Texte cité dans

Recouvrir, découvrir... entretien avec Beat Furrer

par Martin Kaltenecker

3 octobre 2006


Martin Kaltenecker : Quels ont été vos débuts à Vienne ?

Beat Furrer : J’ai d’abord travaillé comme pianiste avant de m’installer à Vienne en 1975 pour étudier le piano, la composition et, plus tard, la direction d’orchestre avec Othmar Suitner. Ce choix relevait plutôt du hasard. Vienne était assez loin de mon pays, des villes de Schaffhouse et Zurich, et donc vraiment une ville étrangère qui, à ce titre, me fascinait et me repoussait tout à la fois. Je ne savais pas exactement avec qui étudier, et c’est aussi par hasard que j’ai rencontré Roman Haubenstock-Ramati par l’intermédiaire d’amis musiciens. Ce qui a été une grande chance. Il avait la réputation d’une personnalité secrète et, même à Vienne, on jouait très peu sa musique. Il a enseigné pendant à peine une dizaine d’années à l’université et restait, là aussi, un peu marginal.

C’était un grand bonheur de rencontrer cet homme qui avait toujours travaillé à l’écart, peu reconnu, et dont tout le monde liait le nom uniquement à quelques œuvres, celles qui relèvent de la « musique graphique », qui n’était qu’un aspect, une étape dans sa recherche de nouvelles formes. Tout ce qu’il a développé par la suite, dans Credentials – marqué aussi par la rencontre avec Cathy Berberian qui lui a inspiré cette partition – ou encore les merveilleux quatuors n’a jamais été pris en compte. C’est lui qui a exploré avec le plus de rigueur l’idée de la « forme ouverte » : le matériau et la forme sont alors vraiment tirés d’une même idée, la forme ouverte ne reste pas une idée abstraite, comme chez beaucoup d’autres, où elle ne fonctionne pas, tout simplement – quand on mélange par exemple une pensée mélodique ou harmonique héritée de l’École de Vienne avec cette notion abstraite de la forme ouverte. Mais dans Jeux ou Mobile for Shakespeare, il y a des degrés d’« ouverture » différenciés ou encore des oppositions entre une musique mobile et stable.

Haubenstock était pour moi un professeur idéal parce qu’il n’a jamais essayé de me présenter des « surgelés » esthétiques, il n’a jamais imposé une direction, il a simplement su écouter, et nous avons parlé tout autant de littérature et d’arts plastiques. Sa force était un regard non dogmatique, des changements de perspective, qui font partie pour moi du métier de compositeur. Il négligeait par exemple des choses dont j’étais très fier alors, il mettait d’autres en avant, et peu à peu sa vision de la musique s’ouvrait à moi. J’avais par exemple entendu certaines œuvres de Nono, j’étais très enthousiaste, j’ai demandé très précautionneusement ce qu’il en pensait, pour découvrir une amitié et une grande estime réciproque. J’étais même pendant un temps son seul élève, il avait énormément de temps à me consacrer, des journées entières y passaient. À propos de ma première partition, il avait simplement remarqué : « Vous composez au piano, n’est-ce pas ? », et puis : « Laissez cela, il ne faut pas que les doigts s’immiscent dans le travail d’écriture ».

Ce qui reste fascinant, c’est que pendant les études, des choses très éloignées révèlent d’un coup un certain rapport : la tradition romantique, dont Suitner était un spécialiste, éclairait l’interprétation des œuvres nouvelles, alors qu’à l’inverse, le jazz, qui avait été pour moi la seule possibilité de m’exprimer musicalement avant l’arrivée à Vienne, l’attrait de l’improvisation, s’avérait incompatible avec la composition.

M.K. : Quel était le statut de la musique sérielle à la fin des années soixante-dix, quand vous avez commencé à étudier ?

B.F. : La polarisation était très forte. Haubenstock avait dit une fois dans une interview : « Je ne compose pas, mais je pense de manière sérielle », ce que je trouve formidable, parce que cela fait le départ entre une position dogmatique et une position esthétique, même si les deux peuvent se recouvrir. Mais cela mettait en garde contre certains clichés, contre l’assimilation du sérialisme à un académisme, à quoi on opposait alors « l’expressivité ». À l’époque, alors que je lisais les écrits de Boulez, j’ai entendu la musique de Morton Feldman, et je ne savais pas du tout l’appréhender et la classer ; ce n’est qu’à travers le contact « physique », quand j’ai dû la jouer, que j’ai compris qu’il s’agit d’une grande musique – c’est ainsi que j’ai réussi à me débarrasser d’une inflexibilité de la pensée, d’un aveuglement bien dans l’époque. Sans compter les musiques « néo-romantiques » ou simplement le prolongement d’un « post-romantisme ».

Il est vrai que la guerre avait brisé la continuité de la modernité à Vienne, et dans les années soixante-dix, aucune discussion sur cela n’était encore possible ; d’ailleurs des médecins comme Heinrich Gross, responsable de la mort de centaines d’enfants, des criminels donc, exerçaient des fonctions importantes dans la société. Toute cette coupure radicale n’était jamais thématisée, ni la rupture d’une ligne de l’évolution artistique. Dans ce contexte il y eut énormément de musiques marquées par la nostalgie d’un monde intact, sans aucune mise en perspective. Il y avait la IGNM [« Société internationale de musique contemporaine »] qui représentait la modernité, l’Association des compositeurs autrichiens, les héritiers de gens comme Franz Schmidt ou Joseph Marx, beaucoup joués sous le régime nazi, et même la reconnaissance de Mahler s’était faite tardivement à Vienne. Sinon, c’est aux concerts de Die Reihe de Friedrich Cerha que je dois mes premières rencontres avec l’École de Vienne ou avec Varèse, mais Cerha s’est arrêté dans les années quatre-vingt. J’ai pris moi-même le relais en 1985 avec le Klangforum, simplement par la nécessité de faire écouter la musique de Xenakis, de Feldman, de Lachenmann, de Scelsi, que personne ne jouait, et cela avec de jeunes musiciens, très nombreux et excellents. On jouait à la Sécession au début, tout était encore un peu fragile et on était toujours dans l’angoisse que le programme annoncé ne soit pas tout à fait celui que l’on allait jouer, par manque de répétitions… À la fin des années quatre-vingt, le Konzerthaus nous accueillit.

M.K. : Quelle est votre première œuvre personnelle ?

B.F. : Dans mon catalogue en tout cas, la première pièce est un solo pour violoncelle. Une autre étape importante était le Quatuor à cordes, puis Un moment de terre perdue, sans parler des Aveugles en 1989.

M.K. : Est-ce-que vous avez eu à un certain moment l’impression d’avoir trouvé votre univers sonore, un son personnel, original, reconnaissable ?

B.F. : La formulation est peut-être un peu emphatique… nous n’avons pas inventé le piano, ni le violoncelle, nous travaillons avec beaucoup de données que nous essayons ensuite de cerner et de considérer sous différents angles pour nous les approprier. Et je serais aussi un peu critique face à cette idée que le son est une sorte de « logo » d’un compositeur, son image de marque. Je crois que ce qui est nouveau n’est pas lié à un tel matériau sonore, qu’il ne peut s’agir simplement de trouver encore cinq ou six multiphoniques de plus, et cela commence à se savoir tout de même… La question est plutôt de placer un objet musical dans une certaine perspective, de redécouvrir un son de piano, le « gagner », le nettoyer de tous ses conditionnements historiques, en restant conscient du fait que n’importe quelle sonorité contient toute une histoire. Et je ne crois pas non plus que dans ce domaine de nouveaux médias, par exemple l’électronique, puissent contribuer à une nouvelle pensée musicale ; ils exigent certes une nouvelle approche, mais la nouveauté n’apparaît pas automatiquement ainsi.

M.K. : Certaines techniques instrumentales que vous employez rappellent la musique de Sciarrino.

B.F. : C’est surtout dans le domaine du théâtre musical que c’était une découverte, Lohengrin et Luci mie traditrici, que j’ai dirigés. Quant aux traitements des instruments, c’est quand même différent, sans parler de l’aspect formel. La force de Sciarrino, c’est la variation minimale dans la répétition, et ce que j’aime beaucoup également, c’est cette ouverture de son langage musical, même la place qu’il fait à ce qui est banal. Je crois que c’est essentiel, et qu’on ne le remarque pas assez, on perçoit plutôt la surface de cette musique, tissée avec virtuosité ; mais elle peut même avoir une violence, à chaque moment quelque chose peut faire irruption, et cette possibilité-là fait qu’elle n’est jamais anodine.

M.K. : Est-ce un peu comme dans votre œuvre Gaspra, ces blocs d’accords dans le grave du piano qui surviennent dans une texture très différente ?

B.F. : C’est vrai, il y a là une proximité, même si curieusement, je ne connaissais pas encore Lohengrin ni Luci…

M.K. : Qu’en est-il de l’importance de Lachenmann pour vous ?

B.F. : C’est surtout Mouvement qui m’a enthousiasmé et m’a sans doute beaucoup marqué, mais je crois que le Klangforum a dû donner tout ce qui était disponible… On a d’ailleurs pu observer à quel point l’interprétation de ces œuvres, de Feldman aussi, a pu évoluer, comment elles se sont véritablement « constituées » jusqu’à aujourd’hui, et aussi à quel point elles étaient fragiles et exposées à l’origine.

M.K. : Vous parliez de l’art des variations infimes chez Sciarrino. Chez vous également, il y a au départ un choix de gestes très limités, et non un foisonnement d’objets.

B.F. : C’est vrai, c’est une conception fondamentale. Là aussi Feldman a donné une impulsion importante, d’une pensée formelle très différente. Ce n’est pas un réductionniste, mais il cherche à découvrir la diversité dans le détail.

M.K. : La forme semble relever chez vous plutôt de l’idée d’un processus, d’un continuum, d’états ; il n’y a pas de coupures dramatisées.

B.F. : Dans l’instrumentation, il reste pourtant toujours un élément dramatique. L’idée de la « musique pure » n’est pas intéressante, c’est toujours le geste qui ne nous rend perceptible un son, c’est sa présence physique qui nous permet de le saisir, un peu comme un son pressé produit en nous un sentiment d’oppression ; il y a toujours une part extra-musicale même dans la musique purement instrumentale. Je crois que c’était une découverte pour moi, avec le Quatuor de percussions par exemple, où j’ai commencé à travailler avec des modèles gestiques ou « cinétiques » qui représentent des mouvements. Il s’agit de distiller un geste et de le projeter pour ainsi dire dans un espace abstrait, donc de le comprendre à la fois comme quelque chose de réel et de virtuel. Je peux modéliser ainsi un arrêt progressif, un ralentissement, un objet qui tombe ou un son saturé, ou encore le passage d’un son au bruit qui donne une suite d’impulsions rythmiques ; dans Gaspra d’ailleurs, il y avait déjà une suite d’impulsions calculées et leur déformation, avec des brouillages, des échos. Un tel modèle peut alors être transposé sur un autre instrument, il est possible de le filtrer, de le superposer à d’autres. Dans le Quatuor de percussion et dans Nuun j’ai superposé beaucoup de couches pour obtenir un état de « calme agité », des mouvements qui s’annulent eux-mêmes. En tout cas cette idée de mouvement gestique m’a plus intéressée alors que les sonorités fixes, des accords.

M.K. : Il y a une forte présence de la voix parlée dans votre œuvre.

B.F. : La voix parlée me fascine, il est vrai, depuis longtemps, surtout l’espace entre la voix chantée et le langage, là où se produit quelque chose qui relève déjà de la sémantique, où la voix parle pour elle-même, où je livre quelque chose de moi que j’aimerais cacher au fond. La voix parlée est un état physique qui trahit beaucoup, et notre perception est très précise à cet égard, ce qui fait que l’on ne peut pas mentir… J’ai aussi travaillé avec la voix dans des œuvres instrumentales : dans Stimmen, le quatuor de percussion est projeté dans le traitement vocal, dans un autre univers sonore, à travers les modèles gestiques précisément ; c’est pour cela aussi que j’utilise les textes de Léonard de Vinci sur le mouvement.

M.K. : Avec Aria, vous avez écrit une sorte de scène d’opéra imaginaire, celle d’une femme abandonnée, genre Didon, mais qui à la fin dit à l’absent : « Ne reviens pas ! »

B.F. : La question décisive restait celle d’articuler le sémantisme et le son pur. J’avais à un moment écrit très rapidement une petite pièce pour flûte et voix, sur une poésie de Friederike Mayröcker, Auf tönernen Füßen (« Sur des pieds d’argile »), avec l’idée de faire entendre des mouvements tout en gardant cependant la compréhension du texte, la langue n’est pas un matériau phonétique : la flûte devait en somme prolonger des mouvements inhérents au texte. Dans Aria, sur un texte de Günter Eich, cela est plus complexe : au début par exemple, il y a plusieurs registres que la voix exécute : des syllabes intelligibles, de petits souffles du bout des lèvres ou des chuchotis, puis le niveau du chant, qui incarne au fond les appels lancés. C’est donc une forme de théâtre : la séparation en plusieurs niveaux n’est pas abstraite, c’est une division réalisée par une seule personne, comme un monologue fait d’un va-et-vient d’associations. Tout cela se réduit ensuite, et à la fin restent uniquement les appels, de longues tenues, où la voix et la clarinette – qui symbolise dans cette pièce l’absent – se croisent à nouveau, à un autre niveau. Par ailleurs, ce découpage complexe du texte en unités hétérogènes est contrebalancé par des répétitions mécaniques, il y a deux mouvements qui se rencontrent et s’échangent ; c’est comme dans Nuun, où un mouvement régulier, à la fin, sera croisé par une phrase prononcée par les musiciens, qui reste incompréhensible mais qui forme un contraste.

M.K. : Dans votre opéra Les Aveugles, il y a des traitements différents des textes.

B.F. : Le texte de Maeterlinck, celui du groupe d’aveugles qui erre, est parfaitement compréhensible, c’est un parler normal ou légèrement stylisé, rythmisé, ou en Sprechgesang. En revanche, les commentaires, de Hölderlin, Rimbaud et les fragments du mythe de la caverne de Platon, sont entièrement chantés.

M.K. : Qu’est-ce qui vous avait intéressé dans ce « drame statique » symboliste ?

B.F. : Surtout la situation elle-même sur laquelle repose la pièce. Dans le théâtre musical, je suis toujours à la recherche d’un lieu, d’un espace, et quand je l’ai trouvé, le projet est là. Dans Les Aveugles, on ne sait même pas à quelle époque vivent ces hommes, ils sont presque comme des personnages de Beckett, peut-être très vieux, abandonnés quelque part, on ne sait où, et ils cherchent à s’orienter. À la fin, il y a encore un changement, avec la voix qui chante le texte de Rimbaud, extrait d’Une Saison en enfer, un poème qui fait tout basculer encore une fois et présente toute l’action comme située dans un espace intérieur, comme si quelqu’un se souvenait de tout cela.

M.K. : Dans Narcissus, vous utilisez Ovide, qui n’était pas exactement un auteur de livrets, et il n’y a pas de « personnage » principal, Narcisse est représenté par deux récitants, dont on dirait qu’ils déchiffrent lentement un texte. Comment cette œuvre a-t-elle été mise en scène ?

B.F. : La première réalisation scénique a été ratée, c’était pour moi une expérience presque traumatisante, même si j’ai beaucoup appris à ce moment-là – j’ai vu ce que c’est qu’un geste faux, sans rapport avec un son donné, le côté arbitraire que cela peut avoir. C’est à partir de là aussi que le théâtre musical est venu au centre de mes préoccupations. Je verrais plutôt un Narcissus à la Beckett, c’est sans doute ma pièce de théâtre musical la plus minimaliste, la plus réductionniste, la plus extrême. Il y a ensuite eu une mise en scène de Michael Simon, qui était très belle. Le travail théâtral me fascine parce que d’une part différentes personnes travaillent sur un même objet et que d’autre part, tout est toujours en mouvement pendant que l’on compose – je sais très bien par exemple comment devra sonner le texte dont j’aurai besoin par la suite, même si je ne l’ai pas encore trouvé, et puis d’un coup on bute sur des aspects qui modifient tout à nouveau. Par exemple, pour la première scène de Fama, j’avais une vision très nette du type de langage dont j’allais avoir besoin, très peu de mots d’ailleurs, pour un chœur à huit voix, avec des mots dits très rapidement — je n’ai rien trouvé, je composais déjà, j’ai fini par écrire le texte moi-même… Cela dit, le travail sur un texte relève déjà d’un travail de composition, j’aurais du mal à imaginer un travail avec un librettiste à ce stade et j’ai toujours élaboré les textes moi-même.

M.K. : Dans Begehren (« Désir »), vous reprenez le mythe d’Orphée et Eurydice.

B.F. : L’idée musicale était qu’Elle (Eurydice) commence par le chant et finisse par la parole, alors que Lui (Orphée) accomplisse le trajet inverse. Les deux trajets ne coïncident pas, ils parlent une langue différente, ou bien se croisent dans deux espaces différents. Ici le début part concrètement du son du premier mot, Schatten (« Ombres »), la sonorité « ch » produit la musique de la première scène, traduite également en figures toujours ascendantes. Quant aux textes, ici toutes les couches sont présentes au début, et au cours de la pièce, on « filtre » les textes, il y a une sorte d’excavation archéologique.

M.K. : Vous anticipez au fond toujours le commentaire et l’exégèse dans la composition elle-même, à travers ces textes ajoutés…

B.F. : C’est vrai, mais dans Begehren particulièrement, cela relève d’un travail formel : la composition comme une sorte de « dé-couvrement », de mise à nu, comme dans la restauration d’une fresque. Mais ils permettent également d’établir un point de vue sur le mythe, car il ne faut pas partir de l’idée qu’un mythe nous parlerait automatiquement et immédiatement.

M.K. : Vous avez pu travailler successivement avec deux monstres sacrés de la mise en scène, Reinhild Hoffmann et Christoph Marthaler.

B.F. : C’était très différent, bien sûr. Reinhild Hoffmann est très méticuleuse, attentive, elle assiste à chaque répétition, elle connaît très bien la partition et elle avait pu entendre auparavant une exécution en concert, ce qui l’a aidé dans cette transposition en Tanztheater, avec par exemple des danseurs « fonctionnalisés », qui apportaient des partitions et pupitres, dans un décor très beau de l’architecte Zaha Hadid. L’expérience avec Marthaler pour Invocation était formidable, et lui non plus n’a pas un concept déjà tout prêt, ensuite plaqué sur la pièce, il observe. Dans Invocation, il avait construit une large rampe inclinée et une petite maison qui glissait sur elle très, très lentement, le chœur chantait tantôt dans la maison, tantôt en bas sur des bancs. La petite maison était d’ailleurs une citation d’une vidéo de Bill Viola.

M.K. : Invocation est une adaptation de Moderato cantabile de Marguerite Duras, où figurent déjà beaucoup d’éléments musicaux ou acoustiques.

B.F. : Ces moments m’intéressaient surtout en tant que liés à la technique de narration. Il y a dans le roman une opposition fondamentale symbolisée par le cri de la femme et par cette sonatine de Diabelli (qui n’apparaît pas chez moi). D’un côté le monde du travail, le monde qui doit rester caché, le monde animal aussi, et de l’autre l’univers cultivé, bourgeois, là où on fait du piano. Ces éléments reviennent toujours, c’est une forme circulaire, en girations ; il y a d’ailleurs une fin ouverte, on ne peut pas savoir si cela va recommencer ou non. J’aimais cette langue sèche, un peu neutre de Duras, j’ai pris là aussi une actrice pour dire le texte, alors que les autres textes sont chantés : un hymne orphique à Dionysos, en grec ancien, juste une liste d’épithètes, qu’on ne saisit pas vraiment, un poème de Pavese, et un texte de Jean de la Croix qui décrit la même chose sur un autre niveau : c’est la rencontre de Dieu comme extase, comme une ivresse mystique, tout comme chez Duras, on boit toujours, on s’enivre.

M.K. : Votre dernière œuvre de théâtre musical thématise l’écoute, à partir d’un extrait d’Ovide à nouveau, sur la maison de Fama, la rumeur.

B.F. : Ce fragment d’Ovide, qui décrit le lieu où se croisent tous les récits, est chanté dans Invocation, c’est une sorte « d’île ». Dans Fama, il ne figure pas, mais il a donné l’idée de la structure, de la boîte où est placé le public, avec les musiciens à l’extérieur, et des sortes d’auvents, de panneaux mobiles, même le toit peut s’ouvrir complètement. Les musiciens commencent à jouer d’un côté, puis se déplacent et se retrouvent derrière à la fin.

Je cherchais un texte volontairement « anti-mythologique », et j’ai choisi dans Lucrèce la description d’une éruption de volcan, de la terre qui tremble. Et puis j’avais besoin un monologue intérieur, pour que les mouvements du son dans l’espace soient « concentrés » dans une conscience psychologique ; cela a donc été le personnage d’Else de la nouvelle de Schnitzler. Il ne fallait pas que ces changements acoustiques restent abstraits, mais qu’on les saisisse à travers un personnage, qui d’ailleurs actionne également les panneaux, Else joue avec les « résonateurs » et les échos.

L’idée formelle était de partir d’un tutti très massif, très fort, dix minutes, où l’actrice est vraiment « mise à mal » par la sonorité de l’ensemble, pour aboutir à un duo entre flûte contrebasse et voix, placés à l’intérieur. Les auvents vont se fermer progressivement, les sons pendant un moment parviennent comme à travers des trous de la serrure, et tout s’ouvre de nouveau à la fin, pour que l’on perçoive un espace immense, hostile. Tout tourne donc autour du phénomène de la présence du son et il y a là des possibilités étonnantes. On voit aussi tout de suite que le rapport entre l’espace intérieur de la boîte et celui qui l’entoure est crucial ; il faut que l’espace autour soit très résonant, ce qui n’était d’ailleurs pas vraiment le cas lors de la première à Donaueschingen.

M.K. : Quelle était la nature de l’intervention de Marthaler ?

B.F. : Marthaler a dit tout de suite : ici, ma fonction est de « dé-mettre » en scène, d’enlever des personnages, de rendre possible la concentration sur la musique, et il l’a fait à merveille… Sinon c’eût été le chaos.

M.K. : Il y a dans le Symbolisme littéraire, et déjà chez Mallarmé, la vision d’un théâtre imaginaire, intérieur, et qui peut ensuite être mis sur une scène réelle. Est-ce une idée qui vous intéresse ?

BF C’est vrai pour Les Aveugles, très certainement. Mais dans Fama, le texte de Schnitzler a une présence très concrète. C’est d’ailleurs moins la psychologie qui m’intéressait, sans compter qu’on a un peu forcé les rapports avec la théorie freudienne. J’ai redécouvert ce texte, c’est de ces choses qu’on lit à seize ans, et qu’on n’ouvre plus. Mais j’ai vraiment laissé de côté certains aspects psychanalytiques si l’on veut, comme le rapport au père, j’ai « découpé » la figure d’Else. C’est un personnage qui se trouve au cours de la pièce et qui se perd à nouveau ; elle ne vit qu’en tant que surface de projection de certains fantasmes, mais qui se dissolvent toujours à nouveau, de même qu’elle se demande si nous ne « rêvons » pas seulement les hommes.

M.K. : Cela vaut également pour votre Narcisse, pour Les Aveugles aussi – pas de personnages fixes, identifiés…

B.F. : C’est aussi précisément le moyen d’approcher davantage de leur voix, peut-être : la voix non en tant que ce qu’elle représente, mais pour ce qu’elle est.

parution dans L'Inouï n° 2, revue de L'Ircam.
© Ircam-Centre Pompidou 2006