Raphaël Cendo (1975)

Introduction aux ténèbres (2009)

pour voix de basse, contrebasse solo, 13 musiciens et électronique

œuvre électronique, Ircam

  • Informations générales
    • Date de composition : 2009
    • Durée : 45 mn
    • Éditeur : Billaudot, nº GB8734-O
    • Commande : Françoise et Jean-Philippe Billarant et Ictus
    • Dédicace : à Françoise et Jean-Philippe Billarant
    • Livret (détail, auteur) :

      Apocalypse de Jean

Effectif détaillé
  • solistes : 1 basse solo, 1 contrebasse
  • 1 clarinette basse, 1 tubax (saxophone contrebasse) (aussi 1 saxophone soprano), 1 basson (aussi 1 contrebasson), 1 cor, 1 trombone, 1 tuba, 2 percussionnistes, 1 piano, 4 violoncelles

Information sur la création

  • Date : 18 octobre 2009
    Lieu :

    Donaueschingen


    Interprètes :

    Romain Bischoff : baryton, Nicolas Crosse : contrebasse, l'Ensemble Ictus, direction : Georges-Élie Octors.

Information sur l'électronique
Information sur le studio : Ircam
RIM (réalisateur(s) en informatique musicale) : Grégory Beller
Dispositif électronique : dispositif électronique non spécifié

Titres des parties

  1. Prologue
  2. Premier chant _ révélation 8
  3. Interlude 1
  4. Deuxième chant _ révélation 4
  5. Interlude 2
  6. Troisième chant _ révélation 13
  7. Épilogue

Note de programme

Écrit entre 90 et 100 après Jésus-Christ, l’Apocalypse de Jean (Apocalypse étant la transcription d’un terme grec signifiant mise à nu, enlèvement du voile ou révélation) prophétise sur ce qui est arrivé, sur ce qui arrive et sur ce qui doit arriver. L’apocalyptique est un genre littéraire particulièrement développé dans l’Ancien Testament (livre de Daniel) et dans les livres apocryphes du Nouveau Testament par Daniel, Pierre, Élie et Moïse notamment.

Ainsi, l’Apocalypse de Jean décrit la fin des temps et se conclut par la vision d’une Jérusalem céleste (le royaume de Dieu) qui remplacerait pour toujours les royaumes terrestres. L’écriture hautement symbolique de ce texte a ouvert la voie à une multitude d’interprétations, notamment la thèse idéaliste qui y voit un combat entre le bien et le mal, et la thèse futuriste qui y voit une peinture des événements à venir, une prophétie. Contrairement aux idées reçues, si le royaume de la bête – Satan – doit survenir, ce n’est que pour mieux préparer l’arrivée du royaume de Dieu sur terre. L’Apocalypse est le texte le plus controversé des Écritures. Il a vu le jour à une époque où la religion était intimement liée à la politique ; il est traversé par des visions de désastres et des descriptions d’une grande cruauté. Ce texte fut tout d’abord destiné à soutenir la communauté chrétienne en temps de grande persécution et à prédire la ruine de l’Antéchrist (terme désignant « un imposteur, un groupe ou une organisation qui tenterait, peu avant la fin du monde, de mettre en place une religion opposée à celle de Jésus-Christ »). Il circula tout d’abord, secrètement, dans un langage symbolique et chiffré. Mais l’Apocalypse évoque également toute l’histoire de l’humanité ; il s’affirme comme une prophétie contre Rome et l’empire romain persécuteur et en faveur de l’Église chrétienne destinée à le remplacer.

La question de l’apocalypse chrétienne renvoie à notre propre apocalypse (mais débarrassée de toute connotation religieuse), à celle de notre communauté, mais aussi à celle de notre propre vie. Quel voile voulons-nous lever ? Quelles heures sombres nous attendent ? Et quel est aujourd’hui cet empire à détruire ?

Introduction aux ténèbres se structure en trois chants chantés en latin, issus des vingt-deux révélations de l’Apocalypse de Jean, sans suivre l’ordre chronologique du livre. La pièce débute par un prologue et se conclut par un épilogue ; le prologue se situant avant la parole (prologos) et l’épilogue, après (epilogos). Ces deux parties portent en elles des restes de granulation électronique de la voix, comme des décombres d’une langue à tout jamais perdue.

Premier chant – révélation 8

« Il se fit un silence dans le ciel d’environ une demi-heure. »
Ce sont les sept trompettes des anges qui annoncent le déluge, le feu, la grêle, le sang et la mort sur terre. Le texte, d’une vision horrible et d’une violence inouïe, est traité musicalement à contre-courant. La musique n’est plus qu’un écho d’un monde évanoui.

Deuxième chant – révélation 4

« Monte ici que je te montre ce qui doit arriver par la suite. »
La raison de la non chronologie du texte réside dans le fait que je voulais placer la description du royaume de Dieu au centre de la pièce. Ce deuxième chant est une description terrifiante du royaume des cieux – bien plus que celle du royaume de Satan. On y croise « quatre vivants constellés d’yeux par-devant et par-derrière » et le champ lexical est celui de la lumière. La musique se focalise sur des sons suraigus, seuls moments lumineux de l’œuvre.

Troisième chant – révélation 13

« Alors je vis surgir de la mer une Bête ayant sept têtes et dix cornes, sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des titres blasphématoires. »
Il s’agit d’une description du règne de Satan sur terre. On y croise « une bête ressemblant à une panthère, avec les pattes comme celles d’un ours et la gueule comme une gueule de lion », « une bête avec deux cornes comme un agneau, mais parlant comme un dragon ». C’est le règne de l’adoration du mal, du blasphème et du chiffre du diable, le 666. Le dispositif musical est essentiellement constitué d’instruments graves, où la contrebasse solo tient une place particulière. En plus de son rôle soliste, elle a une fonction plus énigmatique qui double étrangement la voix. Dans son rôle concertant, elle se démarque du reste de l’ensemble par un jeu très énergique et virtuose, par des techniques de jeux extrêmes et par l’utilisation de gestes instrumentaux précis. Dans le deuxième cas de figure, la contrebasse est en dialogue constant avec la voix. On peut définir son rôle comme la part maudite du texte, comme une deuxième interprétation de la voix. L’écriture de la contrebasse recherche alors à fusionner avec la voix en suivant ces inflexions. Le rôle de la contrebasse est donc primordial dans la pièce, car elle fait le lien entre l’ensemble instrumental et le texte.

Le travail d’écriture que j’ai mené se focalise sur ce que j’appelle « l’infrasaturé ». Par rapport à mes œuvres précédentes – qui proposent un travail sur une saturation totale dont l’énergie est le moteur –, ce qui prédomine ici est plutôt un univers dévasté par une trop grande énergie et dans lequel il ne reste qu’une survivance fantomatique de ce qui a été. L’« infra-saturation » est un monde où il ne reste plus que le passage lointain des flammes, un monde de cendres, l’évocation d’une énergie considérable. C’est le règne des lieux hantés par les déchirements du passé et plongés dans des nuits infinies. C’est, comme le dit Georges Didi-Huberman à propos de la bombe d’Hiroshima dans son livre Génie du non-lieu : « L’empreinte de l’échelle, cette précise pulvérisation, cette forme cendre d’un objet détruit par le feu, se situe à la frontière exacte de deux états de choses extrêmes : d’un côté, l’éclair gigantesque faisant exploser tout le ciel et de l’autre, la grisaille gigantesque faisant étouffer toute la terre. Fil fragile tendu entre le règne du feu et celui de la cendre. » Le concept de saturation porte en lui la notion d’excès. L’excès de sons et l’excès d’informations portés jusqu’à épuisement ouvrent la voie à de nouvelles pistes sur le travail du timbre. En deçà de la saturation mais toujours portée par elle, l’« infra-saturation » n’est que l’évocation de ses propres Ténèbres, l’avènement d’une énergie noire, une descente aux enfers de sa condition saturée.

Je voudrais remercier l’ensemble Ictus pour son aide précieuse, Romain Bischoff pour le travail de recherche que nous avons fait ensemble et Grégory Beller. Je remercie également les personnes qui ont soutenu ce projet.

Raphaël Cendo.