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Entretien avec Édith Canat de Chizy et Grégory Beller : « Transcrire une idée poétique »

par Jérémie Szpirglas

1 janvier 2012


Édith Canat de Chizy, Over the sea est votre première expérience à l’Ircam. Vous avez déjà travaillé la musique électroacoustique, au Groupe de recherches musicales notamment, mais jamais la musique mixte. Pourquoi y venir aujourd’hui?

Édith Canat de Chizy : L’électroacoustique a toujours occupé une place importance dans mon travail. C’est Ivo Malec qui m’y a initiée, bien qu’il ne l’enseignât pas lui-même, puis j’ai fait mes premières armes au GRM. Ce fut une expérience hautement formatrice, qui a profondément modelé mon écriture, notamment dans ses aspects formels, et qui a beaucoup influé sur ma manière d’orchestrer. Cependant, jusqu’à très récemment, l’Ircam me paraissait toujours un peu inaccessible. Puis l’idée a fait son chemin, et je me suis rendue compte qu’il y avait là un prolongement intéressant à mon écriture. Travailler à l’Ircam entre finalement dans une certaine logique, dans la continuité de mon travail sur la musique électroacoustique. 

Le bagage engrangé lors de vos précédentes expériences avec la musique électroacoustique vous a-t-il été d’une quelconque aide au cours du travail?

É.C.-C. : Oui. Pour moi, les deux démarches sont complémentaires. J’encourage d’ailleurs mes élèves à s’intéresser à l’électroacoustique avant d’aborder l’électronique : c’est une excellente intro-duction aux problématiques d’organisation que l’on y rencontre, ainsi qu’aux diverses techniques employées. L’électroacoustique ouvre l’imaginaire quant aux transformations du son, et l’on peut ainsi commencer à élaborer sa palette sonore. Ma dernière expérience en date au GRM, il y a deux ans, une pièce pour deux violons et support audio, a ainsi été pour moi une véritable préparation au travail que je réalise à l’Ircam.

Aviez-vous une idée claire du projet en arrivant en termes musicaux, mais aussi en termes d’outils informatiques de composition?

É.C.-C. : Pour toutes mes pièces ou presque, je procède de la même manière : je travaille sur un certain nombre de séquences – dont la succession enchaînée donnera naissance à la partition. Lors des premières séances de travail avec Grégory Beller, réalisateur en informatique musicale, je suis arrivée, avec en tête, le déroulement complet de la pièce : six séquences, déclinant chacune à leur manière cette idée de transparence et de milieu aquatique que je voulais développer. C’est à partir de ces séquences instrumentales que j’ai commencé à imaginer l’électronique. Ont suivi de longues séances d’improvisation en studio.

Comment avez-vous abordé le travail de composition électronique en lui-même?

É.C.-C. : Après cette première session intensive en studio, je suis retournée à ma table pour écrire. Grégory m’a conseillé de noter, au fur et à mesure de la composition, toutes les idées de transformation qui pouvaient me passer par la tête.

Grégory Beller : Le travail s’est fait de manière unifiée. Partitions instrumentale et électronique ont été élaborées parallèlement. Forts de notre travail en amont sur les gestes qu’Édith avait esquissés, nous avons défini un vocabulaire commun pour décrire les traitements électroniques. Édith s’est ensuite servie de ce langage pour écrire conjointement la partition instrumentale et électronique.

Comment s’est déroulée la collaboration ? Qui manipule les outils?

É.C.-C. : C’est Grégory qui s’en charge. La manipulation est, du reste, ce qui m’a toujours un peu gênée dans le domaine de l’électroacoustique. C’est un processus qui exige beaucoup de temps, de patience, de pratique. Hors, on n’a pas le temps de tout faire : écrire, pénétrer l’univers et apprendre la technique. Je connais les différents logiciels et effets : je peux les nommer mais ne pourrais pas les manipuler moi-même. 

Comme dans l’atelier du peintre, c’est donc Grégory qui prépare les couleurs…

G.B. : Oui. Ou plutôt, dans le cas d’Over the sea, les sons qui peuvent être en référence au milieu aquatique.

É.C.-C. : C’est l’un des aspects formidables de notre relation : l’idée musicale est immédiatement transcrite.

Édith Canat de Chizy, dans vos écrits et les entretiens que vous accordez, vous parlez souvent de votre musique en termes d’imaginaire et d’images. Qu’en est-il dans le dialogue avec un réalisateur en informatique musicale?

É.C.-C. : J’arrive avec une idée « poétique », dirons-nous, et Grégory se charge ensuite de la traduire en termes de programmes et de processus. Nous nous lançons alors dans une série d’essais jusqu’à trouver l’effet adéquat.

G.B. : Avec Édith, tout se passe de manière très fluide. Le travail et l’enregistrement préalables des gestes – instrumentaux ou musicaux – nous ont permis de distinguer rapidement les aspects de son écriture pouvant être prolongés par l’électronique, et ainsi de mettre au point des gestes instrumentaux-électroniques. La musique d’Édith s’élaborant moins selon un quelconque formalisme, mathématique ou autre, que sur ces gestes et ces formes esquissées en amont, la composition de l’électronique relève davantage de la sensation : amplification des gestes ou des modes de jeu, prolongation de ces gestes par la mise en espace, accentuation des symbioses sonores qui se font jour entre l’accordéon et les cordes…

Avez-vous eu des surprises?

É.C.-C. : Oui, notamment pour les traitements de l’accordéon : des surprises formidables. Le champ des possibles est d’une richesse dont je n’avais pas conscience auparavant. Autre surprise, plus déstabilisante : le bouleversement de la temporalité de l’écriture qu’implique le travail de l’électronique. C’est comme si le temps soudain s’arrêtait.

G.B. : C’est un phénomène que remarque la plupart des compositeurs, en effet. L’électronique ralentit l’acte d’écriture. La raison en est simple : la confrontation avec cet univers soulève de nouvelles questions quant à la pratique et aux processus de composition. Les compositeurs se voient forcés d’explorer un autre niveau d’écriture – et, de fait, de prendre du recul par rapport à leur propre pratique. Le temps de réalisation – un an et demi en moyenne, par sessions de quatre à six semaines tous les trois ou quatre mois – est toutefois assez bénéfique. On a le temps de considérer plus objectivement le travail, et de s’approprier ou de créer un nouveau langage. Quant à nous, réalisateurs en informatique musicale, cette inscription d’une production sur une longue période nous permet aussi de créer le support de réalisation de ce langage au fur et à mesure que celui-ci se développe et, puisque nous menons plusieurs projets de front, d’enrichir les uns par ce qu’on expérimente dans les autres. 

Programme du concert du 11 juin 2012, ManiFeste de l'Ircam, Bouffes du Nord.
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