Texte cité dans

Entretien avec Alberto Posadas : Une soirée de Ténèbres

par Jérémie Szpirglas

24 mai 2017


 

Ce soir, votre Tenebrae (2013) répond à des extraits des Tenebrae Responsories de Tomás Luis de Victoria. Vous le dites vous-même : Tenebrae n’est pas un Office de Ténèbres, mais elle y fait indéniablement référence. De même, on entendra le 27 juin, au programme de cette édition 2017 du Festival ManiFeste, Tombeau et Double (2014), pour alto seul qui font, elles aussi, très clairement référence à des formes héritées de l’histoire de la musique. Quel rapport entretenez-vous avec cette histoire de la musique, justement, ainsi qu’avec le répertoire, du point de vue compositionnel ?

C’est très variable d’une pièce à l’autre, et même d’une période à l’autre de ma vie. Certaines de mes pièces pour piano font par exemple référence à François Couperin, à Claude Debussy et même à Karlheinz Stockhausen – mais d’une manière à chaque fois différente.

Concernant le programme de ce soir, il est certain que l’œuvre de Victoria m’a accompagné tout au long de la composition de Tenebrae – je ne l’avais sans doute pas constamment à l’esprit, mais elle était là, au moins inconsciemment, en tâche de fond.

Au reste, ce n’est pas la seule pièce dans ce cas : Vocem flentium (2011) pour sextuor vocal est sous-titrée : Homenaje a Tomás Luis de Victoria. De fait, le principe de Vocem flentium était de revisiter son motet Versa est in luctum. Ce dernier a eu une grande influence sur l’écriture de la pièce, influence qui s’exprime aussi bien dans la distribution des différentes couches de la polyphonie, que dans son atmosphère pour le moins austère – même si ma musique est bien plus dense et foisonnante de détails que la musique vocale de Victoria.

Ces influences sont également palpables dans Tenebrae : en témoignent l’écriture vocale, mais aussi le traitement des instruments (qui ne sont qu’amplifiés, sans transformation électronique) aux fins de fusionner le son instrumental au tissu vocal polyphonique. Cette dernière idée me vient de Victoria et, plus généralement, de la musique de la Renaissance. Si, à l’époque, on n’avait pas recours aux instruments, l’individu s’amalgamait à l’environnement sonore, fusionnant avec le reste de l’ensemble vocal.

S’agissant de Tombeau, c’est bien sûr une référence au genre hérité du baroque, de même que le Double, qui est associé à l’idée de Suite de danses. Tombeau est un « Tombeau » au sens baroque du terme, puisque la pièce a été écrite à la mémoire de Gérard Mortier. Il se trouve que, lorsque nous avons appris son décès, j’ai eu, tout à fait par hasard, l’opportunité de composer une pièce pour alto – avec là encore beaucoup de connotations historiques s’agissant d’un « Tombeau » (à commencer par le son de l’alto, proche de celui de la viole). Ce n’est toutefois un « Tombeau » que dans l’esprit. Je n’y fais aucune autre référence concrète à une pièce particulière du répertoire.

Le principe du « Double » me séduisait parce qu’il a trait à la mémoire : sachant qu’une danse et son « Double » suivent les mêmes carrures et le même parcours harmonique – le « Double » est une forme d’ornementation (ou plutôt de « diminution ») de la première pièce –, un jeu de mémoire s’établit de fait entre l’un et l’autre. Dans mon cas, je ne voulais pas écrire un Double qui soit simplement une ornementation de la première pièce, mais bien plutôt une « fractalisation » – les fractales étant un outil que j’utilise souvent dans le cadre de mes compositions.

Au reste, la fractalisation est une forme de « diminution », « d’ornementation » sur un motif donné… Oui.

À cette différence près que la fractalisation joue sur un effet d’échelle. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai élaboré les deux pièces : pour générer la structure de Tombeau, j’ai utilisé un premier système Lindenmayer1. Puis, sur cette première couche, j’ai utilisé un autre système Lindenmayer, à plus petite échelle, pour créer la fractalisation de Double. Une part du matériau de Tombeau se retrouve donc assez littéralement dans Double. Une autre part a subi d’importantes transformations – avec entre l’une et l’autre ce fameux jeu de mémoire. Parfois, certains éléments semblent provenir de Tombeau, alors que ce n’est pas le cas. Au reste, c’est un concept parent de celui de la mémoire : on est parfois capable de se rappeler de choses de manière littérale, d’autres de manière transformée, parce qu’on a perdu une partie des informations de départ. On peut même se rappeler de faits qui n’ont jamais été, lorsque des informations supplémentaires nous font penser qu’ils se sont véritablement passés : des souvenirs qu’on crée de toutes pièces.

Vous revisitez donc le concept, non sans le mettre en perspective. À propos de perspective, une autre de vos pièces jouée ce soir est Lumière du noir (2010). Si l’on pourrait croire qu’il y est encore question de ténèbres, Lumière du noir du noir fait en réalité référence à l’œuvre de Pierre Soulages. Quand on considère votre catalogue ces dernières années, on s’aperçoit que les arts visuels vous obsèdent de plus en plus : est-ce réellement le cas et pourquoi ?

C’est tout à fait juste. C’est d’ailleurs un joli clin d’œil que ce concert se déroule dans le cadre de la séquence « L’Œil écoute » du Centre Pompidou, puisque c’est suite à la visite de l’exposition Pierre Soulages au Centre Pompidou en 2009 qu’est née Lumière du noir.

Pour revenir à votre question, difficile de savoir pourquoi : je crois que cela relève un peu du hasard. Si je prends l’exemple de mes Tres pinturas imaginarias (2014), le premier mouvement m’est venu lors d’une visite à l’Alte Pinacotheke de Munich, en contemplant une toile de Leonard de Vinci : la Madone à l’œillet. Je ne cherchais rien de concret en allant visiter le musée. Je ne cherchais pas une peinture qui soit le point de départ d’une pièce, mais l’œuvre de Vinci m’a fait un tel effet que j’ai aussitôt senti que je devais en faire quelque chose. En l’occurrence, j’ai essayé de reproduire le sentiment d’éloignement, de profondeur de champs et d’évaporation du sfumato, cette technique stupéfiante typique de la peinture de la Renaissance qui superpose délicatement les couches de peinture pour éviter la précision du contour. Pour Anamorfosis (2006), c’est une technique de peinture que j’ai utilisée comme modèle – de la même manière que je peux utiliser les fractales comme modèle.

Dans le cas de Lumière du noir, je ne pouvais transposer à ma musique nul modèle tiré de l’œuvre de Soulages. Mais quand j’ai visité l’exposition, j’ai été impressionné, choqué, stupéfait. Pour trois raisons principales, selon moi. D’abord, par la découverte de la dimension temporelle de la peinture de Soulages (à mesure que le temps passe, la lumière ambiante évolue et change l’aspect des œuvres). Ensuite, parce que j’ai, pour la première fois, compris son concept d’« outrenoir » – un concept que mes lectures ne m’avaient jusque-là jamais permis de véritablement comprendre : il me fallait le vivre, l’observer en réalité, pour que cela m’apparaisse dans toute son évidence. Enfin par l’aspect paradoxal de son œuvre, au sens où le noir devrait en théorie absorber toute lumière, alors que cette peinture est au contraire le lieu d’un phénomène presque magique : le noir semble « refléter » et même projeter la lumière – d’où le titre de mon œuvre. L’aspect temporel de l’œuvre de Soulages, dont je parlais à l’instant, participe également de ce paradoxe : quand on fait face à ses peintures, quand on prend le temps de les regarder, la lumière qui semble provenir de la peinture elle même évolue avec la lumière naturelle qui éclaire l’espace. L’œuvre devient vivante.

Comment avez-vous transposé ce phénomène à la musique ?

En utilisant des matériaux paradoxaux qui semblent tour à tour s’attirer mutuellement puis se refléter l’un l’autre. Comme la lumière se reflétant dans la toile. J’ai donc joué sur des processus d’absorption et de réflexion du matériau.

C’est donc moins un modèle qu’une source d’inspiration, une interprétation personnelle du sentiment que vous avez eu en découvrant l’œuvre de Soulages.

Oui. Somme toute, la démarche est très proche de celle dont on parlait un peu plus tôt à propos de ma relation à l’histoire de la musique : c’est une manière de relire une œuvre – une œuvre d’art visuel ou une œuvre du répertoire –, non pas pour en extraire un modèle, mais pour en tirer une idée ou la clef d’un problème, formulé le plus souvent comme une question. En l’occurrence, pour Lumière du noir : comment puis-je gérer, en termes sonores, cette dualité absorption/réflexion de la lumière ?

Dans Snefru pour accordéon et électronique en 2002 et dans Nebmaat pour quintette (vent & cordes) en 2003, vous vous inspiriez de pyramides d’Égypte : l’architecture vous intéresse-t-elle ?

Je m’y intéresse, bien sûr, mais je dois avouer que, après les deux pièces que vous mentionnez, j’ai délaissé un peu l’idée d’en tirer quoi que ce soit du point de vue compositionnel : je pensais ne pas disposer de suffisamment d’outils pour développer une réflexion approfondie. Aujourd’hui seulement, après toutes ces années, j’ai le sentiment que je peux à nouveau me confronter aux problèmes soulevés par l’architecture. J’ai donc deux projets qui ont trait à l’espace (dont Voces Nómadas, qui sera présentée dans le cadre de ManiFeste le 17 juin prochain), et j’ai engagé des recherches avec un historien de l’architecture en Allemagne. Je commence du moins à découvrir de nouvelles approches de l’analyse architecturale, et notamment l’analyse syntaxique – un type d’analyse susceptible, je pense, de provoquer des phénomènes intéressants dans ma musique.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.

Note de programme du concert "L'Ircam fête ses 40 ans" du 2 juin 2017 au Centre Pompidou, dans le cadre du festival ManiFeste.
© Ircam-Centre Pompidou mai 2017