Philippe Manoury (1952)

Tensio (2010)

second quatuor à cordes avec électronique

œuvre électronique, Ircam

  • Informations générales
    • Date de composition : 2010 - déc 2010
      Dates de révision : 2011 - 2012
    • Durée : 35 mn
    • Éditeur : Durand, Paris
    • Commande : Françoise et Jean-Philippe Billarant
    • Dédicace : Françoise et Jean-Philippe Billarant
Effectif détaillé
  • violon, violon II, alto, violoncelle

Information sur la création

  • Date : 17 décembre 2010
    Lieu :

    Paris, Ircam, Espace de projection


    Interprètes :

    le quatuor Diotima.

  • Date : 11 juin 2012
    Lieu :

    France, Paris, théâtre des Bouffes du Nord


    Interprètes :

    le quatuor Diotima.

Information sur l'électronique
Information sur le studio : Ircam
RIM (réalisateur(s) en informatique musicale) : Gilbert Nouno
Dispositif électronique : temps réel

Observations

(liens vérifiés en juin 2017)

Note de programme

Lorsque je compose, une des grandes difficultés réside dans le choix du titre. Chez moi, le choix des notes, des rythmes, des sons n’est rien comparé à celui du titre. Le titre doit résumer, signifier, identifier, quand bien même il peut évoquer, suggérer, donner à penser. Comment résumer une musique alors qu’il est si difficile (mais pas impossible) d’en parler ? Mais un jour, il faut choisir. Alors j’ai choisi Tensio. C’est un mot italien qui signifie « tension ». Mon premier quatuor s’intitule Stringendo et les suivants – ceux que je projette d’écrire – auront tous des noms italiens, et non allemands. Histoire de déterritorialiser l’histoire. La tension dont il s’agit ici est d’ordre physique : c’est celle des cordes, qui sont tendues sur les instruments qui vont jouer et que j’ai exacerbées dans la musique électronique. Il m’a semblé salutaire d’en revenir à cette image primordiale d’une corde tendue entre deux points, et de la faire jouer dans des régimes extrêmes que seule la technologie peut entrevoir. Mais d’autres variations de tension, plus psychologiques et plus musicales celles là, pourront naître, je l’espère, de l’écoute de ce quatuor.

Tensio est probablement l’œuvre la plus expérimentale que j’ai composée à ce jour. Sa gestation et sa composition se sont étalées sur près de deux années, car ce quatuor met en œuvre un grand nombre de nouvelles pratiques musicales que la technologie a développé depuis ces dernières années, et qu’il a fallu expérimenter et mettre au point. Je citerai parmi celles-ci : la synthèse par modèle physique, la synthèse interactive de sons inharmoniques, les toupies sonores harmoniques et le suivi de tempo des instruments. Un autre axe de recherche a également été entrepris sur les descripteurs acoustiques qui devraient permettre à terme d’obtenir une analyse fine et stable des sons instrumentaux en temps réel.

La première partie de Tensio présente une musique d’une extrême mobilité qui fait intervenir le quatuor réel avec un quatuor virtuel, entièrement composé à partir de sons de synthèse (le programme « Synful » d’Éric Lindemann). Les matériaux sonores voyagent de l’un à l’autre dans une forme construite sur ce que j’appelle des « grammaires musicales génératives ». Il s’agit de construire une musique à partir de règles d’enchaînements entre des figures, un peu à l’image du langage qui ordonne la place des mots les uns par rapport aux autres. Il me semble de plus en plus important, en musique, de ne pas se concentrer exclusivement sur ce que l’on a à dire, mais aussi sur le moment où l’on va le dire.

La deuxième partie utilise un nouveau modèle de synthèse, récemment mis au point par Matthias Demoucron à l’Ircam, qui est basé sur une modélisation physique d’une corde tendue audessus d’une caisse de résonance de violon. C’est ici que la « tensio » est la plus audible. Ce modèle permet de simuler les pressions, les vitesses et les positions d’un archet virtuel sur cette corde imaginaire. J’ai découvert ici des catégories sonores tout à fait surprenantes lorsque l’on pousse à certains extrêmes des modes de jeux traditionnels dans des zones qui ne sont guère accessibles à la physiologie humaine. La combinaison d’une pression exagérée d’un archet sur une corde, avec une vitesse presque nulle, produit des formes de petites gouttelettes sonores aiguës qui ne semblent a priori pas venir d’un violon. Mais c’est bel et bien d’un violon dont il s’agit. Et l’aspect le plus curieux – mais aussi le plus intéressant – de ce phénomène réside dans le fait que, malgré cette différence de son, on entend toujours une corde qui se tend sous la pression d’un frottement. Lors de cette section, j’ai utilisé un aspect très novateur du suivi de partition mis au point par Arshia Cont : le suivi continu du tempo. Les événements électroniques sont inscrits sur une partition qui adapte automatiquement son tempo sur celui, fluctuant, des instruments. Jusqu’à présent, les instruments déclenchaient des événements sonores électroniques dans un temps discontinu : une note déclenche un événement, puis une autre, etc. Dorénavant, les deux discours sont unis et fondus dans un même temps continu dont les instrumentistes ont le contrôle.

La troisième partie est une sorte d’interlude basé sur des glissandi d’harmoniques et, de ce fait, résorbe la « tensio » de la section précédente. Il suffit, en effet, d’effleurer les cordes pour produire ces harmoniques.

À partir de la quatrième section de la pièce, intervient un nouveau système de synthèse sonore dont j’avais eu l’intuition depuis plusieurs années sans toutefois trouver le moyen de le réaliser. Je désirais, depuis longtemps, composer une musique électronique dont les sons ne seraient plus prévus en amont, mais déduits de l’analyse des sons instrumentaux au moment du concert. J’avais élaboré des situations approchant cette idée dans Pluton mais de façon encore réduite. C’est finalement Miller Puckette qui m’offrit la solution. Chaque son instrumental joué est analysé dans sa hauteur et sert à la construction de sons complexes, inharmoniques, dont la densité varie suivant le rapport des sons instrumentaux. Ainsi, lorsque tous les instruments sont à l’unisson, la musique de synthèse s’accorde à eux, et lorsqu’ils jouent des sons différents, on perçoit une musique très dense, faite de blocs sonores parfois très compacts, qui épouse cependant les évolutions des parties instrumentales. On entend donc toujours en filigrane ce que jouent les instruments dans le discours, parfois chaotique, de la musique de synthèse. La grande variabilité de cette musique, inharmonique et non tempérée, inclut celle des instruments « tempérés » comme une trace dans une matière sonore en déflagrations.

Ce procédé court tout au long de la cinquième partie qui réintroduit les grammaires sonores génératives du début. Cette section se termine par une petite « passacaille » suivie de dix variations dont le motif est issu d’une de mes anciennes compositions : la Passacaille pour Tokyo pour piano et ensemble.

La sixième section termine ce grand développement en introduisant une voix supplémentaire. Un nuage de pizzicati en mouvement perpétuel (basé sur le principe probabiliste des chemins markoviens) va se déployer sur les hauteurs qui constituent les sons inharmoniques dérivés de ce que jouent les instruments. Ainsi toute une série de strates musicales naît du quatuor à cordes par déductions successives. Il s’agit d’un lointain avatar de la vieille théorie de Rameau qui déduisait l’harmonie – et de là, les mouvements mélodiques qui lui obéissaient – du principe de résonance naturelle. Ici, ce sont les instruments qui engendrent des « inharmonies » qui, à leur tour, engendrent des mouvements mélodiques.

Pour la septième section, j’ai utilisé le principe des « toupies sonores » que j’avais utilisées dans mon opéra K... et, plus récemment, dans Partita I pour alto solo et électronique. Je l’ai cependant considérablement affiné. Les instruments projettent des sons qui tournent à une vitesse correspondante à l’intensité des sons instrumentaux. Mais lorsqu’elles vont se stabiliser, les rotations de ces toupies seront en rapports harmoniques les unes avec les autres. Ainsi deux sons de même hauteur tourneront à la même vitesse et se fondront l’un dans l’autre, tandis que deux sons de hauteurs différentes tourneront à des vitesses « harmoniques » correspondantes à leur relation d’intervalle.

La huitième et dernière section est consacrée au seul premier violon. Il se comporte comme un magicien qui jongle avec différents éléments que l’on a entendus dans toute l’œuvre et fera tourner une toupie, très haut dans l’espace, très loin de lui. La corde tendue est devenue un fil invisible qui, par de là les distances, reliera le musicien sur terre à un être sonore qui communiquera avec lui. Une « tensio » sera toujours à l’œuvre.

Je voudrais remercier tout d’abord Gilbert Nouno qui m’a assisté dans la composition de ce quatuor et qui a mis au point tous les programmes permettant de donner vie à ces expérimentations diverses. Mes remerciements vont également à Arshia Cont, dont les recherches ont permis de franchir un grand pas dans la réunion des musiques acoustiques et électroniques, à Matthias Demoucron pour son programme de synthèse par modèle physique, à Nicola Montecchio pour sa participation dans la phase de recherche du suivi de partitions, à Miller Puckette pour l’invention du système de synthèse 3F, ainsi qu’aux membres du Quatuor Diotima qui ont prêté leur concours à toutes ces expérimentations.

Tensio est dédié à mes amis Francoise et Jean-Philippe Billarant en hommage à leur opiniâtreté à demeurer parmi les rares mécènes privés aidant la création musicale.

Philippe Manoury, programme de la création, Ircam, le 17 décembre 2010.