Texte cité dans

Beiseit

par Robert Walser

A part

Je vais mon chemin,
qui mène un peu plus loin
chez moi ; alors sans bruit,
sans mot je suis à part.

Il neige, il neige, recouvre la terre
d'une blanche pesanteur, si loin, si loin.
Depuis le ciel déferle si douloureux
le grouillement des flocons, la neige, la neige.
Ah, quelle paix, quelle étendue,
le monde blanc de neige m'affaiblit.

Ainsi, petite d'abord, puis grande, ma nostalgie
se presse en larmes tout au fond de moi.

Inquiétude

J'ai si longtemps attendu un doux
son, un doux salut, une seule note.

Maintenant j'ai peur : aucun son ni tintement,
seules les brumes pénètrent dans l'exaltation.

Chantait en secret, sombre, aux aguets :
Adoucis, tristesse, mon lourd pas maintenant.

Comme toujours

La lampe est encore là,
la table aussi est encore là,
et je suis encore dans la chambre,
et ma nostalgie, ah,
gémit encore, comme toujours.

Lâcheté, es-tu encore là ?
et mensonge, toi aussi ?
J'entends un sombre oui :
le malheur est encore là,
et je suis encore dans la chambre,
comme toujours.

Illusion

A nouveau les mains lasses,
à nouveau les jambes lasses,
une obscurité sans fin,
je ris de voir les murs
se tourner, mais cela
est mensonge, car je pleure.

Trop philosophe

Quel fantôme que ma vie
qui s'enfonce et qui remonte.
Toujours je me vois me faire signe,
échapper à celui qui fait signe.

Je me vois comme éclat de rire,
comme profonde tristesse à nouveau,
comme sauvage tresseur de paroles ;
et pourtant tout cela s'enfonce.

Et de tout temps n'a
jamais été vraiment droit.
Je suis élu pour
parcourir des distances oubliées.

Jaune-noir dans la neige luit devant moi
un chemin, qui passe sous les arbres.
C'est le soir, et l'air
lourdement s'imbibe de couleurs.

Les arbres sous lesquels je vais
ont des branches comme des mains d'enfant ;
ils implorent sans fin,
ineffablement touchants lorsque je m'arrête.

Au loin, des jardins et des haies
brûlent dans un sombre chaos,
et le ciel ardent regarde figé d'angoisse
s'allonger les mains d'enfant.

Je voulus m'arrêter,
je fus encore une fois poussé plus loin,
le long des arbres noirs,mais sous les arbres noirs,
je voulus vite m'arrêter,
je fus encore une fois poussé plus loin,
le long des prés verts,mais devant les prés verts,
j'aimerais seulement m'arrêter,
je fus encore une fois poussé plus loin,
le long des pauvres petites maisons,
près de l'une de ces petites maisons,
j'aimerais pourtant m'arrêter,
regarder sa pauvreté,
et voir sa fumée lentement
monter vers le ciel, j'aimerais
maintenant m'arrêter longtemps.
Je disais cela et riais,
le vert des prés riait,
la fumée montait souriante en fumée,
je fus une fois encore poussé plus loin.

J'aimerais
que les maisons se mettent à bouger,
qu'elles se précipitent sur moi,
ça donnerait le frisson.
J 'aimeraisque mon coœur se torde,
et que ma raison s'immobilise,
ça donnerait le frisson.
Le plus horrible, j'aimerais
le presser contre mon cœur.
Je languis après la peur,
après la douleur.

Et s'en allait

Il agitait doucement son chapeau
et s'en allait, dit-on du promeneur.
Il arrachait les feuilles de l'arbre
et s'en allait, dit-on du rude automne.
Elle distribuait en souriant des faveurs
et s'en allait, dit-on de la majesté.
Il frappait nuitamment à la porte
et s'en allait, dit-on du chagrin.
Il montrait son cœur en pleurant
et s'en allait, dit-on du pauvre homme.

Lumière accablante

Deux arbres se dressent dans la neige,
le ciel, las de la lumière,
rentre chez lui ; sinon rien, hormis
la mélancolie au voisinage.
Et derrière les arbres s'élèvent
des maisons sombres.
On entend maintenant parler,
les chiens maintenant aboient.
Apparaît la douce et ronde
lune-lampe dans la maison.
S'éteint à nouveau la lumière,
comme une plaie qui bée.
La vie est si petite ici,
et le rien si grand.
Le ciel, las de la lumière,
a tout donné à la neige.
Les deux arbres inclinent
la tête l'un vers l'autre :
les nuages font une ronde
à travers la quiétude du monde.

Au clair de lune
Je crus hier soir
que les étoiles chantaient :
j'avais en me réveillant
entendu un son si doux.
Mais c'était un accordéon
qui pénétrait dans la pièce,
et la froide et coupante nuit
résonnait si peureusement.
Pensai à cette lutte perdue,
à ces prières et ces blasphèmes,
et longtemps je me tins éveillé.

Robert Walser Traduit et adapté de l'allemand par Vincent Barras.