Philippe Hurel (1955)

Tombeau in memoriam Gérard Grisey (1999)

pour piano et percussion

  • Informations générales
    • Date de composition : 1999
    • Durée : 13 mn
    • Éditeur : Lemoine, Paris, nº 27083
Effectif détaillé
  • percussionniste, piano

Information sur la création

  • Date : 17 novembre 1999
    Lieu :

    Japon, Shizuoka


    Interprètes :

    Hiromi Okada : piano et Hikaru Matsukura : percussion.

Note de programme

Une semaine avant de partir à Oslo, le concert semblait compromis. L'un des musiciens de Court-circuit était souffrant et nous devions jouer Vortex temporum qui, avec ses quarante minutes et sa virtuosité instrumentale, nous apparaissait comme l'une des pièces les plus difficiles de Gérard Grisey. On peut imaginer l'inquiétude du compositeur qui ne voyait pas de solution possible. Pourtant le miracle arriva. Dès la seconde répétition, le jeune musicien que l'on recruta ne fit qu'une bouchée de cette musique pourtant si délicate et semée d'embûches. Une semaine après, nous nous envolions pour la Norvège. Passage par le duty-free – malgré son apparente austérité, Gérard ne manquait jamais ce plaisir de dépenser –, arrivée à l'aéroport, trop long trajet en bus et répétition avec le jeune compositeur norvégien Knut Vaage tout ému d'écouter enfin les premières notes de sa nouvelle pièce que seuls les musiciens avaient pu entendre à Paris. Drôle de répétition. Souffrant moi aussi, je suis enfoncé dans le fauteuil, assommé par les médicaments et mon esprit critique est fortement affaibli – j'attendrai la générale pour porter un avis. Après l'inévitable repas de poisson et une nuit de toux, ma forme n'est guère meilleure pour affronter la générale du lendemain. Heureusement, les musiciens joueront mon Pour Luigi qu'ils connaissent parfaitement et j'interviendrai peu. Enfin, nous entamons Vortex temporum, le plat de résistance du programme.

Par deux fois, Gérard se retourne en tirant le bout de la langue sur le côté de la bouche, signe habituel de son étonnement ou de son contentement. Il prend un plaisir évident à l'écoute de la version que nous lui proposons. Ma petite « crève » s'en trouve momentanément guérie et je sors rapidement de ma torpeur tant la musique est belle et nouvelle. Toutes les « recherches » de Gérard se trouvent là, à la fois concentrées et libérées de toute théorie apparente. C'est sans nul doute une pièce importante dont la première écoute live – je ne connaissais que la partition et une magnifique version discographique de l'ensemble Recherche – me donne un coup de fouet dont je sens encore la force aujourd'hui. Le soir, le concert est encore meilleur que la générale – les musiciens et Pierre-André Valade qui les dirige ont mangé du lion – et à cette seconde audition, tout me semble clair et évident. Le matériau est inouï et hétérogène mais la forme, moins linéaire que dans ses pièces précédentes, est aisément repérable : répétitions et réexposition de motifs, brusques cassures de processus dnt il ne reste par instant que des bribes, invention rythmique et harmonique plus fortes que jamais – passionné par la musique pygmée ou celle des Iles Salomon, Grisey a, comme Ligeti, revisité les contrées les plus lointaines – écriture en micro-intervalles étonnante et si omniprésente que les instrumentistes n'échappent pas aux quarts de ton dans les sections les plus virtuoses. Pourtant, en écoutant cette œuvre d'une audace et d'une maîtrise surprenantes, et ce, malgré la concentration dans laquelle je me trouvais, une pensée ne cessait de me poursuivre. Durant l'exécution de Pour Luigi qui avait ouvert le concert, Gérard, placé derrière moi m'avait glissé à l'oreille : « Décidément, Philippe, tu écris une musique objective. » J'essaie, il est vrai, d'éviter tout pathos lié aux gestes en espérant que la tension naîtra des processus mis en œuvre. J'étais d'accord avec sa remarque mais n'en étais pas moins étonné car c'est de lui que j'avais tiré cet enseignement. À cet égard, les solos instrumentaux qu'il intègre dans sa musique suffisent à comprendre. Le solo de violon qui clôt Talea reste le meilleur exemple. À la première écoute, on est « sonné » par sa force dramatique et l'engagement de l'instrumentiste qu'il nécessite. Pourtant, toute la puissance qu'il dégage est en grande partie liée à l'inexorable processus mis en œuvre. L'ouverture progressive du spectre jusqu'à une tension maximum dans l'extrême aigu oblige le violoniste à des positions difficiles que les micro-intervalles rendent encore plus délicates. Ici, la virtuosité, n'est pas une fin en soi mais le résultat inévitable des opérations du compositeur. La dramaturgie ne naît pas de gestes codifiés mais de la forme du processus et du temps qu'il occupe. En cela, Gérard écrivait une musique objective qui s'opposerait à une prise de position plus romantique que Goethe dénonçait déjà : « Toutes les époques de recul ou de dissolution sont subjectives, alors que les époques de progrès ont une direction objective. Notre temps est un temps de recul car il est subjectif » ou encore « la maladie universelle du temps actuel : l'excès de retour sur soi-même » ou bien enfin « On ne mérite pas le nom de poète tant qu'on ne sait exprimer que ses quelques expériences subjectives – celui-là est un poète qui sait s'assimiler le monde, et l'exprimer. » (29 janvier 1826).

S'il est un compositeur de notre siècle qui a su s'assimiler le monde et l'exprimer, c'est bien Gérard Grisey qui, à l'instar du Goethe botaniste, avait un véritable intérêt pour la science et la nature. Ce soir-là à Oslo, je fus marqué par un autre exemple frappant de la pensée de Grisey : le très long solo de piano de Vortex Temporum. La juxtaposition rapide d'éléments très différenciés ainsi que les contraintes imposées par l'accord du piano – quatre notes sont désaccordées – obligent à une écriture et un jeu d'une virtuosité impressionnante. Jamais la musique de Gérard n'avait atteint une telle violence ! Pourtant, malgré le spectacle qui s'offrait à mes yeux et l'apparente « sauvagerie » sonore de ce solo, ce sont bien les opérations mises en place qui retinrent mon attention, car c'est d'elles que naissait à chaque instant la tension dramatique. Quand Gérard nous a quittés, j'écrivais une pièce pour piano et vibraphone. Le ton en était enjoué. L'immense tristesse dans laquelle je me trouvai brusquement me fit abandonner le projet dont il ne resta que l'effectif instrumental. Comment rendre hommage à Gérard sinon en essayant d'écrire ma propre musique : il n'y aura donc pas de citations ni d'influences repérables. Pourtant, la violence du solo de Vortex Temporum sera le point de départ. Surtout ne pas lire la partition, mais en conserver la force et s'en servir comme d'une métaphore possible. Je n'avais jamais été confronté à ce type de travail. La pièce prit rapidement l'allure d'un rituel et le vibraphoniste se vit attribuer de nombreux instruments supplémentaires comme les cloches de vache, les gongs thaïlandais, les crotales, le tambour de boisé autant de moyens pour « perturber » le piano sans le désaccorder comme l'avait fait Grisey. Pour la première fois, ma musique ne sera pas objective. J'ai eu une grande difficulté à en calculer le matériau et mon abandon par instant à l'intuition la plus complète n'aurait peut-être pas plu à son dédicataire. Pourtant, c'est bien l'esprit de Gérard qui règne dans cette pièce, elle n'aurait pu se faire sans lui. « Au fond, nous avons beau faire, nous sommes tous des êtres collectifs – ce que nous pouvons appeler notre propriété au sens strict, comme c'est peu de chose ! et par cela seul, comme nous sommes peu de chose ! Tous, nous recevons et nous apprenons, aussi bien de ceux qui étaient avant nous que de ceux qui sont avec nous. » Goethe (17 février 1832).

Philippe Hurel.