Texte cité dans

Iconographe

10 janvier 2013


Marco Momi, comment est né le cycle Iconica : quels sont les enjeux qui ont présidé à sa composition ?

C’est en réalité un cycle tout à fait involontaire : je n’avais pas du tout l’intention de composer un Iconica II lorsque j’ai terminé Iconica, et encore moins troisième et un quatrième.

C’était en 2006. Je venais de terminer mes études, une période charnière pour tous les compositeurs, que j’ai quant à moi trouvée particulièrementappropriée pour faire le point. Moins que l’élaboration d’un langage « personnel », il s’agissait davantage de distinguer les chemins dans lesquels je voulais m’engager, sans forcer mon parcours vers les pistes suggérées par mes études ou mes besoins d’écoute. Pour moi, les enjeux étaient multiples : comment combiner anonymat et authenticité ? Comment conjuguer, au sein du discours musical, mes exigences de sensible avec mon approche de la formalisation harmonique et ma conception de la figure musicale ?

On dit souvent que ces moments-là sont ceux des sacrifices : pour moi, ce fut un retour à l’essentiel, au niveau zéro de mon écriture. La première conséquence a été d’oublier la grande forme — ce qui, au reste, n’a jamais été dans mes habitudes. Je me suis donc naturellement penché sur la miniature, les petits objets, les sons dans leur plus simple appareil. Je voulais frustrer tous les processus de développement du matériau, qui font pourtant partie intégrante de l’écriture contemporaine.

Mon approche du matériau musical s’apparente en somme à celle du sculpteur : avec une extrême caractérisation des « écosystèmes sonores » — cette expression, très utilisée, recouvre des concepts parfois très différents selon les compositeurs. Je l’entends plutôt dans un sens proche de celui que lui donne James J. Gibson dans ses travaux sur la perception visuelle. Deux notions m’ont intéressé chez lui, celle d’espace écologique — chaque objet, avant d’être un objet, représente un potentiel, il suggère par lui-même une sorte de parcours existentiel — et celle de lumière environnante. Il y a d’un côté la lumière directe qui saisit et focalise, comme celle du laboratoire ; d’un autre côté, il existe écologiquement un champ visuel dans lequel l’objet nous suggère des parcours perceptifs potentiels. Il n’y a pas de lumière directe, mais un champ visuel dans lequel je peux considérer l’objet en question, ou un autre, à côté. Chaque objet de l’environnement, pourvu de son magnétisme ou de sa répulsion interne propres, me fournit des informations sur l’environnement lui-même et les objets qui le meublent.

Dans Iconica, j’ai donc cherché à créer de petits univers. La matière sonore que j’ai choisie et modelée était très simple en elle-même — des gammes, destrilles, des multiphoniques —, mais je l’ai appréhendée « à tâtons » pour tenter de la comprendre de l’intérieur et en découvrir le son et la forme. C’est pour cette raison que les miniatures qui composent chaque Iconica forment une macrofigure : elles sont très caractérisées.

Le titre Iconica peut s’entendre de plusieurs manières : vous pourriez être celui qui fabrique ces icônes, l’iconographe, ou l’iconoclaste ; pourquoi ce titre ?

Mes titres ont toujours un faisceau de motivations variées. Tout d’abord, l’icône est une œuvre d’art, certes, mais une œuvre d’art dotée d’une qualité symbolique singulière, qui permet une perception immédiate des objets et de la scène qu’elle décrit. L’icône est, en soi, un moyen de communication directe.

Lorsque l’on regarde une icône, on ne regarde pas seulement une image, mais un ensemble de symboles signifiants, qui racontent une histoire, sans besoin d’explication, ni de développement. L’organisation de l’image suffit pour comprendre la chronologie des événements.

Exactement : l’icône porte en elle une dynamique perceptive immédiate de compréhension des symboles qui la composent — et, dans la mesure où j’avais sacrifié l’idée de processus dans mon écriture, c’était exactement ce que je cherchais.

Par ailleurs, j’aime le caractère « anonyme » qui se dégage des icônes religieuses. Cela participe au reste de mon attitude au sein de la contemporanéité musicale : j’aimerais ne pas être là. Je n’aime pas les déclarations esthétiques. Ma réflexion porte sur le musical en soi. Or, le processus de production d’icônes relève à la fois de l’hommage (à la figure dépeinte) et du fonctionnel. De la même manière, le matériau que j’utilise fait partie de l’atelier musical au sens le plus large.

L’artiste n’est pas présent dans l’icône, il s’efface derrière son sujet.

Voilà. Dernière chose : particulièrement dans ces Iconica, je me suis concentré sur le détail (et non sur le maniérisme). Pour moi la définition du détail est liée à la posture d’écoute exigée par l’écriture. Dans mon cas, cette complexité de l’écriture n’est pas le lieu de la déclaration esthétique et n’est jamais univoque. S’effacer derrière son œuvre revient à lui redonner la priorité, ce que je préfère à d’autres postures, comme de se cacher derrière le parcours esthétique des autres ou de seplacer en avant de l’œuvre, en se référant à des concepts stylistiques ou à des manifestes. Dans les deux derniers cas, on constate une potentielle perte de signifiant lors de l’écoute qui devient « subie », on choisit de solliciter les dynamiques du « re-connaître » plutôt que du « connaître ». La richesse du détail, lorsqu’elle n’est pas autoréférentielle, est source d’ambiguïté.

Vous disiez involontaire le cycle des Iconica : qu’est-ce qui vous a poussé à écrire un deuxième volet (puis un troisième et un quatrième), si vous n’en aviez pas l’intention au départ ?

Pour bien vous répondre, il me faut revenir à ce qui déclenche chez moi la composition. Il y a naturellement des perspectives esthétiques dans ce que j’écris — des perspectives que j’espère fortes — mais, plus que de l’analyse d’un problème esthétique ou d’un stimulus intellectuel, l’écriture naît de sons, ou plutôt « d’images de sons » que j’ai en tête. Ce sont ces images de son que j’essaie d’écrire, de transcrire, de focaliser, dans le silence de mon atelier.

Aussi bien, après avoir écrit Iconica, j’ai ressenti le besoin de continuer à manipuler certains sons, certains objets dont je m’étais servi — ce qui m’a amené à écrire Iconica II, puis les autres.

Le cycle trouve donc tout de même une certaine cohérence globale, au-delà du titre ? En termes de forme, de matériau et de traitement, par exemple ?

Oui. Chaque pièce est un petit recueil de miniatures, conçu comme un tout indivisible, mais on peut constater dans la globalité de nombreux renvois de l’une à l’autre. Par exemple, le deuxième mouvement de Iconica, avec son jeu de gammes, est repris dans Iconica II avec un renversement et une ponctuation différente. Dans Iconica IV, l’électronique reprend à son tour cette figure pour l’exploser, dans une dynamique de mélange extrême entre la figure dans son état acoustique d’une part et retraitée par l’électronique d’autre part. Autre exemple, « Le parfum du lys », le deuxième mouvement d’Iconica III, sera réinvesti dans Iconica IV, mais cette fois plutôt par l’électronique, l’ensemble instrumental venant en contre-pied : pour contrebalancer la source électronique.

Il y a là un jeu de « loop », de boucle, un objet musical qui d’ailleurs me fascine : comment reproposer une même figure dans la dynamique du concert, au sein d’une temporalité élargie ? À chaque nouvelle écoute, le loop change notre perception de la formule de départ — tout comme la répétition d’une œuvre en change l’interprétation. Le métier d’interprète est certes d’interpréter mais il est aussi de « répéter » — avec cette régularité de la reproposition, qui varie légèrement à chaque répétition, allant vers toujours plus de définition — : en ce sens, l’interprète se réfère à une forme d’« icônes ». Le propos ici n’est pas d’embrasser la forme générale, le développement, la prolifération, mais bien de concentrer la durée au sein de la miniature : la forme n’est pas un acte prévisionnel, mais un acte de découverte dans l’instant. Certaines icônes n’apparaîtront ainsi qu’une fois, d’autres seront reprises et variées. N’ayant pas pensé les quatre pièces comme un cycle, et donc les rapports qu’elles entretiennent entre elles, les donner toutes ensemble au sein d’un même concert est cependant d’un certain point de vue assez risqué !

Un élément revient, toutefois, comme une constante : exception faite d’Iconica III, qui est une œuvre exclusivement vocale, un rôle essentiel est dévolu au piano. À la toute fin d’Iconica, Iconica II et Iconica IV, l’ensemble se tait pour laisser place au piano seul. C’est une référence aux icônes du Moyen Âge : tout comme la figure du saint reste seule en mémoire, le piano est cette permanence de l’icône lorsque tout le reste a disparu, l’image laissée pure et nue lorsque tombent les lames d’or et d’argent qui l’ornent.

La dernière pièce de ce cycle involontaire, Iconica IV, fait appel à l’informatique musicale de l’Ircam : comment l’avez-vous travaillée ? Comment l’informatique vient-elle enrichir la réflexion ?

Le travail était double : d’abord l’aspect sensible — ce qui peut s’entendre. Le défi était de ce point de vue de renforcer le sentiment d’un « méta-instrument » — une impression d’autant plus essentielle dans le cadre du cycle Iconica que ce méta-instrument a la capacité de faire oublier la connotation inhérente aux instruments de l’ensemble, si besoin au moyen d’un surplus d’énergie et d’une explosion sonore. Comme une destruction de cette connotation pour laisser place à une re-connotation autre. Ma réflexion a porté sur l’espace sonore, sur le geste instrumental, ou encore sur les dynamiques d’inversion du phénomène : lorsque c’est la source sonore acoustique, qui colore à son tour le son électronique. Ce travail consiste principalement en des traitements en temps différé, en raison de mon exigence de détail.

Ensuite vient le travail de formalisation, un travail caché, mais vital pour moi, notamment pour être en mesure de clore un chapitre et d’avancer vers le suivant. C’est un parcours, une réflexion fondamentale sur le concept même de formalisation— un concept avec lequel j’entretiens un rapport pour le moins conflictuel. La formalisation n’est pas pour moi une manière de définir un processus que je pourrais ensuite réutiliser dans une autre pièce — comme une formule magique, une panacée qu’on appliquerait à tous les problèmes et à tous les matériaux musicaux. Pour moi, c’est l’inverse : dès lors que j’arrive à formaliser un processus, je passe à autre chose. J’ai l’intuition d’un processus — musical, sonore, etc. — que l’écriture va me permettre de creuser, de pièce en pièce, en le répliquant si nécessaire, et en allant vers toujours plus de définition. La formalisation est donc pour moi un outil aussi passionnant que pour les autres, mais pour des raisons opposées.

L’accès aux outils d’informatique musicale de l’Ircam était l’occasion de faire ce travail sur les approches dont j’avais eu l’intuition lors de l’écriture des trois premiers Iconica.

L’informatique musicale vous a donc aidé à déconstruire les processus à l’œuvre dans la composition des trois premiers Iconica.

Elle m’a permis d’en comprendre la cuisine, l’artisanat, de distinguer les vis et rouages de la machine. Ainsi, une fois Iconica IV écrit, j’ai su qu’il n’y aurait pas d’Iconica V. Et dès lors que je vois les vis, je peux passer à autre chose.

Lors de ce concert, vos quatre Iconica sont présentés avec le Répons de l’Office des Ténèbres du Samedi Saint de Carlo Gesualdo : que pensez-vous de ce rapprochement ? Voyez-vous des similitudes entre votre musique et celle de Gesualdo ?

L’idée de ce programme n’est pas de moi, mais des trois directions artistiques des ensembles et institution qui contribuent à ce concert : les Solistes XXI, L’Itinéraire et l’Ircam. Si je connais évidemment Gesualdo, et notamment son Office des Ténèbres, je ne crois pas qu’il y ait entre lui et moi de liens directs — je ne suis en tout cas pas de ces compositeurs qui travaillent particulièrement leur relation musicale avec des compositeurs du passé. Je trouve toutefois que ce rapprochement témoigne d’une intuition riche et séduisante. Le cycle de mes Iconica est très singulier : il y a là une « reproposition » de « l’icône » — surtout dans les trois pièces instrumentales — qui dégage une aura rituelle que je crois palpable. La musique de Gesualdo et surtout ses Répons du Samedi Saint vont catalyser le potentiel dynamique de perception du sacré.

D’autre part, L’Office des Ténèbres appartient à la dernière période créatrice de Gesualdo — une période durant laquelle il a mis l’accent sur la complexité du contrepoint. Il utilise alors une écriture aux limites de la technicité de l’époque — au contraire de Palestrina, par exemple, qui tend vers l’épure. Tous ces jeux de polyphonie chromatique, fortement empreints de sacré, ou ces changements harmoniques, qui révèlent la lumière perçant les ténèbres, créent une forme d’atemporalité abstraite, et presque amusicale. Ce sont là des caractéristiques qui s’appliquent également au cycle Iconica : aller au dedans, vers le microscopique, obliger l’interprète à jouer chaque note avec un poids spécifique.

Marco Momi, propos recueillis par Jérémie Szpirglas, concert du 14 janvier 2013, Ircam.
© Ircam-Centre Pompidou janvier 2013