Jonathan Harvey (1939-2012)

Bhakti (1982)

pour ensemble de quinze instrumentistes et bande quadriphonique (ou cd-rom)

œuvre électronique, Ircam

  • Informations générales
    • Date de composition : 1982
    • Durée : 53 mn
    • Éditeur : Faber Music
    • Commande : Vasso Devetzi pour l'Ircam
    • Livret (détail, auteur) :

      Versets du Rig Veda

Effectif détaillé
  • flûte (aussi flûte piccolo), hautbois (aussi cor anglais), clarinette (aussi clarinette en mib), clarinette basse, cor, trompette (aussi trompette piccolo), trombone, percussionniste [1 à 2 percussionistes] , piano (aussi glockenspiel), 3 violons, alto, violoncelle

Information sur la création

  • Date : 2 décembre 1982
    Lieu :

    France, Paris, Ircam, Espace de projection


    Interprètes :

    l'ensemble Intercontemporain, direction : Denis Cohen.

Information sur l'électronique
Information sur le studio : Ircam
RIM (réalisateur(s) en informatique musicale) : Jean-Baptiste Barrière, Stanley Haynes, Denis Lorrain
Dispositif électronique : sons fixés sur support

Observations

Enregistrement : NMCD 001, MO 782090.

Note de programme

Composé en 1982, Bhakti est une œuvre phare et révélatrice de cet état d'esprit combinant recherche de transcendance et technologies sophistiquées et pourtant parfaitement « humanisées ». Conscient des limitations de la formule « musique pour instruments et bande », qui oppose à la flexibilité des interprètes la rigidité de la bande, Harvey a réussi à insuffler une dynamique nouvelle dans le traitement de cette interaction. C'est ainsi que la bande n'apparaît pas de manière continue dans l'œuvre, mais seulement par fragments relativement courts. Dans certaines parties, la bande n'intervient pas du tout ; dans d'autres, au contraire, elle agit en instrument solo. Les sons entendus sur cette bande proviennent de sons instrumentaux transformés par l'ordinateur. De ce fait, Harvey s'est littéralement joué de la différence fondamentale qui subsiste entre le son instrumental (localisé, lié aux possibilités et défauts de l'instrumentiste) et la musique électronique : en fait, ce sont les mêmes sons que l'on entend dans des contextes fondamentalement différents. La bande remplit de ce fait plusieurs fonctions : « dialogue, transformation, mémoire, anticipation, "traduction simultanée", passage de l'échelle instrumentale à une dimension plus universelle. » (Jonathan Harvey, Bhakti, notes de la partition.) Cette relation très poussée entre la bande et les instruments est une des clés de l'œuvre, qui témoigne d'une réussite rare en ce domaine. Et depuis 1982, Harvey a poursuivi sa réflexion sur l'interaction entre l'électronique et la musique instrumentale : utilisant des moyens techniques plus développés que dans Bhakti, il a toujours cherché à maintenir un équilibre entre technologie et intervention humaine — car Harvey reste, aujourd'hui encore, méfiant vis-à-vis de l'envahissement technologique.

Mais l'utilisation de l'électronique le pousse également à revoir sa conception du langage musical et de la forme. Ainsi, l'harmonie n'est plus ni tonale ni sérielle : bien que basée sur une accord de référence à douze sons, elle est entièrement construite sur le principe de symétrie et non sur cette forme de gravité musicale qui a régi toute la musique occidentale depuis le XVIIIe siècle. Au lieu que ce soient les sons les plus graves qui constituent un point de référence et qui attirent les autres sons « vers le bas », l'harmonie se construit ici « au milieu », conférant à l'ensemble une plus grande légèreté : à partir du sol central (que l'on entend dès le début de l'œuvre) et du la bémol un demi-ton plus haut, les autres sons s'agencent en respectant les mêmes intervalles au-dessus et en-dessous de ces notes. Les sons de l'accord de base peuvent également être utilisés de manière « horizontale » : mais même sous cette forme mélodique, Harvey préfère l'écriture homophonique au contrepoint. Les unissons sont fréquents et contribuent à créer ces mélodies-timbres caractéristiques chez Harvey, car la sonorité y est indissociable de la ligne mélodique ou de l'harmonie.

La symétrie de la forme se reflète dans une structure en douze parties, parfois enchaînées, parfois séparées par une courte pause. Dans la partition, chacun des mouvements se trouve annoté, à la fin, d'une phrase tirée des hymnes védiques (écrits il y a plus de quatre mille ans) qui illumine le propos musical par un contrepoint spirituel. Une ouverture vers la transcendance, qui forme également un lien entre les sections. Celles-ci se décrivent ainsi :

I. Véritable ouverture sous forme de variation « sur une seule note », à savoir le sol à partir duquel se construit toute l'harmonie de l'œuvre. Ce voyage à l'intérieur d'un son, rappelant Scelsi, en fait découvrir toutes les richesses ; il en explore également le voisinage, et donc tous les battements qui en découlent. Ce n'est qu'à la fin du mouvement que l'espace acoustique s'ouvre et que d'autres intervalles apparaissent. Les sons de la bande et ceux des instruments sont étroitement mêlés.

II. La bande intervient solo sous forme d'une rapide succession d'accords ou sons staccato : la forme rythmique est mécanique et répétitive, mais en constante transformation. Cette pulsation est reprise par la clarinette et le piano, qui y introduisent de plus en plus d'irrégularités. Dès que les autres instruments interviennent, le discours se déconstruit et les instruments forment, dans cet espace déchiré, des blocs sonores.

III. Ce mouvement, entièrement instrumental, commence de manière paisible par un quintette constitué de deux vents, deux cordes et une harpe déployant à l'unisson le thème mélodique issu de l'accord de base : celle-ci, partant du sol initial, atteint des intervalles de plus en plus étendus. Cette mélodie, et les gestes musicaux implicites qu'elle contient (alternance entre continuité et sauts agités), donnent lieu à toute la forme de cette section : si l'agitation croît, elle est aussitôt relayée par une période calme formée de trilles, avant que le mouvement ne rebondisse à nouveau vers des intervalles plus grands.

IV. Proche du premier mouvement par sa forme déliée et son habile mélange entre sons traités et sons directs, ce mouvement est harmoniquement beaucoup plus riche : loin de se concentrer sur une seule note, il présente des ensembles de sons compacts en perpétuelle fusion. La bande, qui reprend simultanément tous les sons joués par les instruments, prolonge l'harmonie.

V. La mélodie initiale, issue du mouvement III, revient, cette fois dans la bande, tandis que les instruments forment un contrepoint harmonique. Suit un passage instrumental extrêmement martelé, tandis que le mouvement évolue comme une vague, avec ses emportements fougueux, ses courts moments de répit, ses passages virtuoses et ses imbrications profondes entre sons électroniques et naturels.

VI. C'est certainement le mouvement le plus brut de toute l'œuvre : il commence de manière rageuse, mais les accords joués se décomposent rapidement, débouchant sur un court solo de clarinette basse. En fait, c'est toute la matière musicale qui est en dissolution : l'aléatoire s'y introduit (les instrumentistes jouent des notes insérées dans des carrés à interpréter dans n'importe quel ordre) ; puis, les interprètes sont enjoints « d'imiter la bande », alors que celle-ci présente des mélanges de percussion et de sons instrumentaux de plus en plus guidés vers le haut du spectre. Clin d'œil aux sons paradoxaux (qui donnent l'illusion de monter constamment) et le mouvement se termine par la bande en solo, dans un registre aigu que seul l'électronique permet d'atteindre.

VII. La partie sur bande qui termine le mouvement VI se prolonge et ces sons aigus et instables se retrouvent ponctués par de brillants accords instrumentaux (ils préfigurent l'accord « céleste » du mouvement IX). Ceux-ci finissent par désagréger également le son électronique, qui se réduit en poussière sonore. Ne subsistent plus que les coups répétés d'une cloche, qui annoncent un long passage d'un grand raffinement sonore, créé par un mélange de timbres de percussion, harpe, piano et bande. Peu à peu la bande prend le dessus et ce passage témoigne de la maîtrise instrumentale et électronique chez Harvey : chaque son a été minutieusement construit par le mélange de différents instruments préenregistrés et fusionnés, par le passage d'un timbre à un autre, créant ainsi une légèreté aérienne remarquable.

VIII. Ce curieux mouvement prend d'abord la forme d'un interlude aux sons répétés, tandis que le trombone éructe un solo, accompagné par la clarinette basse et la bande. Cette exploration des profondeurs est interrompue par les autres instruments qui n'élaborent que des fragments mélodiques entrecoupés de silences. Les notes répétées du début du mouvement reviennent, cette fois uniquement dans la bande, dans un sonorité plus « sale » mais qui très progressivement s'épure et mène au sol initial, introduisant ainsi, sans transitions, le mouvement suivant.

IX. Celui-ci constitue le centre spirituel de l'œuvre : au départ d'une seule note (le sol, cette fois repris sur l'ensemble du spectre) ponctuée par les instruments puis prolongée par l'électronique, Harvey construit une texture sonore extrêmement riche, évoluant constamment au niveau des timbres et des dynamiques. L'alternance entre ponctuations électroniques et instrumentales, le passage de la saturation au silence rendent le travail électronique foncièrement vivant et « humain ». Harvey fait naître une certaine dramatisation ou théâtralité qu'il cherche à l'intérieur même de la matière sonore.

X. Constituant le pendant du mouvement VIII, cette section débute par un dialogue très expressif entre le cor et la bande (remarquons au passage que chaque instrument est ainsi mis en avant, en tant que soliste, généralement en dialogue avec la bande) qui mène quasiment sans transition à un halo sonore, vigoureux et même violent, des autres instruments, cette fois sans la bande.

XI. Après une courte introduction où flûte et hautbois répondent à la bande, celle-ci entame un passage solo où les accords de six sons, que l'on avait déjà entendus (staccato) dans le mouvement II, reviennent dans des sonorités rappelant les instruments de percussion (marimba, glockenspiel, vibraphone) et certains sons de cuivres. Suivis de leur résonance, ces sons deviennent de plus en plus ornementés, selon une gamme ascendante. C'est le moment où l'ensemble intervient de manière vigoureuse ; toute la suite du mouvement est basée sur des alternances de notes répétées qui rappellent également le mouvement VIII. La section se termine cependant dans une ascèse quasi-webernienne.

XII. Le mouvement final commence sereinement : les accords de six sons sont repris par le piano et constituent, ponctués par le vibraphone, une base rythmique souple au-dessous d'une mélodie lente jouée par les cordes. Suit un nouveau passage aléatoire, tandis que la bande fait entendre (sans transformation) la mélodie initiale, celle que l'on avait déjà entendue dans les mouvements III et V. La fin du mouvement redevient plus expressive, expressionniste même, avec de subtils échanges entre bande et instruments et le glissement progressif vers un climax final.

Eric De Visscher, extrait des notes de programme du CD Bhakti par le Nouvel Ensemble Moderne, direction Lorraine Vaillancourt, paru chez Auvidis/Montaigne, 1996.

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