Texte cité dans

Entretien avec Emmanuel Nunes

par Jérémie Szpirglas

15 juin 2011


Emmanuel Nunes, les deux pièces au programme de ce soir, Einspielung I et Wandlungen, ont un statut un peu particulier dans votre corpus : elles peuvent se jouer avec ou sans l’électronique. Indifféremment, dirait-on… Au sein du cycle La Création, dans lequel elles s’inscrivent, il n’y a que trois pièces de ce genre (la troisième est Nachtmusik I). Qu’est-ce qui distingue les deux versions ? Quel est l’apport de l’électronique et, si elle n’est pas indispensable, la version « sans » est-elle moins riche que la version « avec » ? Sont-ce deux œuvres différentes, deux œuvres à part entière ?

En allemand, il existe une expression familière et assez éloquente, contraction de Ja et Nein : « Jein », que l’on pourrait traduire par « oui et non à la fois ». « Jein » : c’est à peu près la réponse que je pourrais vous faire. Aussi bien dans Wandlungen que dans Einspielung I, je confère, au moyen de l’électronique, une deuxième scénographie sonore à une même partition. En effet, du point de vue des interprètes, pas une note, pas un rythme n’y change. L’électronique se greffe sur une partition rigoureusement identique. Ce qu’entend l’auditeur est certes différent, mais l’original reste présent – l’ensemble des traitements électroniques ne le cache pas. L’original n’est pas un simple prétexte pour faire une autre pièce grâce à l’électronique. Dans les deux pièces, tout ce qu’on entend est issu en temps réel des seuls instruments — sans aucun pré-enregistrement. En réalité, la pièce sans électronique sert de point de départ et d’arrivée à la pièce avec électronique. Un parallèle osé – non par la qualité mais néanmoins paradigmatique – serait d’évoquer à ce propos des pièces pour piano de Ravel, Petrouchka de Stravinsky, ou encore les Tableaux d’une Exposition : les versions pour orchestre sont pour ainsi dire les mêmes œuvres. Si on a tendance à écouter davantage les versions orchestrales, les pièces pour piano n’en sont pas moins originales, il ne s’agit aucunement de réductions. Et si l’on compare les deux, il ne fait aucun doute que c’est le même geste musical, la même thématique, la même rythmique intérieure… y compris dans la miraculeuse orchestration de Ravel de l’œuvre de Moussorgski. Il en va de même dans le cas qui nous occupe : avec ou sans électronique, c’est la même pièce. On reconnaît l’une dans l’autre et vice versa. Ce serait d’ailleurs intéressant de les entendre dans le même concert.

L’expression « scénographie sonore » que vous avez employée renvoie à la notion de spatialisation, qui est, indéniablement, un axe essentiel de votre travail. Mais ce terme désigne un concept somme toute bien vague qui, lorsqu’appliqué à la composition, nécessite une formalisation plus pointue… Comment l’approchez-vous ?

La spatialisation doit être pour moi comprise comme un paramètre à part entière de l’écriture, au même titre que le rythme, l’harmonie… Au même titre mais dans sa spécificité propre (il ne s’agit surtout pas de la traiter comme on traite les hauteurs, par exemple). Il faut composer avec elle. Prenons Wandlungen. L’ensemble est composé de vingt-cinq musiciens. Pour le dire très succinctement, sur la partition, le discours musical est déjà « orchestré » – comme dans toute pièce pour ensemble. La spatialisation est alors une recomposition, une reformulation dans l’espace de cette orchestration : les musiciens (les sources sonores) ne sont plus des points fixes. Imaginez un tutti de Wandlungen : tous les musiciens jouent ensemble. Ce tutti a été, sur la partition, travaillé et orchestré, comme un tutti. La spatialisation vient alors redistribuer ce tutti par petits groupes de musiciens sur chaque haut-parleur placé dans la salle de concert, comme deux orchestrations concomitantes. On écoute, comme toujours, le tutti, mais, dans le même temps, on a un éclatement de l’ensemble dans la salle (une flûte alto et un violon là, une clarinette basse et un marimba ici, etc.) et, sur le plan de la localisation, des groupes restreints de musique de chambre se constituent, répartis dans la salle et jouant simultanément.

On ajoute donc une dimension à l’écoute : comme cette troisième dimension de la peinture cubiste.

Pour être un peu plus précis, et moins prétentieux (mais néanmoins quelque peu fantaisiste), on pourrait dire à la limite que c’est une vision cubiste d’un tableau qui ne l’est pas. À ce sujet, j’ai toujours considéré qu’il y avait une filiation entre la démarche qui mène à un tableau cubiste de Braque ou Picasso, et celle de Stockhausen, Boulez, ou Pousseur, lorsqu’ils conçoivent une pièce en forme ouverte. Si on fait abstraction de l’antinomie simultanéité/juxtaposition. Par ailleurs, ma propre conception de la spatialisation trouve l’une de ses sources premières dans mes réflexions sur les limites de la forme ouverte en musique et de sa perception en temps réel. En 1965, j’écrivais déjà dans mon journal : « Je sens qu’il y aura un rapport étroit entre la “nouvelle” conception de la forme ouverte et la répartition spatiale. Il est nécessaire d’approfondir ma notion de forme ouverte : elle n’existe pas en soi, mais uniquement à travers ses multiples manifestations possibles. »

Tout comme l’instrumentation varie au cours d’une pièce, cette répartition sur les haut-parleurs varie d’un tutti à un autre, d’un passage à un autre…

De manière pertinente, naturellement. Il y avait dans mon esprit à l’époque de Wandlungen (1985) deux grandes catégories de spatialisation, à savoir : 1) le placement dans l’espace de groupes de musiciens immobiles ; 2) une spatialisation dynamique, mobile : le même groupe, les mêmes instruments suivent ce que je décris comme des « parcours de déplacement » à travers les divers haut-parleurs. Mais ces parcours ont à nouveau une double caractéristique : ils sont régis par des rythmes (que l’on pourrait du reste transcrire à la main comme on écrit une partition), lesquels ne coïncident pas forcément aux rythmes « préexistants » de la partition et exécutés par les musiciens. Il s’agit ainsi d’une imbrication constante – imbrication et non concordance – entre deux voix rythmiques : le rythme que les musiciens jouent et le rythme de la spatialisation. Avec bien sûr des jeux entre les deux couches rythmiques, faits de croisements, d’oppositions et de rencontres. Et tout cela est suivi en temps réel à l’attaque près, ou quasiment : plus l’analyse du signal est fine, plus le rendu est efficace. La réalisation de l’informatique musicale a donc pour moi un rôle considérable d’interprétation, elle aussi d’ordre musical.

La spatialisation devient donc un élément syntaxique du langage.

Exact. Un élément qui, d’ailleurs, nécessite le développement d’une écoute non primaire, je veux dire : non purement acoustique. À l’audition, plusieurs niveaux de reconnaissance ou de masquage entrent en jeu. Si je fais par exemple un mouvement sonore entre dix haut-parleurs, cela ne signifie nullement que l’auditeur écoutera chaque haut-parleur individuellement, et qu’il suivra ponctuellement les événements venant de chacun. Exactement comme dans une pièce pour orchestre : on n’écoute pas toujours chaque instrument ponctuellement – on ne les entend pas tous, ou du moins pas tous distinctement. Cela dépend des moments. Mettre en avant l’une ou l’autre des couches en présence fait partie du travail de composition. Certains aspects de l’orchestration ne se discernent certes pas immédiatement – mais, s’ils n’y étaient pas, leur absence créerait comparativement un vide, et donc une autre image sonore. Il faut envisager le geste spatial comme contribuant à l’effet global et, si possible, à sa portée musicale. En effet, l’argument, surtout venant de certains compositeurs férus d’informatique, qui consiste à dire que la spatialisation n’est finalement pas audible telle que nous la mettons en œuvre, ne fait que souligner la différence entre entendre un phénomène (même avec une oreille absolue), et l’écouter musicalement.

Cette vision de la spatialisation n’est pas neuve : elle est héritée de siècles d’écriture – Monteverdi ou Gabrieli dans la basilique Saint-Marc, Bach dans sa
Passion selon Saint Matthieu, ou plus récemment Stockhausen…

Évidemment, on n’a pas attendu l’électronique pour spatialiser : ce n’est pas une invention.

Ce n’est pas une invention. Mais l’informatique permet d’atteindre une autre dimension.

Bien sûr. Mais on peut également développer une écriture spatialisée tout aussi paradigmatique sans l’informatique. Rappelons Gruppen ou Carré de Stockhausen. Je l’ai fait, par exemple, dans Tif'ereth pour six groupes d’orchestre, et dans Quodlibet (avec 25 musiciens « mobiles » et un orchestre), une œuvre que j’ai eu la chance d’écouter dans près d’une vingtaine de salles différentes. Cette expérience m’a beaucoup appris car, à chaque fois, d’une salle à l’autre, il fallait redistribuer différemment dans l’espace les groupes prévus dans la partition, de manière à obtenir un résultat sonore équivalent. Il y avait ainsi un aspect de « forme acoustiquement ouverte ». Chaque salle apportait un éclairage différent à l’œuvre, non par quelques disparités dans la partition, mais par la variété des équilibres acoustiques.

Pouvait-on, dans une même salle, changer la disposition de musiciens et obtenir une œuvre autre ?

Théoriquement, oui. Mais ce n’était pas mon intention : même si j’étais parfois obligé d’adapter, je me suis rendu compte que la manière dont la partition a été écrite permet de ne jamais défigurer la pièce. Elle change un peu de visage, mais c’est toujours la même pièce.

Votre pensée de la spatialisation a-t-elle évolué depuis que vous vous y intéressez ?

« Jein ». Depuis 1964, quand j’en ai posé les premières bases, mon intérêt pour la spatialisation, en tant que paramètre à part entière de l’écriture musicale, est resté intact. Mais la recherche informatique, surtout ces derniers temps, nous ouvre de nouveaux horizons. Je ne renoncerai toutefois pas à mes prérogatives. Sur le plan technique, la spatialisation a connu quelques évolutions que je n’ai pas encore intégrées et sur lesquelles je veux prochainement me pencher – impérativement en cohérence avec mon projet compositionnel.

Y a-t-il d’autres aspects de l’électronique qui vous intéressent ?

Oui. Mais attention… Si l’on parle traitements, si l’on proclame, comme une démarche originale, le fait d’utiliser des frequency shifting et des harmoniser, procédés vieux de quelques décennies, ou de différents types de synthèse plus ou moins sophistiqués, que sais-je ?, si l’on balance des termes « savants » pour impressionner le profane, on ne dit finalement rien d’autre que : « Je joue du violon sur un Stradivarius. » MAIS… Comme Ginette Neveu ou médiocrement ? L’échelle est vaste… La dimension essentielle pour moi est de reconnaître la fonction et la place de n’importe quel aspect de l’électronique, nouveau ou ancien, dans ma propre intention musicale. La sophistication des moyens n’est jamais, et heureusement, l’assurance-vie de l’œuvre.

Si on a déjà pu entendre Wandlungen dans ses deux versions, avec et sans électronique, il n’en va pas de même d’Einspielung I, dont nous entendrons ce soir, pour la première fois, la version avec électronique. Pourquoi ce retard, pour une pièce composée en 1979 ?

Avec Éric Daubresse, nous en avons développé la partie informatique en 1994. Mais la carte son de la station NeXT qu’on utilisait à l’époque à l’Ircam nous a lâchés juste après la générale, et le concert n’a pas pu avoir lieu comme prévu. J’ai ensuite été pris par d’autres projets, comme Lichtung II et III, et j’ai abandonné. Jusqu’à aujourd’hui.

Reprenant cette pièce vieille de trente-deux ans, avez-vous changé quelque chose à la partie électronique telle que projetée à l’origine ?

La partition électronique est entièrement nouvelle. J’ai uniquement retenu les données quantitatives que j’avais, comme toujours, extraites de ma propre analyse de la partition, et qui me fournissent un premier pont entre la partition instrumentale et la partition électronique. À l’époque, j’avais rempli deux cahiers pour décrire ce que je voulais, et la programmation avait été réalisée par Éric Daubresse. Avec José Miguel Fernandez, qui a pris la suite d’Éric Daubresse (et qui avait déjà participé à Lichtung III aux côtés de celui-ci), nous en avons refait toute la programmation. J’ai rédigé près de quatre cents pages de description minutieuse de toutes les actions confiées à l’ordinateur, lesquelles sont transcrites et rentrées dans un environnement informatique développé par José Miguel Fernandez. Par ailleurs, j’utilise pour la première fois le tant redouté et désiré « suiveur de partition ». À ce propos, je tiens à signaler la constante collaboration d’Arshia Cont, qui ne cesse d’œuvrer à l’amélioration du programme Antescofo, en fonction des questions concrètes soulevées par ma partition et sa programmation. En outre, les conditions de travail furent rendues exceptionnellement favorables grâce à l’enregistrement préalable d’Einspielung I par Diégo Tosi voici quelques mois. Son jeu est d’un haut niveau d’accomplissement, et ceci nous permet chaque jour de tester et de simuler les circonstances mêmes du concert.

De manière générale, arrivez-vous en studio avec une idée prédéterminée et aboutie de la partie électronique d’une nouvelle pièce ?

J’avais l’habitude de dire à mes étudiants : il est plus important de savoir ce qu’on ne veut pas que ce qu’on veut. Si je sais pertinemment ce que je ne veux pas, je ne le ferai jamais !
Cela étant dit, je ne peux pas être un utilisateur – entrer en studio comme on entre dans un supermarché, et acheter des méthodes de spatialisation ou autres. Je préfère avoir un but, même théorique, en amont, puis m’attacher à sa réalisation. Je suis toujours guidé par un projet esthétique très précis. Ainsi, pour Wandlungen, qui fut ma première expérience avec électronique et spatialisation en temps réel, je suis arrivé au studio de Freiburg avec pratiquement les trois quarts de mes intentions arrêtées. C’était une commande du festival de Donaueschingen, dont le directeur artistique était Joseph Häusler, pour l’Ensemble Modern – à l’époque un très jeune ensemble, extrêmement engagé, sous la direction d’Ernest Bour. Le studio de Freiburg était alors dirigé par Hans-Peter Haller, lequel avait inventé le « Halaphon », première machine à permettre une forme de spatialisation par haut-parleur. Les possibilités premières du Halaphon correspondaient peu à ce que je voulais, et c’est Hans-Peter Haller et Rudi Strauss qui, avec une disponibilité, une compréhension et une bonne volonté exceptionnelles, ont intégré mes désirs à la machine : je savais uniquement ce que je voulais entendre, je n’en connaissais pas du tout les contraintes techniques.
En 1985, travailler en temps différé ou en temps réel était deux choses radicalement différentes. Il n’y avait pas d’ordinateur vraiment opérationnel dans ce domaine. Il y avait plusieurs machines, chacune allouée à une tâche en particulier, comme le Halaphon pour la spatialisation. Tous les traitements étaient donc faits par des synthétiseurs séparés – et il fallait organiser précisément le déroulement des différentes machines.

Depuis sa conception au sein du studio de Freiburg, avec l’équipe de Hans-Peter Haller, Wandlungen a été rejouée de nombreuses fois : le dispositif électronique était-il toujours le même ?

Tant que la pièce fut jouée par l’Ensemble Modern, oui. Après, non. Pour Wandlungen, nous en sommes au troisième « portage » – c’est-à-dire : le passage de la programmation électronique d’un système informatique à un autre. Le premier a eu lieu peu après mon arrivée à l’Ircam en 1990. C’est Éric Daubresse qui s’en est chargé, comme des portages de toutes mes autres pièces : pour Lichtung I, on en est même au quatrième portage ! On est passé de la 4X, à la station Next (celle qui a planté lors de la générale d’Einspielung I en 1995) puis à la SGI (développée par Silicon Graphics), et enfin à Macintosh. Éric Daubresse vient de finaliser le portage de Wandlungen pour passer sur Macintosh… et ce sera une première.

Y a-t-il des différences, d’un portage à l’autre ?

Malgré le développement des techniques et la qualité des nouvelles plateformes, presque tous les traitements et spatialisations que j’avais mis en place pour la première version de Wandlungen au studio de Freiburg sont restés. Très peu a changé : ma partition décrit pas à pas tous les processus électroniques. Ce qui a changé, c’est le rendu – qui est évidemment bien meilleur qu’avant. Même dans l’intervalle des quatre dernières années, je constate des améliorations : entre la création de Lichtung III à Paris en 2007, et la reprise que nous en avons faite, fin 2010, à Porto, nous avons gagné en stabilité. On passe beaucoup moins de temps à étalonner le système, on retrouve bien plus vite les bons réglages. Il reste le problème des lieux de concert qui, comme la salle du Centre Pompidou, sont peu favorables à « ma » spatialisation du fait de leur déclivité.

Einspielung I et Wandlungen font, comme on l’a dit plus haut, partie d’un vaste cycle appelé La création, qui comprend également des partitions d’envergure comme Lichtung I, II et III : quel est l’élément unificateur de ce cycle, mise à part votre volonté de le constituer ?

Avant d’entamer La création, j’avais déjà terminé un cycle (auquel je n’ai pas donné de nom) de neuf ou dix pièces, cycle qui s’organisait autour d’une anagramme de quatre notes, servant aux différents développements thématiques. J’ai alors voulu me détacher de certains éléments trop personnels qui étaient sous-jacents à ce premier cycle. En m’installant à Berlin en 1978, j’ai commencé à développer mon idée de « paires rythmiques ». Ces paires rythmiques devaient, dans ma tête, être à l’origine d’une série de pièces qui auraient en commun une même perspective rythmique – cette dernière impliquant indirectement une certaine structure harmonique variant selon les pièces. Ce concept s’apparente pour moi à un tempérament – le terme de tempérament se rapportant là, non aux intervalles, mais aux rythmes – même si ce tempérament n’apparaît pas toujours très clairement, comme dans certaines œuvres de Bartók, pour ce qu’il est convenu d’appeler folklore imaginaire. Le cycle La création s’est donc ouvert en octobre 1978 et s’est refermé à l’automne 2008 avec Lichtung III. De fil en aiguille, plus d’une vingtaine de pièces très différentes ont vu le jour, depuis le solo jusqu’au grand orchestre, avec et/ou sans électronique. Si le cycle est aujourd’hui terminé du point de vue quantitatif, certaines pièces demandent encore un peu de travail.

Au programme de ce concert, vos deux pièces seront en compagnie de deux pièces d’Anton Webern, un compositeur que vous admirez. Vous avez d’ailleurs commencé une thèse de doctorat sur lui : quel en était le sujet ?

Essentiellement la Deuxième Cantate. Mais je n’ai pas mené ce travail à son terme – j’en ai écrit quelque trois cents pages pages que je publierai peut-être un jour. Le texte était en deux parties : d’une part une analyse exhaustive de la Deuxième Cantate où j’avais tenté diverses méthodes d’analyse pour chaque mouvement ou groupe de mouvements. Et d’autre part, je voulais mettre Webern en rapport avec son époque et les artistes qui lui sont contemporains. Ces propos étaient interrompus par une digression sur les potentialités du tempérament : dans la Deuxième Cantate, le travail de transposition se fait avec une cohérence qui dépasse de loin la transposition pure et simple.

Webern est-il une figure tutélaire pour vous ?

Il l’était à l’époque. Il faisait partie de cette galaxie de compositeurs et d’œuvres que j’étudiais avidement : le Clavier bien tempéré de Bach, le dernier Beethoven, le dernier Schubert, Wagner, Chopin, l’École de Vienne, Stravinsky, Bartók est venu un peu plus tard, peut-être inconsciemment en réaction à l’un de mes professeurs au Portugal, Lopes Graça, grand connaisseur de Bartók. Webern fut aussi mon point d’ancrage, avant d’aller à Cologne suivre les cours de Stockhausen. Mais ce n’est que trois ans après mon retour à Paris, et après mon court passage au Cnsmdp, que j’ai démarré mon doctorat, dans les années 1970, sous la direction de Michel Guiomar.

Pourquoi avoir abandonné cette thèse ?

J’ai toujours eu beaucoup de mal à faire le va-et-vient entre deux activités très exigeantes, même lorsqu’elles font partie d’un même domaine de mes préoccupations. Et il me fallait composer !

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les deux pièces au programme du concert de ce soir: Concerto op. 24 et la Symphonie op. 21 ?

Comme je ne suis pour rien dans la programmation de ces deux œuvres ce soir, il s’agit donc de la volonté du hasard qui a fait que la Symphonie op. 21 soit la toute première œuvre de Webern que j’ai entendue de ma vie, dans un enregistrement de Pierre Boulez et le Domaine Musical. Quant au Concerto op. 24, c’est la première œuvre de Webern que j’ai eu la possibilité d’écouter en concert. Comme je n’étais plus un enfant, sauf musicalement, ces deux moments de ma vie sont toujours restés en moi irremplaçables dans leur impression originaire. Que dire ici des deux œuvres ? Stockhausen a écrit (en 1953) un texte sur le premier mouvement du Concerto op. 24, dans une perspective peu habituelle pour l’époque, où il met en évidence, tout particulièrement dans cette pièce, le rôle, par exemple, des intensités (pianissimo, piano, forte, fortissimo, etc.), mais aussi du tissage quasi en mosaïque des neuf instruments, en tant que catalyseurs auditifs du contour et reliefs formels de la totalité du discours. Dans son dernier cours à Darmstadt en 1964, où il parcourt toute l’histoire de l’orchestre depuis Bach jusqu’à lui-même, Boulez, si mes souvenirs sont bons, imagine la situation où la Symphonie op. 21 serait jouée par quatre fois son propre effectif (1 clarinette, 1 clarinette basse, 2 cors, 1 harpe, cordes). On aurait ainsi quatre groupes bien éloignés sur la scène, chacun d’eux jouant uniquement une des quatre voix de la polyphonie, permettant ainsi une écoute sensible et en temps réel de la composition même de l’œuvre, comme si on l’écoutait depuis son intérieur propre. Bien des années auparavant, et à propos des premières pièces sérielles de Webern, Boulez y trouvait le surgissement, selon ces propres mots, de la « mélodie abstraite ».

Vous parlez à l’instant de Stockhausen, qui fut votre professeur pendant deux ans à Cologne et auquel Agora rend cette année hommage : pourriez-vous nous dire ce que vous avez retenu de lui ? Et ce dont votre musique a hérité de lui ?

À l’époque, il n’était pas professeur à la Hochschule. Il avait organisé à la Reinische Musikschule des années scolaires, où il venait lui-même en moyenne cinq fois par an, pendant quatre jours. J’ai eu la chance, lors de ma première année à Cologne, de l’entendre faire l’analyse des parties M et K de ses Momente. Il la faisait plutôt pour lui-même – il n’était pas de ces professeurs qui regardent les travaux des étudiants et les orientent, et préférait largement des cours magistraux : il nous parlait des heures durant de sa pièce, qui venait d’être créée au mois d’octobre 1965 à Donaueschingen, et dont j’avais entendu les répétitions et le concert. La deuxième année, on a quitté Momente. Il s’était pris de passion pour le domaine du bruit (avec Kurzwellen) et nous passions des heures à noter, comme une dictée acoustique, les bruits sortant des ondes courtes d’une radio, enregistrées préalablement… Si cette seconde année m’a moins marqué, cette expérience reste irremplaçable : ce que j’ai pu apprendre de son univers créatif fut essentiel pour moi. Comme il m’est déjà arrivé de dire, j’ai tout appris de Stockhausen : mais attention ! C’est par moi-même que je l’ai appris, ce n’est pas lui qui m’a enseigné. Je l’ai toujours considéré comme l’un des plus grands compositeurs vivants à partir des années 1950. Indépendamment de ses œuvres, il y avait chez lui une émanation (pour le meilleur et pour le pire), une imagination, que je n’ai jamais rencontrées ailleurs. Sur tous les plans : électronique, acoustique, formel… Tout ce qu’il a découvert (découvert plutôt qu’inventé : il a du reste écrit un article intitulé Invention et découverte dans lequel il distingue les deux) m’a énormément intéressé. Mais je n’ai jamais eu la moindre intention d’écrire à sa manière – je n’en serais d’ailleurs pas capable : je ne peux qu’écrire comme j’écris, comme je suis. Il ne sert à rien de se forcer ni à être original ni à copier… Stockhausen n’est pas le seul à m’avoir marqué à l’époque : il y eut Henri Pousseur, avec lequel j’ai entretenu une relation très amicale, et puis Berio, que j’ai rencontré régulièrement entre 1967 et 1971.

Programme du festival Agora 2011, Ircam.
© Ircam-Centre Pompidou 2011