-flutbass4m” de flûte basse [© Arch. Ircam – Production].

Média 30. Son filtré “2-asectQ-filF00” de flûte basse [© Arch. Pottier].

Média 31. Son “3-KPbruitArcPTm” [© Arch. Pottier].

Média 32. Son “4-asectQ-fil00” [© Arch. Pottier].

Média 33. Son de guitare électrique saturé, final de la partie Q [© Arch. Ircam – Production].

Média 34. Montage dans Protools de la partie électronique Q.

Les deux premières étapes

Les figures suivantes récapitulent les faits énoncés précédemment pour la section 2A”, à propos des deux premières étapes [Figures 38 et 39].


Figure 38. Matériau harmonique des deux premières étapes (E1 et E2). p représente les fréquences porteuses sur la triade de si b mineure; FM, le résultat de la modulation de fréquence sur chaque note p; FM - ¼T, sa transposition un quart de ton plus bas.

Figure 39. EnTrance m. 181-190, [© Part. Ricordi, 1996]. Analyse des deux premières étapes, E1 et E2. Les couleurs suivent le schéma présenté dans la figure 28 avec, en bleu les fréquences porteuses, en rouge et en violet la modulation de fréquence, en jaune et en vert sa transposition vers le grave (- ¼ de ton).

Média 35. EnTrance, m. 181-190 [© Arch. Ircam – Production].

Analyse de la section 2C

La section 2C comprend une introduction, un noyau divisé en six sous-sections de mêmes durées et une codetta, divisée en deux sous-sections de durée similaire. Le caractère “violent”, “brutal”, typique des sections de type C est évident dès les premières mesures introductives [Média 36] : violoncelle “arco al tallone” et contrebasse “pizz. slap” jouent sur un rythme incisif de matrice rock sur l’intervalle d’une tierce mineure mi b – sol b, alors que l’échantillonneur déclenche un son “Metal” tenu de guitare électrique très puissant.

Média 36. EnTrance, début de la section 2C, m. 271-282 [© Part. Ricordi, 1996 / Arch. Ircam – Production].

Construction harmonique

D’un point de vue harmonique, les sections s’articulent en alternant deux groupes d’accords, que Romitelli, dans ses esquisses, appelle respectivement AA et AB. Le compositeur commence par une concaténation d’accords qu’il nomme “contrepoint” [Figure 40]. Seuls les deux premiers accords (AA et AB) vont être utilisés pour générer du matériel harmonique. Le mécanisme utilisé dans la construction des groupes d’accords est de nature intervallique : les notes les plus graves (respectivement do3 et si2 sont exclues du processus de construction même si elles peuvent être présentes dans la partition en guise de “fondamentales” des groupes d’accords. Les trois notes supérieures deviennent des notes de base auxquelles le compositeur adjoint deux nouvelles notes afin de construire des intervalles spécifiques telles que des neuvième mineure, triton, sixte majeure, tierce majeure (AA1) et neuvième mineure, tierce mineure, quinte juste, triton (AB1). Romitelli s’impose la contrainte suivante : les nouveaux accords doivent comporter deux intervalles égaux. Ainsi AA2 comportent deux tierces majeures, AA3, deux sixtes majeures, AA4, deux tritons, AB2, deux tritons, AB3, deux tierces mineures, AB4, deux quintes justes. La note de base la plus grave (mi b4 dans AA1 et fa4 dans AB1) est systématiquement intégrée dans les nouveaux accords [Figure 41].


Figure 40. Sélection des deux premiers accords pour établir le “contrepoint”.

Figure 41. Génération des accords de la section 2C avec en rouge les intervalles identiques.

Les différentes sous-sections s’articulent autour de ces accords : AA2, AB2, AA3, AB3, AA4, AB4 pour la partie principale, AA1 et AB1 pour la codetta [Figure 42]. D’autres notes viennent enrichir ces accords afin de fournir davantage de matériel aux instruments de l’ensemble et de construire une structure harmonique symétrique [Figure 43].

Figure 42. Structure de la section 2C.

Figure 43. Enrichissement des accords avec le détail de la structuration intervallique.

Partie électronique

Comme indiqué plus haut, les accords AA et AB sont joués en alternance tout en subissant quatre variations harmoniques successives. Ici les sons électroniques sont construits par le mixage d’échantillons de guitare électrique, de basse électrique, de cymbales ou du croisement entre ces sons. Ces sons, dont la plupart ont été filtrés par les accords AA et AB pour être en harmonie avec les parties instrumentales, présentent des comportements dynamiques variés : enveloppes percussives, enveloppes croissantes/décroissantes, enveloppes stationnaires. Le mixage de cette section a été réalisé sur une soixantaine de sons électroniques, dont parfois une douzaine sont simultanés, en jouant sur les variations de dynamiques pour produire une sorte de continuum sonore dans la partie électronique. Dans la mesure où les accords AA et AB ne couvrent pas l’étendue du spectre audible, les filtres ont été démultipliés en produisant pour chaque hauteur une série harmonique défective (rangs 1, 3, 6, 10, 15, 20, 26, 32, 39, 46) [Figure 44].

Figure 44. Les 27 hauteurs des filtres obtenus à partir de l’accord AA1. Pour chacun des cinq arpèges, la première note est la fondamentale (ici mi4, la #4, si5,  #3 et sol5, soit l’accord AA1).

Média 37. Son “BowCym3GCSMetalA1” [© Arch. Pottier].

Média 38. Son “AA-C2Lb-BCGM-0” obtenu en filtrant le précédent son à travers les 27 filtres [© Arch. Pottier].

Média 39. Montage dans Protools de la partie électronique de la section AB [© Arch. Ircam – Production].

La deuxième sous-section (accord AB2)

Le matériel harmonique de la deuxième sous-section [Figure 45] est celui défini par AB2. Il faut souligner l’utilisation spectrale du son fondamental si2, qui est renforcé avec le sous-harmonique si1 et le troisième partiel de ce dernier, fa #3 (cf. par exemple le basson, le trombone, l’échantillonneur et le violoncelle dans la première mesure). L’instrumentation suit une nette division selon les familles traditionnelles: les bois alternent des mouvements parallèles vers l’aigu, souvent à l’unisson, avec des arabesques ondulatoires par mouvement contraire ; les cuivres alternent articulations rapides et accentuées, avec des sons tenus et en évolution dynamique; la soprano est absente dans cette section ; l’écriture des percussions – glockenspiel et vibraphone – présente des incises brèves très rapides, fragmentées et diversifiées ; les articulations rapides des vents ont leur contrepartie dans les glissandi des cordes.

L’extrême articulation de l’ensemble acoustique contraste avec l’échantillonneur, qui joue des notes tenues de guitare électrique avec distorsion, et avec la partie électronique qui ajoute d’autres sons tenus suivant une enveloppe crescendo-diminuendo. Du point de vue rythmique, il n’y a pas d’ancrage sur une pulsation identifiable : l’utilisation de groupes irréguliers, comme des triolets, quintolets et septolets, en même temps que la variété rythmique interne à chaque instrument, ne permettent pas de percevoir un rythme défini. De la même façon, la périodicité globale de la section est évidente : les sous-sections ont la même durée (~7 s) et l’ordre d’apparition des figures musicales est similaire. Le matériel harmonique, comme nous avons vu, oscille régulièrement entre le groupe AA et le groupe AB.

Figure 45. EnTrance, section 2C (deuxième sous-section), m. 291-298 [© Part. Ricordi, 1996].

Média 40. EnTrance, m. 291-298 [© Arch. Ircam – Production].

Préservation et re-création

Les musiques mixtes interactives utilisent des technologies, programmes et données dont la préservation pose des problèmes complexes. De nouvelles versions des logiciels de synthèse, traitement et contrôle audio en temps réel, se succèdent rapidement, rarement compatibles avec les versions antérieures rendant les précédents formats obsolescents. La reprise d’une œuvre dans un environnement technologique différent de celui dans lequel elle a été créée est toujours difficile : les dispositifs doivent être documentés, conservés, mais aussi mis à jour pour pouvoir être utilisés dans de nouveaux contextes technologiques. L’Ircam a mis en œuvre depuis longtemps des moyens pour la documentation, la conservation et la préservation des œuvres qui y ont été créées, mais malgré tous les efforts entrepris, des problèmes peuvent persister. Si une communauté plus large de compositeurs, de musiciens et d’informaticiens ne se constitue pas pour prendre en charge ce travail nécessaire de révision permanente pour faire face à la menace de l’obsolescence technologique, le risque est grand qu’EnTrance et tout l’héritage musical issu du numérique ne soient plus rejouables et sombrent dans l’oubli. Plusieurs opérations de maintenance et de préservation ont été menées sur EnTrance après sa création.

Version 1996

La version initiale a nécessité un ensemble technique complexe, puisque la pièce utilisait deux ordinateurs Macintosh, un TX802, un SY99, deux claviers maîtres, un séquenceur direct-to-disk, un échantillonneur et un dispositif de sonorisation multipoints [Battier, 1998]. La question de la sauvegarde est tout autant technique que musicologique. Il s’agit de reprendre les programmes qui ont servi à élaborer les sons, afin de ré-instancier les processus qui ont permis de produire les sons de la partie électronique.

La composition et la synthèse

Dans Natura morta con fiamme, il est possible aujourd’hui de re-créer tous les sons produits par le compositeur dans cette pièce puisqu’il y faisait appel au langage Lisp pur pour une synthèse en Csound et que ces deux langages sont restés pérennes depuis plus de vingt ans [Maestri, 2015]. En revanche pour EnTrance, s’il est possible de re-créer les sons synthétisés avec Csound, tout ce qui était réalisé avec PatchWork n’est plus accessible. Une des possibilités, proposée par Alessandro Olto à l’Ircam, est d’installer un système Mac OS9 sur un PowerMac-G4 et trouver une version de PatchWork compatible avec celle utilisée pour EnTrance, avec ses bibliothèques associées, dont certaines comme PW-Chant pour la synthèse de la voix ou de modèles de résonance, ont disparu avec les ordinateurs Macintosh 68k [Olto, 2017b].

Le temps réel

Les synthétiseurs et l’échantillonneur utilisés dans la version originale de la pièce sont difficiles à trouver en bon état de fonctionnement aujourd’hui, mais des outils existent pour les remplacer. Pour l’échantillonneur, on dispose des sons d’origine et Olto a pu extraire du programme les détails des enveloppes et des points de boucles de ces sons [Figure 46]. Il est ainsi possible de réécrire les presets avec un nouvel échantillonneur.

Figure 46. Quelques informations sur le réglage “Metal triad” dans le Logiciel SampleCell.

En ce qui concerne le SY99, le compositeur attachait peu d’importance à la création d’un son complexe, il souhaitait simplement un son de type “cordes filtrées”, qui ne soit pas trop proche d’un véritable son d’orchestre à corde, mais pas trop synthétique non plus, c’est-à-dire un son intermédiaire, que l’on peut trouver sur beaucoup de modules de synthèse standard. Néanmoins, en ayant noté les réglages des paramètres du SY99, il est possible de programmer à nouveau les sons du SY99 manuellement, sans aucun patch, sans disquettes obsolètes et sans aucun système d’interfaçage.

Le support

La version initiale a été montée dans Digital Performer, et les onze parties électroniques étaient déclenchées par des notes MIDI sur un clavier maître. Un click MIDI était envoyé sur un synthétiseur TX802 à destination du chef d’orchestre.

Version ADAT 1996

Lors de la production initiale, l’Ircam a réalisé une bande au format ADAT (Alesis) cinq pistes comprenant l’ensemble des sons électroniques quadriphoniques de l’œuvre et le click-track. Ce dispositif simplifié permet de ne plus utiliser d’ordinateurs. Dans ce cas, le dispositif gagne en simplicité, mais on perd les respirations de durées variables entre les sections.

Version CD 2005

En 2005, Denis Lorrain a réalisé une nouvelle version à titre posthume du dispositif électronique d’EnTrance [Figure 47], consistant notamment à remplacer l’échantillonneur logiciel SampleCell par un sampleur Akai S5000 [Lorrain, 2005]. À cette occasion, le dispositif de déclenchement des fichiers quadriphoniques a été programmé en Max/MSP pour être déclenché par un RIM en concert. C’est ce dispositif qui a été utilisé pour l’enregistrement commercial de l’œuvre [EA CD Stradivarius, 2007] et lors du festival Manca du CIRM à Nice en 2008 [Arch. CIRM].

Figure 47. Fiche technique de la version d’EnTrance de Denis Lorrain [2005].

Comparaison entre différents enregistrements

Si les technologies utilisées dans l’œuvre arrivent à être facilement préservées (peu de dispositifs temps réel complexes, pas de traitement électronique non standard en direct), il n’en reste pas moins que des interprétations de l’œuvre [Figure 48] peuvent lui donner un aspect extrêmement contradictoire, si l’on se fonde sur les choix opérés sur les nuances et les modes de jeux. À ce titre nous effectuerons quelques comparaisons entre les premières versions enregistrées de l’œuvre en 1996 et 1997 [Arch. Ircam – Production et Ressources] et l’unique enregistrement commercial publié à ce jour [EA CD Stradivarius, 2007].

Figure 48. Différents enregistrements de l’œuvre.

Dans la version 1996 [Arch. Ircam – Production], il était indiqué que les parties jouées sur l’échantillonneur devaient être réverbérées par l’ingénieur du son. Cette information a disparu de la notice de 2005. Deux passages sont comparés ici [Pottier, 2019], avec des rendus sonores très différents sur les trois versions [Média 41]. Le premier (début de la section 2A”) se situe entre 4’15” et 4’30” (m.151-161), à la fin d’un passage intense lors duquel la soprano émet des onomatopées rapides et très animées dans les aigus, soulignées par un crescendo de cymbale, puis est remplacée par un son de guitare saturée, comme en fondu enchaîné, suivi par un second son similaire plus grave, avant un decrescendo qui aboutit à un silence. Dans la version 2005 [EA CD Stradivarius, 2007], la voix est beaucoup plus présente, les cymbales ont un timbre nettement plus aigu, et lorsque la voix s’arrête le son de guitare électrique qui prenait le relais dans la version 1996 est absent : on entend alors seulement la partie électronique fixée. On perçoit alors un arrêt brutal là où, dans la version initiale, on entendait au contraire une violente saturation du timbre précédant un decrescendo. Dans la version 1997 [Arch. Ircam – Ressources], la guitare est bien présente comme dans la version 1996.

Média 41. EnTrance, m. 151-161, versions 1996, 2005 et 1997 [© Arch. Ircam – Production; EA Stradivarius, 2007 ; Arch. Ircam – Ressources].

Média 42. EnTrance, m. 273-335, versions 1996, 2005 et 1997 [© Arch. Ircam – Production ; EA Stradivarius, 2007 ; Arch. Ircam – Ressources].

Le second passage débute à 8’48” (m. 273) et va jusqu’à 9’52” (m. 335) [Média 41 à partir de 1’20”]. Dans la version initiale, on est dans une esthétique très rock[^rock], avec une contrebasse jouant en slap dans les premières mesures, selon un jeu très rythmique, binaire, soutenu par un son de guitare saturé puissant sur la note mi b. La guitare alterne ensuite les notes tenues do et si qui couvrent pratiquement l’orchestre. Dans la version 2005, les sons de guitare électrique saturée qui accompagnaient la contrebasse puis masquaient ensuite l’orchestre sont absents. On commence donc par un solo de contrebasse dont le sens échappe à l’auditeur, puis quand l’orchestre reprend, le timbre est beaucoup moins dense que dans la version avec guitare. Là où le compositeur avait prévu un timbre électrique très dense, on entend des sons d’ensemble instrumental acoustique.

Les sons produits sur le synthétiseur et sur l’échantillonneur occupent une place aussi importante que ceux produits par les instruments acoustiques. Certains sons de guitare de forte intensité viennent même jusqu’à couvrir l’orchestre comme on peut l’entendre dans la version 1996. Pour un mixage de concert, la disparition des sons saturés aurait pu être interprétée comme un problème technique, mais dans la version 2005 qui a été gravée sur un CD, il s’agit manifestement d’un choix artistique, ou d’une incompréhension de l’œuvre, dont il faut noter que certaines indications sur la partition ne reflètent pas toujours clairement ce qui doit être entendu. Une simple note sur la partition de clavier jouant l’échantillonneur avec les sons de guitare saturée peut à elle seule couvrir tout ce qui est joué par l’orchestre. Les musiciens de formation classique sont parfois réticents à mélanger le timbre fin de leurs instruments au timbre “grossier et sale” des sons provenant de l’univers rock. La version de 2005 ayant été produite après la mort du compositeur, il est difficile de savoir si un tel parti pris esthétique lui aurait vraiment convenu tant il accordait une grande importance à la place des sons saturés dans sa musique. Comme le souligne Arbo, “la musique de Romitelli est fondée sur une sélection, elle tire du rock psychédélique, du métal ou de la techno l’énergie d’un sound, le frottement spécifique ou l’épaisseur d’un ‘grain’ (comme dans le cas de la guitare électrique)” [Arbo, 2005, p. 25]. L’aspect saturé, les références au monde rock, et à son timbre, son énergie, sont très fortement atténués dans la version de 2005. Ces erreurs d’appréciation de la musique de Romitelli peuvent s’expliquer aussi partiellement par des problèmes d’édition la disparition de liaisons qui indique le prolongement des sons de la guitare saturée [Figure 49].


Figure 49. EnTrance, m. 271-273, version éditée [© Part. Ricordi, 1996] et version annotée utilisée lors de la création [© Arch. Pottier].

Dans la version manuscrite de Pottier, on peut lire une indication au crayon sous la liaison du mi b: “tenuto fino alla fine del suono” (tenu jusqu’à la fin du son). Les enregistrements d’EnTrance effectués en présence du compositeur tiennent compte de cette mention contrairement aux autres versions.

Conclusion

EnTrance constitue un aboutissement du travail de Romitelli à l’Ircam, une pièce dans laquelle les différentes techniques de composition, utilisées lors de pièces antérieures, comme par exemple Natura morta con fiamme, Mediterraneo I ou Les idoles du soleil, ont acquis une pleine maturité, tout en trouvant la possibilité de coexister dans une approche musicale organisée et originale.

À l’Ircam, Romitelli a tenté d’atténuer l’opposition que l’on observe souvent dans les musiques mixtes et électroniques : d’une part, la concurrence d’entités simultanées et continues de timbre fondée sur un processus de catégorisation et de projection dans l’espace acoustique, de l’autre côté le séquencement d’éléments caractérisés par la discrétisation et l’organisation hiérarchique du discours. Romitelli démontre ici comment son approche esthétique rejette cette dichotomie. Grâce aux systèmes de CAO, il trouve des solutions pour s’assurer que les deux univers conceptuels peuvent coexister. En développant un code informatique original, il parvient également à créer son propre “jeu d’outils”, combinant l’analyse, la manipulation de paramètres et la synthèse dans un environnement modulaire unique, qui peut transmettre directement des solutions affichées en notation musicale ou des données pour la synthèse sonore. Romitelli a produit un système à la fois conceptuel et opérationnel : le timbre est défini d’une part par des procédures spectrales, d’autre part par le jeu sur des intervalles et leurs transformations. Ce système construit un réseau de contraintes permettant de déterminer la compatibilité des éléments du timbre, leur “proximité” mesurée également en termes de continuité ou de rupture (interprétation contemporaine des concepts classiques de tension et de résolution). Associant ces deux types de procédures, les techniques spectrales adoptées font partie du discours musical à part entière. Intégrées de manière cohérente dans le système de composition, elles n’en représentent qu’une possibilité supplémentaire, parmi d’autres.

Ressources

Textes

[Arbo, 2005] – Alessandro Arbo, “En-trance”, dans Alessandro Arbo (éd.), Le corps électrique. Voyage dans le son de Fausto Romitelli, Paris : L’Harmattan, 2005, p. 17-50.

[Barrière, 1991] – Jean-Baptiste Barrière (éd.), Le timbre, métaphore pour la composition, Paris : Christian Bourgois, 1991.

[Barrière et al., 1985] – Jean-Baptiste Barrière, Yves Potard et Pierre-François Baisnée, “Models of continuity between synthesis and processing for the elaboration and control of timbre structures”, Proceedings of the 1985 International Computer Music Conference, Vancouver, 1985, p. 193-198.

[Battier, 1998] – Marc Battier, Cahier d’exploitation – EnTrance (1995) de Fausto Romitelli, Paris : Ircam, 1998.

[Boulez, 1987] – Pierre Boulez, “Timbre and composition – timbre and language”, Contemporary Music Review, vol.2 n°1, 1987, p. 161-171.

[Iglesias, 2003] Sara Iglesias, Fausto Romitelli – EnTrance, Mémoire de Licence (dir. M. Battier), UFR Musique, Université Paris IV/Sorbonne, 2003.

[Ircam, 1996] – EnTrance – Notice de la partie électronique, Documentation Ircam, [1996.

[Kaltenecker, 2015] – Martin Kaltenecker, “À propos de l’écriture mélodique dans _EnTrance_”, dans Allessandro Arbo (éd.), Anamorphoses. Études sur l’œuvre de Fausto Romitelli, Paris : Hermann, 2015, p. 127-149.

[Lorrain, 2005] – Denis Lorrain, Fausto Romitelli – EnTrance_2005 Performance Handbook, Document Ircam, Paris : Ircam, 2005.

[Maestri, 2015] – Eric Maestri, “Le son mixte dans les premières œuvres de Fausto Romitelli”, dans Allessandro Arbo (éd.), Anamorphoses. Études sur l’œuvre de Fausto Romitelli, Paris : Hermann, 2015, p. 81-96.

[Malt et Pottier, 1993] – Mikhaïl Malt et Laurent Pottier, PW-Csound/Edit­sco, librairie de modules pour l’édition de partitions Csound-Référence, Document Ircam, Paris : Ircam, 1993.

[Murail, 1984] – Tristan Murail, “Spectra and pixies”, Contemporary Music Review, vol.1 n°1, 1984, p. 157-170.

[Murail, 2000] – Tristan Murail, “After-thoughts”, Contemporary Music Review, vol.19 n°3, 2000, p. 5-9.

[Olto, 2017a] – Alessandro Olto, EnTrance. Spettralismo e composizione assistita all’elaboratore in Fausto Romitelli, thèse de doctorat (dir. A. Orcalli), Università degli Studi di Udine, 2017.

[Olto, 2017b] – Alessandro Olto, “Between spectrum and musical discourse. Computer Assisted Composition and new musical thoughts in EnTrance by Fausto Romitelli”, dans Luca Cossettini et Angelo Orcalli (éd.), Sounds, Voices and Codes from the Twentieth Century. The critical editing of music at Mirage, Udine : Mirage – Department of Languages and Literatures, Communication, Education and Society, 2017, p. 419-452.

[Orcalli, 2013] – Angelo Orcalli, “La pensée spectrale”, dans Nicolas Donin et Laurent Feneyrou (éd.), Théories de la composition musicale au XXe siècle, vol.2, Lyon : Symetrie, 2013, p. 1511-1573.

[Pottier, 1997a] – Laurent Pottier, “Exemples d’utilisation de la CAO pour la synthèse sonore, EnTrance de Fausto Romitelli pour soprano, ensemble et dispositif électronique”, Actes des Journées d’Informatique Musicale (JIM 97), Lyon : Grame, 1997, p. 22-29.

[Pottier, 1997b] – Laurent Pottier, PW-SpData : vue d’ensemble, référence, tutorial, Document Ircam, Paris : Ircam, 1997.

[Pottier, 2001] – Laurent Pottier, Le contrôle de la synthèse sonore, le cas particulier du programme PatchWork, thèse de doctorat (dir. M. Battier), EHESS, 2001.

[Pottier, 2019] – Laurent Pottier, “Vers des musiques électroacoustiques vivantes”, dans Pierre Fargeton et Béatrice Ramaut-Chevassus (éd.), Écoute multiple, écoute des multiples, Paris : Hermann, 2019, p. 215-233.

[Romitelli, 1993] – Ircam: Rapport d’activité 1993, Paris : Ircam, 1993.

[Romitelli, 1996] – Programme du concert de création d’EnTrance, en Concert création : vendredi 26, samedi 27 janvier 1996, Ircam, Espace de projection, Paris : Ircam-Centre Pompidou, 1996, p. 5-7.

[Romitelli, 2000] – “L’insurgé” [entretien avec Omer Corlaix], Musica Falsa, n°11, 2000, p. 84-85.

[Romitelli, 2001a] – “Il compositore come virus”, dans Milano Musica. Percorsi di musica d’oggi – Il pensiero e l’espressione. Aspetti del secondo Novecento musicale in Italia, Milan, 2001, p. 148-149. Traduit en français: “Le compositeur comme virus”, dans Alessandro Arbo (éd.), Le corps électrique. Voyage dans le son de Fausto Romitelli, Paris : L’Harmattan, 2005, p. 131-134.

[Romitelli, 2001b] – “Produire un écart” [entretien avec Eric Denut], dans Eric Denut (éd.), Musiques actuelles, musiques savantes, quelles interactions ?, Paris : L’Harmattan, 2001, p. 73-77.

[Tucci, 1972] – Giuseppe Tucci (éd.), Il libro tibetano dei morti (Bardo Tödöl), Turin : UTET, 1972.

Archives

[Arch. Fondation Cini] – Collection Fausto Romitelli, Fondazione Giorgio Cini - Istituto per la musica, Venise.

[Arch. CIRM] – Fausto Romitelli, EnTrance (enregistrement numérique sur 22 pistes non mixées), concert, 22 novembre 2008, Opéra de Monaco
Françoise Kubler (soprano), Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo / Jean Deroyer (direction).

[Arch. Ircam] – Archives du département production et des ressources de l’Ircam, Paris.

  • Fausto Romitelli, documents de travail relatif à EnTrance

  • Fausto Romitelli, EnTrance, création, 26 janvier 1996, Ircam (Espace de projection)

Françoise Kubler (soprano), Ensemble Intercontemporain / Ed Spanjaard (direction).

  • Fausto Romitelli, EnTrance, concert, 2 février 1997, Ircam (Espace de projection)

Donatienne Michel-Dansac (soprano), Ensemble Intercontemporain / Pascal Rophé (direction).

[Arch. Pottier] – Archives personnelles de Laurent Pottier.

Partition

[Part. Ricordi, 1996] – Fausto Romitelli, EnTrance per soprano, sedici esecutori ed elettronica (1995), Ricordi – Paris R. 2744, 1996.
Les extraits de partition sont reproduits avec l’aimable autorisation des Sté Ame des Éditions Ricordi, Paris pour tous Pays.

Enregistrement audio

[EA CD Stradivarius, 2007] – Fausto Romitelli, Audiodrome – Orchestral Works
Donatienne Michel-Dansac (soprano), Orchestre symphonique national de la RAI / Peter Rundell (direction)
Stradivarius, STR 33723, 2007.

[^Csound] : Lors de la production d’EnTrance, à mi-parcours (automne 1995), nous sommes passés de la génération des ordinateurs Macintosh 68X aux ordinateurs PowerPC. Pour la synthèse sonore avec Csound, cela s’est traduit par une multiplication de la vitesse de calcul par un facteur 50 à 100 ! Produire 10 secondes de son prenait au préalable 10 à 20 minutes de calcul, et en changeant d’ordinateur, nous sommes quasiment passés dans le domaine du temps réel ! Il était alors possible de modifier des paramètres et écouter presque instantanément le résultat.

Citation

Pour citer cet article:

Alessandro Olto et Laurent Pottier, “Fausto Romitelli – EnTrance”, ANALYSES – Œuvres commentées du répertoire de l’Ircam [En ligne], 2020. URL : https://brahms.ircam.fr/analyses/EnTrance/.

[^timbre] : Dans le texte inédit “Pertinence du timbre” [Arch. Pottier], l’attention que Romitelli a portée aux relations entre les objets sonores est évidente : “Le compositeur peut imaginer de gérer les connexions par transition réglée, contraste, ou bien par les étapes intermédiaires entre l’un et l’autre, pour réaliser une ‘courbe de tension’ dans le domaine harmonique”.

[^mod] : On peut trouver les paramètres dans une esquisse conservée à la Fondazione Cini et ils sont confirmés par les patchs transmis par Pottier. En Lisp, une fois chargé le set de fonctions développé par Romitelli, on peut évaluer les fonctions suivantes :
Porteuse si b : (fmmodplus 233 (jinterpol 7 7 0.7 116.5) 2).
Porteuse  b : (fmmodplus 277.18 (jinterpol 7 7 0.7 116.5) 2).
Porteuse fa : (fmmodplus 349 (jinterpol 7 7 0.7 116.5) 2).

[^rock]: Parmi les esquisses conservées dans le dossier d’EnTrance [Arch. Fondation Cini], il n’est pas rare de rencontrer des noms d’artistes cités tels que Nirvana et Jimi Hendrix.