Texte cité dans

Quartett, un opéra

par Serge Lemouton

21 mars 2013


Participer à la création d’un opéra est toujours, pour un réalisateur en informatique musicale (en tout cas pour moi), une expérience exceptionnelle. En effet, la réalisation de l’informatique musicale d’un ouvrage lyrique (si on la compare à la réalisation d’une œuvre pour instrumentsoliste et électronique, par exemple) présente des caractéristiques très particulières : des contraintes fortes mais aussi des moyens de diffusion, et des moyens tout court, très importants.

Une expérience de production d’opéra implique une pluridisciplinarité ; le réalisateur n’interagit plus seulement avec le compositeur, cette relation est démultipliée entre les différents créateurs impliqués dans le projet, le metteur en scène, la scénographie, les costumes, la vidéo, les chanteurs, etc. Ce n’est pas forcément dans la réalisation d’un opéra qu’on va pouvoir prendre leplus de risques ou expérimenter des techniques très innovantes, étant donné toutes les contraintes, il faut souvent aller au plus efficace. Mais c’est une expérience extrêmement gratifiante lorsque la partie électroacoustique fonctionne en synergie avec les autres composantes de cette forme d’« art total » qu’est l’opéra.

La pièce de Heiner Müller est un duo, dans l’opéra les deux protagonistes sont seuls en scène pendant toute la durée du spectacle (1h20), un long duo entre une soprano et un baryton. Mais c’est aussi un quatuor, puisqu’ils échangent leurs rôles, se travestissent l’un en l’autre, jouent d’autres personnages. Un opéra c’est de la musique et du théâtre, où les acteurs jouent des personnages qui simulent. Incarnation de la voix lyrique.

La collaboration avec l’Ircam a commencé fin mars 2010, c’est-à-dire un peu plus d’un an avant la création. L’opéra a été réalisé et composé en un temps assez court (un an entre le premier contact et les premières répétitions : mars 2010-mars 2011). Cette période de préparation fut consacrée à l’élaboration d’une maquette informatique de la grande forme de l’opéra et à la préparation des sons et de l’environnement informatique de mise en espace. Essayons d’extraire les spécificités de l’apport de l’Ircam dans Quartett, afin de comprendre la fonction dramaturgique de l’électroacoustique. La première intervention est pré-compositionnelle. Comme la plupart des compositeurs de sa génération, Luca Francesconi utilise l’outil informatique dans sa pratique quotidienne. La première incarnation de l’œuvre a pris la forme d’une maquette informatique représentant le déploiement temporel de la grande forme.

Pendant l’élaboration de sa partition, nous avons eu des échanges concernant surtout les recherches et développements actuels de l’équipe Analyse/Synthèse (en particulier avec Pierre Lanchantin) au sujet de l’analyse de qualités vocales particulières et de la segmentation permettant la sélection des éléments porteurs de l’expressivité dans le flux vocal. Merteuil et Valmont jouent un jeu extrême, à la fois raffiné et barbare, et d’une grande complexité. L’écriture vocale des deux chanteurs fait appel à des caractérisations vocales rhétoriques pour illustrer les différents rôles qu’ils ne cessent de s’échanger. Ces caractérisations font appel, d’une part, d’une façon distanciée à toute l’histoire de l’opéra et, d’autre part, aux techniques de transformation de la voix en temps réel, chaque personnage étant associé non seulement à un traitement vocal particulier mais aussi à un type de transformation différent. Quartett est un opéra de répertoire qui intègre les recherches actuelles sur l’expressivité de la voix et ses transformations en temps réel.

Les deux chanteurs de Quartett sont accompagnés d’un chœur, de deux orchestres (une formation de chambre d’une vingtaine de musiciens et un orchestre symphonique) et de sons électroniques à base de sons synthétiques et concrets.

Lors de la création de l’œuvre au Théâtre de la Scala, l’orchestre de chambre était dans la fosse tandis que la formation symphonique et le chœur (dont les sons étaient captés et diffusés sur les haut-parleurs) étaient dans une autre salle. Pour les reprises de l’œuvre, le chœur et l’orchestre symphonique « en coulisses » sont remplacés par l’enregistrement du chœur et de l’orchestre de la Scala.

Les deux orchestres représentent les espaces dans lesquels évoluent les personnages : un espace claustrophobique (Luca parle de « peep-show ») et le monde extérieur (« out »). Cela permet des effets de perspective et de travelling. La fonction de l’électroacoustique dans cet opéra n’est pas illustrative mais en adéquation avec le sujet. Le Spatialisateur Ircam 1 permet de créer les deux environnements acoustiques distincts correspondant aux deux orchestres. Plus précisément, cinq plans sonores distincts ont été définis, correspondant à des situations dramatiques déterminées.

La spatialisation n’est pas utilisée ici, comme c’est souvent le cas, pour placer ou déplacer des sources dans l’espace, mais bien pour illustrer cet enchâssement d’espaces dans lesquels évoluent les personnages : une boîte, sur la scène d’un opéra, d’une ville, du monde. C’est l’artifice essentiel, l’artifice de toujours, du spectacle d’opéra associant des moyens théâtraux, cinématographiques et musicaux pour représenter sur une scène des émotions et des situations universelles.


1 Le Spatialisateur® est une suite logicielle développée à l’Ircam dédiée au traitement de spatialisation en temps réelde signaux sonores dans les contextes de création musicale, de post-production et de concert.

Concert à la cité de la musique, le 19 mars 2013.
© Ircam-Centre Pompidou 2013