Texte cité dans

Entretien avec Simon Steen-Andersen : compositeur étendu

par Jérémie Szpirglas

2 juillet 2019


 

Pour commencer, petite question moins anodine qu’il n’y paraît : comment définissez-vous votre métier ? Notre société prétend détester les étiquettes, tout en y faisant appel à la première occasion : que répondez-vous par exemple lorsqu’on vous demande ce que vous faites lors d’un dîner mondain ?

Je pourrais par exemple répondre que je suis un compositeur qui travaille avec une définition étendue de la musique qui inclurait tous les autres éléments à l’œuvre lors d’un concert (scénographie, lumière, mouvements, espace, etc.). Pour la plupart des gens qui ne sont pas familiers de la « scène classique », cette définition n’a toutefois rien d’étonnant. Tous ceux qui fréquentent des concerts rock ou pop attendent une forme ou une autre de « spectaculaire », et les autres ont l’habitude de faire l’expérience de la musique via des clips vidéo. Je me considère donc comme compositeur de « musique étendue », une étiquette que je choisis délibérément afin de mettre l’accent sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un art « au-delà de la musique », mais d’un art qui prend profondément racine dans la musique pour étendre sa composition aux autres médias.

D’où vous vient ce besoin « d’images », de « performances scéniques » ou à tout le moins d’un aspect « théâtral » de la performance?

Je ne dirais pas que j’ai besoin d’image, en réalité. Mais si l’on prend conscience que tout concert live comporte, à des degrés divers, une dimension scénique et performative, il m’apparaît naturel « d’amplifier » et de composer avec ces éléments, de les maîtriser tout simplement, puisqu’ils sont là, qu’on le veuille ou non. L’idée est d’amplifier ce qui fait d’un concert live une expérience unique, bien différente de celle qu’on peut faire lorsqu’on écoute de la musique, chez soi, un casque sur la tête.

Vous est-il donc possible d’envisager composer une musique qui n’inclurait aucune performance de ce genre de la part des interprètes ?

Absolument.

Quel est l’élément déclencheur d’une composition ? Qu’est-ce qui guide le processus créatif et articule la forme : le son ou l’image ?

Je suis bien incapable de répondre : chaque fois, j’ai le sentiment que c’est différent. Je prends de plus en plus de temps pour développer les concepts et les dispositifs de mes pièces, avant même de commencer à composer. Je continue jusqu’à ce que j’aie le sentiment d’avoir une idée, un dispositif, un matériau, qui garantisse une identité forte pour la pièce, et qui lui confère une perspective singulière.

Approchez-vous tous les autres médias comme la composition musicale ?

Quels que soient les médias avec lesquels je travaille, mon approche est la même, je les traite comme faisant partie de la composition et comme une extension des éléments musicaux ou performatifs déjà présents. J’aspire à « faire un » d’éléments appartenant à différentes catégories, plutôt que de les réunir ou de les empiler.

Votre formation est celle d’un compositeur : comment avez-vous appris à utiliser tous les outils non strictement musicaux que vous maniez ? Avez-vous le sentiment d’approcher l’image animée comme un vidéaste ou un cinéaste ? Ou avez-vous le sentiment que votre métier de compositeur vous permet de les aborder « autrement » ?

Ma philosophie est de rester moi-même quel que soit le média que j’utilise. Je m’inspire des mêmes expériences, des mêmes préférences, des mêmes outils et j’adopte la même approche. Je reste donc un « compositeur », comme vous dites, et, dans le meilleur des mondes possibles, je crois que cela peut effectivement générer des résultats bien différents de ceux obtenus dans le même domaine par des personnes ayant une autre formation que la mienne. De la même manière, j’ai le sentiment que tout faire moi-même augmente le potentiel d’intégration entre les différentes catégories. Par ailleurs, l’apprentissage des aspects concrets, techniques ou pratiques, ainsi que l’accès au matériel nécessaire, sont bien sûr bien plus aisés aujourd’hui qu’auparavant, au point que ce n’est plus l’obstacle que cela a pu représenter.

Notez-vous les « aspects performatifs » de vos pièces – afin qu’elles puissent être jouées et rejouées – et comment ?

Je planifie et « chorégraphie » tout et je note le plus possible (à quelques rares exceptions, dont fait partie Run Time Error). Mais nombre de détails ne peuvent être notés, un texte ne pouvant les décrire qu’avec peine. Ce sont des choses qu’il faut montrer, ou pour lesquels il faut donner des instructions – de préférence en personne, mais cela fonctionne parfois en vidéo. D’après mon expérience, les pièces se montent de manière très différente selon que je participe ou non aux répétitions – ce qui, bien sûr, prouve les limites de la notation s’agissant de ces « aspects performatifs ».

Votre univers artistique est très imprégné des problématiques de notre société contemporaine, à commencer par l’impact des nouvelles technologies (un simple survol des titres de votre catalogue suffit à s’en convaincre) : avez-vous le sentiment d’être ce qu’on pourrait appeler un artiste politiquement engagé ?

Non. Mais je suis très engagé dans l’ici et le maintenant, impliqué dans le cours des choses et le monde qui m’entoure, et je suis constamment en recherche de matériau (souvent sous forme « d’objets trouvés » au sens large) autour de moi, dans mon quotidien – un matériau propice à une grande variété d’approches. D’un point de vue peut-être moins explicite, je suis convaincu que les deux rôles essentiels de la musique et des arts sont d’explorer de nouvelles perspectives de ce qui paraît familier, de renverser les hiérarchies, pour ainsi dire, ainsi que d’offrir des alternatives au courant dominant. À cet égard, je crois que mon œuvre joue un rôle dans notre société, et peut-être même un rôle politique, d’une certaine manière, mais ce n’est ni ma motivation première, ni même une préoccupation particulière.

Lorsqu’on visionne certaines vidéos de Run Time error, on ne peut pas ne pas noter des similitudes avec un « genre » à part entière de vidéos en ligne que l’on pourrait qualifier rapidement des « réactions en chaîne » : ce qui se crée aujourd’hui en ligne vous inspire-t-il ? 

En réalité, à l’époque de la création de Run Time Error, je ne connaissais pas du tout ces genres de vidéos. Pas même celle de Fishli/Weiss The Way Things Go que certains associent naturellement à ma pièce.

Vous entretenez une relation faite d’(ir)respects avec l’histoire musicale dont vous avez hérité : on a le sentiment que vous prenez un (malin) plaisir à la « critiquer » ou même à la « détourner » (comme on détourne un avion) ?

Je ne dirais pas que je « critique » mon héritage musical, mais l’expression de « détourner l’héritage » me semble assez adéquate. Ou même « pirater l’héritage ». Avec amour bien sûr. Et j’y prends beaucoup de plaisir, c’est clair. À certains égards, cet héritage n’est rien qu’une autre forme de « matériau trouvé », dont beaucoup de gens sont très familiers et qui constitue une grande partie de notre « présent musical », même s’il appartient à l’histoire. C’est donc un matériau au statut particulier par rapport à d’autres objets trouvés, un matériau autoréférentiel qui s’accompagne de surcroît d’un lourd bagage, fait d’attentes et de rituels, avec lequel je peux jouer, par déconstruction ou renversement.

À cet égard, de telles idées participent-elles de la création de Black Box Music et Run Time Error ?

Bien sûr ! On pourrait même dire que ces deux pièces représentent chacune des approches similaires de la chose, mais en partant chacune d’une extrémité opposée du spectre pour se retrouver au milieu sur un terrain commun. Black Box Music prend pour point de départ une situation audiovisuelle bien connue d’un chef devant son orchestre. Le public est réparti au sein de l’orchestre, faisant face au chef, et les mains de ce dernier sont agrandies au moyen d’une gigantesque projection. De cette manière, le potentiel performatif de cette situation familière de concert est amplifié, les mouvements et les sons résultants faisant également partie intégrante de l’expérience. Une « théâtralisation » de la musique, si vous voulez. La pièce consiste à créer une situation à double face, les relations entre ces deux faces affectant profondément l’expérience que nous en avons. À l’inverse, dans Run Time Error, il s’agit d’une « musicalisation » d’objets (non musicaux) du quotidien – donnant une perspective musicale à des choses familières dont les fonctions originelles sont bien spécifiques. Dans les deux cas, ce n’est qu’un point de départ, un contexte propice à l’exploration d’une situation ambivalente, un jeu sur les attentes, les relations, les changements de perspective, les clichés musicaux, les formes musicales, la performativité et les interférences réciproques.

Note de programme du concert du 1er juin 2019 dans la Grande salle du Centre Pompidou
© Ircam-Centre Pompidou 2019